Dans l’éducation classique vietnamienne comme chinoise, toute personne instruite était plus ou moins poète et écrivain, car la littérature était excessivement privilégiée. Mais on ne s’en faisait pas une profession, encore moins n’avait-on l’idée de vivre de ce métier. Le lettré qui ne réussissait pas aux concours pour devenir mandarin et faire profiter toute la grande famille des privilèges de sa fonction, se contentait de vivre aux crochets de sa femme qui peinait au travail manuel de toutes sortes ; de nombreux mandarins étaient d’ailleurs dans la même situation car les privilèges de la fonction publique étaient souvent non matériels. Ce rappel est pour souligner comment cela représentait un changement radical quand une femme devenait écrivaine ou poétesse professionnelle et qu’elle en recevait un salaire lui permettant d’aider matériellement sa famille. La différence entre un salaire de fonctionnaire – que ce soit dans l’enseignement ou dans d’autres professions – et un revenu d’artiste est la même pour les deux sexes. Les hommes-poètes en cette période de transition vivaient souvent dans la misère, tellement leurs revenus étaient irréguliers et modestes par rapport à leurs talents encore non reconnus à leur propre valeur. Mais la misère matérielle des hommes de lettres était due aussi en grande partie à la vie relâchée qu’ils menaient souvent : chanteuses et prostituées, jeux, opium et alcool étaient des plaisirs auxquels beaucoup d’entre eux ne savaient pas résister. Quant aux poétesses, si elles n’arrivaient pas à vivre de leur plume, c’était davantage faute d’une reconnaissance sociale suffisamment forte vis-à-vis de la profession et d’autant moins des femmes exerçant cette profession. Le cas de la poétesse et écrivaine Anh Tho est significatif à plusieurs égards.
Son père, un lettré de la dernière génération, ne supportait pas de la voir écrire des poèmes. Il brûla le manuscrit des poèmes qu’elle avait rédigés à partir de douze, treize ans ; à la première récidive, il lui faisait s’allonger et allait la battre quand la servante se coucha sur elle pour la protéger ; mais à la deuxième récidive, la poétesse fut effectivement fouettée parce que sa désobéissance mettait le père autoritaire dans une colère folle. Le père se servit jusqu’au souvenir de la mère décédée – devant l’autel des ancêtres, il brûla un bâton d’encens pour invoquer l’âme de la défunte – comme une pression sentimentale pour lui faire promettre de ne plus envoyer ses poèmes aux journaux. « Ce monde de la presse est rempli de débauchés que notre morale familiale ne saurait tolérer », affirma-t-il. Anh Tho promit, mais ensuite changea continuellement de nom de plume pour continuer à publier ses créations poétiques, sans aucun avantage matériel en retour. Jusqu’au jour où elle tomba sur l’information concernant des prix littéraires proposés par le groupe Tu luc. Désireuse de s’affirmer, la jeune fille de vingt ans composa dans le seul mois qui lui restait trente poèmes, un par jour, protégée par la concubine de son père et toute une escouade de ses plus jeunes frères et sœurs postés le long de l’escalier pour donner l’alarme quand le chef de famille se réveillait de sa sieste.
Le recueil Buc tranh quê (Tableaux rustiques) lui rapporta un accessit dans une sélection où aucun candidat ne gagnait de prix. Les trente dong 1082 furent remis à chi Hai (grande sœur Deuxième, la concubine de son père) qui acheta des cadeaux pour chacun et chacune dans la famille, sans oublier la servante. Un ensemble blanc acquis à cette occasion servirait longtemps chaque fois que la poétesse devait apparaître en tenue de ville face au public. 1083
La reconnaissance sociale eut un effet bénéfique sur le père, qui commença à tolérer qu’elle « fasse quelques poèmes pour se divertir, comme dans les familles de lettrés d’autrefois ». Mais il n’était pas question qu’elle s’écartât de la voie toute tracée pour une jeune fille de bonne famille :
‘’ ‘« Les femmes ont besoin d’être vertueuses plutôt que talentueuses, car le talent nuit à la vertu et nous mène au malheur. Tu devras suivre l’exemple de ta mère, t’occuper du ménage et du petit commerce. Plus tard, tu auras encore à assumer la famille de ton époux. Tu ne dois pas t’adonner à la poésie romantique de nos jours, elle te fera rêvasser et ta vie sera perdue », ’sermonnait son père. Son statut social de fille d’un lettré diplômé et en fonction lui épargnait d’apparaître en public pour aller vendre du riz le long des chemins – une servante la remplaçait pour les tâches commerçantes jugées viles – mais comme la famille était dans le besoin, elle passait une bonne partie de ses journées à décortiquer, à pilonner, à cribler le riz. Elle enviait son amie Thanh Nga du cercle poétique qui, de famille intellectuelle plus fortunée et plus libérale, avait tout le loisir d’écrire. Et pourtant, elle fut toute étonnée quand Nga lui parlait d’un avenir où elle pourrait éditer ses poèmes et gagner de l’argent (voir encadré).
Ce fut la première fois où j’entendais parler d’argent à gagner à partir de la création poétique, et en plus, d’argent suffisant pour vivre. Je me sentis gênée. Je dis à Thanh Nga :
_ Comment pourrait-on vendre ce qu’on aime le plus pour de l’argent ?
Thanh Nga éclata de rire :
_ Ce qui est le plus précieux pour nous, c’est de vivre autonome. Si l’argent que nous rapporte la poésie nous le permet, quoi de plus beau ?
Mais elle soupira :
_ En fait, dans notre société, personne n’arrive encore à vivre de la création littéraire.
ANH THO 1084
Anh Tho fut cependant la première poétesse vietnamienne écrivant en quôc ngu à avoir son recueil édité par les bons soins du groupe Tu luc aux prestigieuses éditions Notre temps (Doi nay) en 1941. Ses mémoires racontent longuement son émotion quand elle alla à la maison d’édition pour signer ses livres, quand elle fut accueillie avec bienveillance par le directeur de la maison d’édition et chef de file du groupe Tu luc, le romancier Nhât Linh, qui utilisait avec courtoisie et considération le mot d’adresse “auteur” à son égard. Mais ce qui fut encore plus important et changea radicalement sa place et son statut dans la famille, ce fut que les trois cents dong gagnés avec l’édition des Tableaux rustiques servirent entièrement à payer l’avocat de son père. Celui-ci était en effet impliqué dans un procès par suite du reniement d’une épouse secondaire. Profitant de son statut de Hanoïenne 1085 , celle-ci avait intenté contre lui un procès où il risquait de perdre tout son héritage. Le revenu que lui rapporta son premier ouvrage édité permit à Anh Tho de sauver toute la grande famille. Il n’en fallait pas moins pour que son statut de “femme qui gagnait de l’argent” fût définitivement reconnu. Elle fut même autorisée à aller à Ha Nôi se faire journaliste professionnelle, sur l’invitation du rédacteur en chef du périodique Dông Tây (Est Ouest). Ce fut certes non sans réticence de la part de son père. Mais Anh Tho ressentit bien le tournant que cela représentait pour sa vie (voir encadré).
Le lendemain, c’est une journée historique de ma vie. Du seuil du foyer, je suis sortie pour intégrer la société. Mon cœur est rempli d’allégresse et de fierté. Ce dont j’ai rêvé depuis tant d’années est enfin réalisé. J’ai la liberté d’écrire des poèmes, j’ai la liberté d’aller à Ha Nôi faire du journalisme. Une provinciale, peu instruite, ayant peu d’expérience dans l’écriture, comment aurais-je pu connaître ce jour, si je n’étais dotée d’une confiance en moi-même et n’avais en silence consacré des efforts laborieux pour m’instruire et m’élever ?
ANH THO 1086
Son père ordonna même de lui acheter un bon petit déjeuner car « la personne qui travaille doit bien manger pour avoir la force de travailler », dit-il. En fait, c’était surtout le statut de poétesse, d’écrivaine, de journaliste professionnelle qu’elle obtenait, car le revenu quotidien de ceux et celles qui exerçaient ces métiers ne suffisait guère à les faire vivre.
Monnaie vietnamienne.
D’un quai du fleuve Thuong…, op. cit., p. 19-48.
D’un quai du fleuve Thuong…, op. cit., p. 73.
Selon un ordonnance signée par l’empereur Dông Khanh en 1888, Ha Nôi est reconnue concession française ; son territoire est empiété sur la province avoisinante de Ha Dông pour constituer une Délégation spéciale en 1942. Comme l’a analysé Philippe Papin, « à l’exception du domaine politique, les Hanoïens étaient donc protégés par la loi ». Voir P. PAPIN, Histoire de Hanoi, Fayard, Paris, 2001, 404 p., p. 225-234.
D’un quai du fleuve Thuong…, op. cit., p. 141.