Origine française du concept et traductions-adaptations

Il nous semble confirmé que les initiateurs et initiatrices de ce concept au Viêt Nam pensaient sans doute le féminisme à partir du terme français, et qu’ils-elles ont ensuite essayé et utilisé plusieurs traductions-interprétations vietnamiennes selon le contexte du discours ou en jouant sur les nuances que chacun-e souhaitait donner à ce concept, bien évidemment nouveau et novateur.

Nguyên Thi Kiêm elle-même donna cette précision en évoquant sa conférence intitulée : « La journée d’une féministe » 1311 . La traduction française – ou plutôt le terme original du concept forgé par elle en vietnamien – fut donnée entre parenthèses par l’auteure, qui s’expliqua :

‘’ ‘« Nous avons cherché un terme vietnamien vraiment approprié pour traduire féministe 1312 , mais ne l’avons pas trouvé, faute de talent sans doute. Nous nous sommes par conséquent contentée de tân tiên. Or quelques collègues nous en ont félicitée, car tân tiên est plus modéré, n’est pas ronflant et conflictuel comme libération ou égalité de droit, que les messieurs n’apprécient guère. Oui, c’est vrai que tân tiên est léger et n’exprime pas suffisamment l’idée de féministe. Tân veut dire nouveau, tiên progressiste, c’est plutôt l’idée de moderne ou d’émancipée. C’est pour cela que d’autres personnes m’ont critiquée après la conférence, elles croyaient que les féministes étaient des jeunes filles modernes seulement dans la forme, nouvelles seulement en apparence.’ ‘Alors, que veut dire tân tiên, dans le vrai sens du concept de féministe ?’ ‘Ce concept désigne celles qui comprennent et examinent bien la situation et le rôle des femmes dans la société puis s’engagent à défendre leurs droits et leurs intérêts, elles qui depuis toujours ont été opprimées, qui se proposent à les guider, à les encourager et à promouvoir des progrès, de manière à ce que le niveau de vie des femmes, au point de vue matériel et intellectuel soit à l’égalité des hommes dans la société. » 1313

L’interprétation de Nguyên Thi Kiêm n’était pas la seule possible. Le terme féminisme était mis entre parenthèses pour exprimer d’autres traductions-interprétations ; ainsi celle de Trinh Dinh Ru, qui le traduisait par « thiên trong nu gioi », privilégier le genre féminin. C’était pour lui une tendance extrémiste, qu’il se représentait comme « une volonté d’amener les femmes à une position très élevée » 1314 . Il se défendait de promouvoir cette tendance. Développer les femmes, pour lui, ce serait développer en premier lieu leur sens de l’honneur et du devoir, pour qu’elles apportent, par leur niveau d’instruction et leur talent, leur propre contribution à la nation et à la société, leur vertu n’en serait que relevée.

Dans Sô do (Le veinard), roman satirique de Vu Trong Phung, Féminisme (Nu quyên, droit des femmes) fut donné comme nom à un costume européanisé 1315 , que le vendeur présentait à sa cliente avec le commentaire explicatif : « une féministe, c’est une femme qui terrorise toujours son mari » 1316 . Toujours pour ironiser un certain type de modernisme considéré comme excessif et ridicule, voire immoral, Vu Trong Phung a créé un personnage qu’il décrivait comme un étudiant de l’Ecole des Beaux-Arts. Celui-ci travaillait comme tailleur-styliste spécialisé dans le vêtement féminin et signait ses articles dans la presse par le sigle TYPN (Tôi yêu phu nu, J’aime les femmes), lequel pourrait se traduire aussi par féministe. Dans le chapitre suivant consacré aux hommes féministes, nous reviendrons sur cette prise de position de Phung, apparemment antiféministe mais qui défendait avec ferveur le droit des femmes à la dignité et au bonheur.

Pour traduire “féministe”, Kiêm a utilisé plus d’un terme vietnamien au cours de ses conférences. Le 8 mai 1934, dans une conférence prononcée au siège de l’Association Quang Tri (Larges connaissances) à Huê, intitulée « L’opinion masculine vis-à-vis des féministes » 1317 , elle parlait de « la catégorie des femmes modernes (hang phu nu tân tiên) », des « femmes avancées et progressistes (chi em tiên tiên) », d’un « groupe de femmes modernes (môt bon nu luu tân tiên 1318 ) », autant de périphrases qu’il nous semble permis de traduire tous par – ou plus exactement de remonter au terme original « féministes ». L’objectif de ces femmes modernes, dit-elle, était de « pratiquer le culte du féminisme (tho chu nghia phu nu 1319 ) ». Dans d’autres circonstances, elle parlait également de chu nghia dan ba (féminisme) ; phu nu étant le terme sino-vietnamien, donc plus recherché, et dan ba, le terme vietnamien, plus usuel, pour femmes. Remarquons que le néologisme chu nghia phu nu fut constitué sur le même type que d’autres théories émergentes à l’époque telles que chu nghia công san (communisme), chu nghia cân lao (travaillisme). Un autre terme était souvent utilisé pour féminisme : nu quyên ou phong trao nu quyên (droit des femmes, mouvement du droit des femmes). Il apparaissait sur les colonnes de Phu nu tân van et de Phu nu thoi dam (Chroniques de femmes) dès leurs premiers numéros. Les féministes étaient désignées par la périphrase « celles qui se mobilisaient pour le droit des femmes (nguoi vân dông nu quyên) ». Un article de Phu nu tân van sur les Indiennes fut illustré d’une photo de madame Gandhi travaillant sur un métier à tisser traditionnel, avec une note dans la légende : « madame Gandhi est une féministe (nguoi vân dông nu quyên) fervente, c’est pour cela qu’elle veut restaurer le tissage, afin de donner un métier aux femmes » 1320 .

Dans une conférence, Nguyên Thi Kiêm, en évoquant une histoire de l’évolution des femmes vietnamienne qu’aurait rédigée un lettré confucéen imagina avec humour ce passage :

‘« Au 20ème siècle, apparaissent un certain nombre de personnes étranges parmi les Vietnamiennes ! Elles sortent de leurs chambres, contrairement aux rites. Elles vont à l’école, au travail comme les hommes. Elles sont libres de marcher, de s’arrêter, de parler, de rire, de s’exposer au public pour jouer au tennis et au football, de créer des associations, de discuter devant la foule. Elles ont vraiment la témérité de vivre comme des hommes ! » 1321

« C’est vrai, chers frères et sœurs, confirma Kiêm, nous les féministes sommes comme cela, la critique provient des gens qui sont effectivement obsolètes. » Une féministe était simplement, dit-elle, « une femme nouvelle, qui suivait le courant social des temps modernes actuels ». Et la conférencière ne se priva point d’ajouter :

‘’ ‘« Comme les temps modernes sont ceux des automobiles, des machines, des trains, des avions, ces femmes qui non seulement sont nouvelles (tân) mais aussi avançant (tiên) au rythme de leur temps, feront-elles de longs sauts et des bonds hardis, au risque de s’attirer des accidents (en français dans le texte) ? Avec des soucis de ce genre, des termes tels que droit des femmes (nu quyên), libération (giai phong), si désuètes soient-ils, ont encore la force étrange de faire sursauter ces messieurs. » 1322

Comme les féministes s’affirmaient toutes des femmes modernes – même si toutes les femmes un tant soit peu modernes ne sauraient être considérées comme des féministes – en même temps que des militantes, nous avons présenté dans les chapitres précédents des représentations et des parcours de femmes modernes et/ou militantes et reviendrons dans celui-ci sur les rapports entre féminismes et modernité. Nous allons examiner de plus près quelques figures représentatives de féministes, dans la fiction et dans la réalité, la ligne de partage n’étant pas tout à fait imperméable, car les fictions s’inspiraient souvent des réalités.

Notes
1311.

NGUYÊN THI KIÊM, « Môt ngay cua môt nguoi dan ba tân tiên (La journée d’une féministe) », conférence prononcée le 8/9/1934 à Ha Nôi, reproduite dans Phu nu tân van, n° 259, 20/9/1934 et dans L’écrivaine Nguyên Thi Manh Manh, op. cit., p. 106-116.

1312.

Les termes français en italique sont en français dans le texte.

1313.

« Co nên tu do kêt hôn không? (Faut-il promouvoir le mariage libre?) », conférence de Nguyên Thi Kiêm à Nam Dinh le 3/11/1934, texte reproduit dans L’écrivaine Nguyên Thi Manh Manh, op. cit., p. 117-131.

1314.

TRINH DINH RU, « Nu gioi cân phai duoc khai hoa (On doit développer [l’esprit] des femmes) », Phu nu tân van, n° 12, 18/7/1929, p. 5-6. Voici la définition de khai hoa par Dao Duy Anh : « Un peuple encore à l’état barbare qui se développe progressivement pour accéder à la civilisation, est dit khai hoa (civiliser, développer) », Dictionnaire sino-vietnamien, op. cit., T. I, p. 442.

1315.

L’auteur ironisa en donnant comme nom au magasin de mode Âu hoa, Européanisation. Les costumes y portaient des noms comme : Promesse, Conquête du cœur, Adolescente, Puberté, Conquérante… Comme leurs noms l’indiquaient, ils mettaient tous l’accent sur la puissance de séduction du corps féminin.

1316.

VU TRONG PHUNG, Sô do (Le veinard), éd. Hôi nha van, Hô Chi Minh Ville, 2006, 304 p., p. 54.

1317.

NGUYÊN THI KIÊM, « Du luân nam gioi dôi voi phu nu tân tiên (Opinion masculine vis-à-vis des féministes) », conférence prononcée le 8/5/1934 à Huê, reproduite dans Phu nu tân van n° 243, 24/5/1934 et dans L’écrivaine Nguyên Thi Manh Manh, op. cit., p. 97-106.

1318.

Remarquons que tân nu luu (femme moderne) était déjà utilisé par Pham Quynh, rédacteur en chef de Nam Phong (Vent du Sud) dès 1924, comme il le rappela lui-même dans sa réponse à Phu nu tân van. Voir « La réponse de monsieur Pham Quynh », Phu nu tân van, n° 3, 13/6/1929, p. 9-10.

1319.

D’autres auteur-es, également sur les colonnes de Phu nu tân van, utilisèrent phu nu chu nghia (structure sino-vietnamienne plus classique) pour féminisme dès les premiers numéros de ce périodique.

1320.

V.A. « Dan ba Ân Dô (Les Indiennes) », Phu nu tân van, n° 98, 3/9/1931, p. 10-12.

1321.

NGUYÊN THI KIÊM, « L’opinion masculine sur les féministe », conférence à Huê le 8/5/1934, texte reproduit dans L’écrivaine Nguyên Thi Manh Manh, op. cit., p. 99.

1322.

NGUYÊN THI KIÊM, « La journée d’une féministe », conférence à Ha Nôi texte reproduit dans L’écrivaine Nguyên Thi Manh Manh, op. cit., p. 108.