Celles qui ont transgressé les limites de leur génération et passé le flambeau

La première, ou les premières générations furent celles qui avaient été actives dans le mouvement des nouveaux lettrés du début du 20ème siècle, celle des épouses des lettrés révolutionnaires et celle de leurs filles, dont des institutrices dans les écoles duy tân (modernistes). Si les épouses se contentaient de se sacrifier en silence pour laisser leurs maris poursuivre leur entreprise anticolonialiste 1360 , les plus jeunes se consacraient elles-mêmes et/ou se réinvestissaient dans leurs progénitures à qui elles repassaient le flambeau d’une manière ou d’une autre. Au lieu de continuer tranquillement sa carrière d’orfèvre dans la boutique familiale, Dô Thi Tâm, la fille de Dô Chân Thiêt 1361 , participa aux activités du Parti national de Nguyên Thai Hoc et y trouva la mort glorieuse. La mère de Nguyên Van Huyên, par contre, fortement influencée par l’école Dông Kinh 1362 , se dévouait à encourager et à permettre des études poussées à ses enfants et petits-enfants afin de les doter d’une profession moderne 1363 . Ce fut ainsi que Huyên et son frère Huong furent envoyés en France, l’un pour des études de lettres et l’autre des études de droit; que l’une de ses sœurs devienne la première jeune Hanoïenne à être diplômée de l’Ecole Supérieure de Pédagogie et l’une des premières professeures de lycée. En plus de la qualité dam dang traditionnelle, la modernité de cette dame consistait à s’occuper d’abord de la carrière professionnelle des enfants du premier lit et de les équiper chacun d’une maison avant d’en acheter une autre pour son fils Huyên ; à être plus indulgente pour ses brus que pour ses filles et petites-filles ; à tolérer la différence de religion dans le couple de son héritier 1364 , etc. Son influence était dominante dans la personnalité intellectuelle et morale des membres de sa grande famille, y compris son fils Nguyên Van Huyên et sa bru Vi Kim Ngoc, celle-ci lui vouait une très grande admiration. Seul le manque de moyen, pense-t-on, devait l’amener à favoriser les études pour ses filles dans une bien moindre mesure que pour ses fils, même si elle leur permettait à toutes d’avoir un métier et d’assurer ainsi leur autonomie financière. Selon le témoignage de Nguyên Hiên Lê, après la fermeture de l’école Dông Kinh et la répression coloniale du mouvement Duy tân (Renouveau), l’influence révolutionnaire restait longtemps vivace : « partout on entendait les enfants apprendre le quôc ngu et les mères chanter en guise de berceuse les chants patriotes de cette “école pour la juste cause” (nghia thuc) » 1365 . On ne peut pas encore cerner combien de femmes (et d’hommes) avaient dans leur jeunesse pris connaissance de cette littérature moderniste et féministe du début du siècle, et plus particulièrement de ses interpellations au genre féminin. Mais le fait est qu’un nombre important d’intellectuel-les qui s’affirmèrent dans la génération suivante ont témoigné combien ils devaient à l’éducation maternelle ou à l’influence bénéfique d’autres femmes de la famille qui les avaient prédisposé-es à l’ardeur patriotique et moderniste.

Notes
1360.

Si l’on en croit Nguyên Hiên Lê, beaucoup de lettrés patriotes, quand ils se dévouaient à la lutte anticolonialiste, devaient vivre dans la clandestinité ou s’exiler à l’étranger, laissant leurs épouses et leurs progénitures dans la misère matérielle, qui entraînait souvent la déchéance intellectuelle des enfants qui n’avaient plus les moyens de poursuivre leurs études. Il cite l’exemple des familles de Phan Bôi Châu, Nguyên Quang Diêu et Vo Hoanh. Voir Mémoires de Nguyên Hiên Lê, op. cit., p. 133-134.

1361.

Lettré moderniste actif dans le mouvement Duy tân du début du 20ème siècle. Voir supra chapitre VI, sous-chapitre I.2.

1362.

Voir supra chapitre VI, sous-chapitre I.1 : « Les femmes dans le mouvement révolutionnaire des “nouveaux lettrés” » et chapitre VII, sous-chapitre I.2.1.1 : « Les nationalistes et la question des femmes ». La fille de Nguyên Van Huyên reproduit dans ses mémoires des poèmes du mouvement Duy tân (Renouveau) qui lui avaient été transmis oralement par sa grand-mère paternelle. Parmi ces poèmes, le premier est une variante de celle que nous avons présenté supra ; les derniers sont intitulés Khuyên hoc chu quôc ngu (Conseil d’apprendre le quôc ngu) et Khuyên nguoi di hoc xa (Conseil à ceux qui partent au loin pour les études). Voir A la suite du pas de notre père, op. cit., p. 28-29.

1363.

Ayant perdu son mari quand le dernier enfant n’avait que 18 jours, cette veuve a pris en charge une descendance nombreuse et 15 enfants et petits-enfants, dont deux fils de la première épouse de son mari et sept enfants qui étaient les siens propres. Voir A la suite du pas de notre père, op. cit., p. 29-33.

1364.

Le fils aîné du fils aîné est dit petit-fils héritier (chau dich tôn) et occupe une place particulière dans la famille traditionnelle, notamment dans le Nord. Pour cet héritier, on est par conséquent plus exigeant quant aux convenances matrimoniales. La mère de Huyên s’est montrée exceptionnellement tolérante en laissant ce petit-fils (qui en plus, fut issu du premier lit alors qu’elle était la seconde épouse) épouser une jeune fille catholique alors qu’elle était bouddhiste pratiquante.

1365.

Mémoires de Nguyên Hiên Lê, op. cit., p. 236-237.