Les pionnières

La deuxième fut la génération de pionnières qui élevèrent effectivement l’étendard du féminisme.

Dam Phuong l’éducatrice des femmes, et des hommes

Celle qui mérite d’être reconnue comme l’une des premières féministes vietnamiennes du 20ème siècle fut contradictoirement une membre de la famille impériale vivant dans le Centre Viêt Nam, et qui n’avait jamais fréquenté l’école franco-vietnamienne : Công nu Dông Canh (1881-1947), mieux connue sous son nom de plume Dam Phuong nu su. Nous avons esquissé une brève biographie d’elle 1366 et allons maintenant présenter plus particulièrement ses pensées et activités féministes.

Dam Phuong prit très tôt et résolument le parti des femmes. Dans la préface à Discussion sur l’éducation familiale, elle débuta par la remarque suivante : « Conformément au courant mondial, il émerge récemment dans notre société la question de la libération des femmes, qui laisse perplexes ceux qui se préoccupent des problèmes sociaux. » A ceux qui proposaient une libération commune aux deux sexes, elle répliqua :

‘’ ‘« Même si nous sommes dans la même situation, il faut savoir que la psychologie et les caractères des femmes diffèrent beaucoup des hommes, et notamment en ce qui concerne la manière de subir l’influence de l’ancienne culture, les deux sexes sont très éloignés l’un de l’autre. (…) Si l’on promeut la libération seulement dans l’optique masculine, je suis sûre que seule une minorité de femmes en bénéficiera, alors que l’ensemble du genre féminin (nu gioi) demeurera dans l’ancien régime, ce ne sera pas une vraie libération. » 1367

La vraie libération, à son avis, devait passer par l’éducation et la professionnalisation. Une éducation qui commençait dès le moment où le fœtus grandissait dans le ventre de sa mère, professait Dam Phuong en reprenant à son compte le concept traditionnel de thai giao (éducation pendant la grossesse de la mère) 1368 . Aussi bien le garçon que la petite fille, dit-elle, devaient être éduqués moralement, intellectuellement et physiquement. Dans ses écrits elle développait les contenus, les thèmes à traiter dans l’éducation des filles car ce volet était souvent négligé, remarquait-elle. Elle dénonçait cette négligence comme une erreur fatale au bonheur de la famille que la jeune fille serait amenée à fonder, mais aussi désastreuse pour l’avenir du pays, pour la préservation des bonnes mœurs. Elle s’insurgeait contre l’inégalité et l’oppression

‘’ ‘« Ceux qui manquent de générosité le restent, indépendamment de leur niveau d’instruction. Même s’ils ont lu des dizaines de milliers de livres, ils s’obstinent toute une vie à s’accrocher à leur préjugé, personne ne peut changer leur esprit obtus ; et tant qu’on ne peut pas le faire, on n’accédera jamais à la justice. Si l’on ne parvient pas à résoudre le problème de l’éducation féminine, c’est à cause de ces gens qui s’obstinent dans leur idée préconçue, qui critiquent sans réfléchir ; si cet esprit routinier perdure, c’est parce que l’oppression n’est pas encore anéantie dans leur sang. » 1369

Si l’éducatrice s’acharnait à inculquer aux femmes une instruction suffisante et un métier susceptible de leur permettre l’autonomie, c’était parce que l’objectif essentiel de la libération était pour elle de réveiller chez les femmes le sens de la dignité et de la responsabilité. Dam Phuong, la présidente fondatrice de l’Association éducative professionnelle pour les femmes (NCHH) définit la raison d’être de son Association :

‘’ ‘« (…) L’habitude chez nous les femmes de nous reposer sur les autres (y lai) est si ancrée qu’elle en est devenue maladive. Elle est à l’origine de l’esclavage. Si l’on souhaite valoriser les droits des femmes, il faut commencer par retrouver la dignité féminine ; pour ce faire, il faut nous attaquer en premier lieu à cette maladie.’ ‘Quel remède ?’ ‘Il s’agit du premier objectif important de notre association. Le remède consiste à pourvoir les femmes d’un esprit d’autonomie au moyen de la professionnalisation, dans le cadre d’une union harmonieuse entre la moralité orientale et la connaissance occidentale. L’objectif suivant est de s’unir pour défendre nos droits et intérêts. » 1370

Malgré des éloges chaleureux, les biographes de Dam Phuong se sont sentis obligés – sans doute par conformisme, en fonction de cette règle tacite qui impose d’émettre des réserves concernant toutes les personnalités non communistes – de lui reprocher certaines « limites », dont par exemple celle de lutter pour l’émancipation des femmes et l’égalité des genres sans évoquer la lutte anticolonialiste ou celle de trop « chanter les louanges » des écoles pour jeunes filles des « colonialistes français sans se rendre compte de leur objectif de former des valets ni de leur politique démagogue » 1371 . L’amitié profonde et durable entre Dam Phuong et le grand patriote Phan Bôi Châu représente à notre avis une garantie suffisante de son positionnement vis-à-vis du colonialisme français comme de toute autre forme d’oppression ; sans compter l’engagement politique de l’ensemble de sa famille 1372  et de son entourage proche. Dam Phuong elle-même fut arrêtée et incarcérée, compromise par ses relations avec Trân Thi Nhu Mân, militante active du parti Tân Viêt communisant. L’incarcération ne dura que deux mois, mais pour une femme de sa condition sociale, il s’en fallait de beaucoup pour que les autorités coloniales en arrivent à cette mesure répressive.

En 1926, Dam Phuong fut désignée – chose exceptionnelle pour une femme, surtout dans la cité impériale de Huê – pour remplacer Phan Bôi Châu souffrant 1373 à la présidence des obsèques de Phan Châu Trinh et y proclama les sentences parallèles qu’elle avait elle-même composées à l’honneur du grand patriote moderniste. Quand elle décéda 1374 , ses admirateurs organisèrent une cérémonie commémorative où il lui fut dédié les sentences parallèles suivantes :

‘’ ‘« Avec le talent littéraire d’une nu su 1375 , [le talent] pédagogique dans l’enseignement professionnel féminin, elle est sans doute appelée par le besoin du genre féminin pour suivre les pas de Dame Trung 1376  ;’ ‘Avec la grandeur d’âme d’un homme, en tant qu’élite du Viêt Nam, cette fois-là sur le Nam giao 1377 à la commémoration [de Phan Châu Trinh], elle est montée à la tribune, représentant le respecté Sao Nam 1378 . » 1379

Dans le registre familial 1380 de la famille Nguyên Khoa 1381 , le nom de Công nu Dông Canh est suivie de son nom de plume Dam Phuong et d’une note : Co nao cach mang (A un esprit révolutionnaire). Note pertinente et élogieuse, éloge remarquable de la part d’une famille mandarinale depuis des siècles. De toutes les pionnières du féminisme vietnamien, Dam Phuong fut l’une des rares qui ait bénéficié d’une admiration unanime de sa classe sociale et des patriotes révolutionnaires du Centre Viêt Nam, ce qui en dit long sur une certaine ouverture d’esprit commune à ces deux catégories pas toujours convergentes. Elle le devait sans doute aussi à sa vaste culture, à son esprit supérieur, à ses talents dans divers genres d’écriture 1382 et à la puissance de conviction dont elle a témoigné auprès de sa famille nombreuse comme de ses relations sociales étonnamment larges et diversifiées. Dao Hung, un journaliste de Phu nu tân van, a pertinemment reconnu :

‘’ ‘« Elle est une pionnière parmi les femmes de nos jours, d’une part à cause de son âge, d’autre part à cause de son expérience et de son instruction mais surtout parce qu’elle a du cœur et un idéal de vie (tâm chi). » 1383

Notes
1366.

Voir supra chapitre VI, sous-chapitre II.2.2 : « Journalistes et éditrices ».

1367.

Introduction à Conversation courante sur l’éducation familiale, Œuvres choisies de Dam Phuong nu su, op. cit., p. 29. La première édition date de 1928, mais il s’agit d’une compilation d’articles parus une dizaine d’années auparavant.

1368.

Le concept a été forgé à partir de l’exemple de la mère d’un empereur de l’antiquité chinoise qui, pendant sa grossesse, s’était abstenue de lecture et de spectacle pernicieux, s’était toujours souciée de la droiture de ses gestes et de ses pensées, ce qui avait été, dit-on, à l’origine de l’aptitude de son fils à apprendre et à pratiquer le bien. Dam Phuong a cherché à rationnaliser l’idée, en insistant sur la relation étroite entre la mère et le bébé qu’elle portait dans son ventre et qu’elle était capable d’influencer à travers son comportement et ses états d’âme.

1369.

« La question de l’éducation féminine », in Les femmes et la famille, T. II, Œuvres de Dam Phuong nu su, op. cit., p. 107-108. En vietnamien, quand on dit que quelqu’un a quelque chose « dans son sang », cela veut dire que c’est bien enraciné, c’est intrinsèque.

1370.

Extraits dans Dam Phuong nu su (1881-1947), op. cit., p. 100. Nous suivons ici les biographes de Dam Phuong. Nhu Mân, la secrétaire de NCHH, reproduit ces mêmes paroles qui figuraient, témoigne-t-elle, dans le discours de la cérémonie d’inauguration. D’après Nhu Mân, ce discours fut prononcé en vietnamien par Dam Phuong et la traduction française par elle-même. Les trois objectifs annoncés par écrit dans l’article précité « Nu công hoc hôi ra doi (L’Association éducative professionnelle pour les femmes a vu le jour) », Trung Bac tân van, 17/5/1926, avaient été moins “subversifs” : former les femmes aux métiers (tâp luyên nu công) ; éduquer sur le rôle social et familial des femmes (phu nhon chuc vu) et ouvrir la voie à la connaissance aux jeunes adolescentes (khai dao tri thuc nu tu) ».

1371.

Dam Phuong nu su, op. cit., p. 183.

1372.

Son époux princier participa au Parlement de l’Annam (Viên Dân biêu Trung ky) et, avec l’aide de Phan Dang Luu, militant Tân Viêt qui fut par la suite l’un des dirigeants communistes, y prononça une intervention sur l’éducation. Ses fils et petits-fils furent militants actifs ou sympathisants des mouvements anticolonialistes, plusieurs ont connu la prison. Son fils aîné Nguyên Khoa Tu périt des suites de tortures subies. Nguyên Khoa Van notamment fut connu comme un « leader » dès ses années collégiennes, ensuite comme un brillant journaliste marxiste engagé. Son dernier poste fut celui de Directeur du Service d’information d’Annam sous le gouvernement Hô Chi Minh après 1945.

1373.

On ne sait si Phan était vraiment souffrant ou s’il préférait se faire remplacer pour ne pas provoquer la répression coloniale et permettre à la cérémonie de se dérouler en paix. Dans ce cas, le rôle joué par Dam Phuong (et l’opportunité qui lui fut offerte) aurait été analogue à ceux des femmes dans les deux guerres française et surtout américaine où la violence de la répression n’a pas peu contribué à les projeter au premier plan de la lutte anti-impérialiste.

1374.

Dam Phuong décéda le 10 décembre 1947 loin de chez elle, dans le district montagneux de Tho Xuân, province de Thanh Hoa. Son fils Khoa Van l’avait décidée à quitter Huê dans le vaste mouvement d’évacuer les villes occupées par les Français, à l’appel du gouvernement révolutionnaire. Ce fut la dernière manifestation de son positionnement politique. Une cérémonie commémorative en son honneur fut organisée à Huê peu de temps après à la pagode Ba La.

1375.

Mandarin-femme jouant un rôle d’historienne, voir chapitre VI, note 190.

1376.

Femme-roi, héroïne nationale vietnamienne du 1er siècle, voir supra chapitre I.

1377.

Esplanade du Sud, nom de l’endroit où se déroulait les rites de culte présidées par l’empereur, dans la Cité impériale de Huê. La cérémonie commémorative dédiée au lettré moderniste Phan Châu Trinh y fut organisée en 1926 et Dam Phuong la présida à la place de Phan Bôi Châu souffrant.

1378.

Nom de plume de Phan Bôi Châu.

1379.

L’auteur de ces sentences parallèles est Nguyên Khoa Vy, nom de plume Thao Am, un poète, neveu de Nguyên Khoa Tung, l’époux de Dam Phuong.

1380.

Les familles de lettrés tenaient un registre généalogique (gia pha) où étaient consignées les informations essentielles sur chaque membre de la famille.

1381.

Dam Phuong, née Công nu Dông Canh, était l’épouse de Nguyên Khoa Tung, une grande lignée de Huê.

1382.

Voir supra chapitre VI et en Annexe, la liste de ses œuvres.

1383.

DAO HUNG, « Ba Dam Phuong va nha Nu công hoc hôi o Huê (Madame Dam Phuong et le siège de l’Association éducative professionnelle pour les femmes à Huê) », Phu nu tân van, n° 69, 11/9/1930.