Nhu Mân, l’épouse de Dao Duy Anh, exprime dans ses mémoires une grande admiration pour Dam Phuong par qui elle reconnaît avoir été fortement influencée et généreusement aidée dans le militantisme comme dans la vie personnelle. Un fils de Dam Phuong, Nguyên Khoa Tu épousa une sœur de Nhu Mân et un autre fils, Khoa Van était très proche de Nhu Mân dans le militantisme communisant. Ce fut en 1926 à la cérémonie d’inauguration de l’Association éducative professionnelle pour les femmes(Nu công hoc hôi, NCHH) 1436 créée par Dam Phuong que Nhu Mân fit la connaissance de celui qui quatre ans plus tard devint son époux et camarade de lutte.
Dam Phuong soutenait Nhu Mân non seulement dans le cadre de NCHH mais aussi dans les activités militantes de celle-ci au sein du Parti Tân Viêt :
‘’ ‘« Selon la suggestion de Dao Duy Anh, nous devrions éditer un périodique công khai (public, au grand jour, contraire de bi mât, clandestin) pour faire de la propagande sur l’émancipation des femmes, promouvoir la lutte féministe (littéralement : la lutte pour le droit des femmes, nu quyên). Nous avons discuté et décidé de l’intituler Phu nu tung san (Collection des femmes 1437 ). Quand j’en ai fait part à madame Dam Phuong, elle a approuvé chaleureusement 1438 et promis de nous donner ses articles. » 1439 ’La journaliste confirmée écrit un éditorial dans le premier numéro de mai 1929 où, selon le témoignage de Nhu Mân,
‘’ ‘« elle analysa et critiqua la société vietnamienne et son système de la famille d’hier comme d’aujourd’hui. Elle affirma qu’avec les trois soumissions et les quatre vertus, on devait rejeter d’autres pratiques obsolètes : le droit des parents d’imposer le conjoint à leur fille, l’obligation pour la veuve de pratiquer à vie le culte de son époux comme une expression de sa fidélité vertueuse, la restriction des possibilités d’études et de travail des femmes. » 1440 ’Cette prise de position rendait un ton tout à fait différent de ce que Dam Phuong avait l’habitude d’écrire dans ses articles et ouvrages destinés à un public moins averti politiquement. Bien qu’éphémère, Phu nu tung san fut avec Phu nu tân van parmi les premiers périodiques vietnamiens véritablement féminins et féministes. Que deux descendantes de famille impériale, Dam Phuong et Nhu Mân, fussent à l’origine de cette entreprise en dit long sur le dynamisme de ces femmes issues de l’aristocratie et illustre ce que des contacts avec la culture occidentale pouvaient avoir comme effet bénéfique sur celles qui étaient élevées par leurs familles dans le respect des traditions. L’intimité longuement entretenue entre les deux femmes – jusqu’au décès de Dam Phuong – montre par ailleurs combien les générations de femmes vietnamiennes instruites se rejoignaient dans le modernisme éveillé, voire provoqué par la culture française exogène mais qui, sous certains aspects s’enracinait aussi profondément dans des valeurs endogènes partagées au sein de cette couche sociale supérieure, qui savait s’adapter aux bouleversements révolutionnaires tout en se préservant une position de sympathisante résistante à l’aliénation de soi. Le féminisme était à la fois le terrain commun approprié et la résultante de leurs actions militantes convergentes. Après la révolution d’août 1945, Nhu Mân fut successivement présidente de l’Union des femmes patriotes 1441 de Thua Thiên-Huê, présidente fondatrice de l’Union des femmes pour les œuvres sociales 1442 , puis membre du Comité exécutif central de l’Union des femmes vietnamiennes en 1950 ; mais cela n’avait plus grand-chose de commun avec son militantisme de jeunesse.
Entre Minh Khai et ses camarades plus jeunes, c’était un rapport analogue, dont nous n’avons que des traces fugitives, heureusement sauvées de l’oubli grâce à sa biographe Lê Minh. Celle-ci a réussi à interviewer des communistes qui militaient aux côtés de Minh Khai dans les années 1936-1940, des ouvrier-ères et paysan-nes pour la plupart illettré-es. Ils ont témoigné sur les séances de formation où les militant-es étaient émerveillé-es de voir et d’entendre, pour la première fois, une femme leur parler de la révolution mondiale, de l’Union soviétique. En décrivant la condition des femmes soviétiques, Minh Khai insistait sur le fait que celles-ci
‘’ ‘« étaient nombreuses à être médecins, enseignantes, à manipuler des machines, à avoir un niveau d’instruction élevé. Personne n’a le droit de battre les femmes. A travail égal, salaire égal. Les femmes travaillaient dans le gouvernement… » 1443 ’Elle leur expliquait le communisme primitif, la naissance de l’inégalité homme-femme, la lutte des classes et les techniques de la mobilisation des femmes, ainsi que les politiques de l’Internationale communiste à chaque moment. Profitant de chaque occasion d’être avec les camarades femmes pour renforcer leur connaissance théorique, pas seulement sur la révolution prolétarienne, Minh Khai expliqua à une paysanne quand elles étaient ensemble en route pour un rendez-vous :
‘’ ‘« Quoiqu’on fasse, on est toujours des femmes, on doit par conséquent avoir à cœur l’émancipation féminine. Car seule une femme comprend les infortunes des femmes, l’oppression féodale et impérialiste, la hiérarchie qui privilégie l’homme et méprise la femme (trong nam khinh nu 1444 ). Et seule une femme est capable de sensibiliser les femmes à la cause révolutionnaire et de les mobiliser avec profondeur, acuité et persévérance. La libération féminine n’est accomplie qu’avec la prise de conscience d’un grand nombre de femmes. Même quand la révolution aura réussi, l’œuvre d’émancipation des femmes devra être poursuivie… » 1445 ’Nam (Cinquième) Nuôi, une militante originaire de Hôc Môn (banlieue de Sai Gon) était enceinte quand elle accompagnait Minh Khai dans ses déplacements. Celle-ci prit le temps de lui glisser à l’oreille : « Ne te prive pas de manger pendant ta grossesse 1446 , ce ne sera pas bon pour la santé. Nous sommes des révolutionnaires, nous devons changer ces coutumes. » 1447 Une militante âgée rapporte que Minh Khai lui conseilla de « ne laisser personne menacer votre enfant si vous voulez qu’il ait un bon équilibre mental ». 1448
Une autre paysanne se souvient d’un petit incident. Avec Minh Khai elle se déplaçait dans un xe thô mô (sorte de cabriolet tiré par des chevaux, moyen de locomotion usité à l’époque). On vit en route deux femmes en train de se battre. Minh Khai dit au charretier de s’arrêter et chuchota à sa compagne : « Allez 1449 leur dire de ne pas se battre. Nous sommes toutes des femmes » 1450 . Elle lui raconta en tête-à-tête qu’une fois où elle était dans une charrette qui transportait de l’herbe pour les chevaux, le charretier essaya de la prendre dans ses bras ; Minh Khai tira ses sabots pour lui donner des coups sur la tête avant de s’en échapper pour finir son trajet à pied. Ces anecdotes montrent comment, dans la vie quotidienne qu’elle partageait avec ses camarades issues de milieux très différents de sa propre origine sociale et des expériences internationales qui avaient été les siennes, cette militante ne se lassait pas de leur inculquer et de leur faire partager ses convictions non seulement communistes mais aussi féministes.
Minh Khai organisa plusieurs cours de formation des militantes, depuis qu’elle arriva à Sai Gon jusque dans les geôles où elle attendait la peine capitale. Le premier cours en octobre 1936 à Ba Diêm 1451 réunit 18 militantes et dura quinze jours 1452 . Miên qui y participa se rappelle qu’elles discutaient des questions essentielles de la révolution, mais de manière plus approfondie sur l’oppression et l’exploitation des femmes et comment organiser la lutte contre l’oppression. Les idées développées par Minh Khai furent :
‘’ ‘« Nous devons nous solidariser pour réclamer et obtenir la liberté et l’égalité. La lutte émancipatrice du genre féminin (gioi phu nu) sera de longue haleine. Après le succès de la révolution et l’établissement du gouvernement révolutionnaire, cette lutte devra toujours se poursuivre. La hiérarchie où le masculin prime sur le féminin 1453 n’existe pas seulement dans les classes exploiteuses, elle est profondément imprégnée dans l’esprit de tout un chacun. Son expression chez les femmes est ce complexe d’infériorité 1454 et cette étroitesse d’esprit quand on est entre femmes. Les hommes, y compris les membres du Parti, ne se sont pas débarrassés des mauvaises habitudes de privilégier le masculin au dépens du féminin. C’est justement pour cela que notre solidarité entre femmes doit être soutenue de manière durable. » 1455 ’Nous constatons que dans l’éducation politique qu’elle pratiquait au quotidien à l’égard des femmes, Minh Khai témoignait d’un marxisme moins dogmatique que dans ses écrits sur les colonnes de la presse du Parti. En même temps d’un féminisme plus convaincu et convaincant. Une militante cadre réagit violemment quand sa mission changea de l’organisation des masses en une tâche d’agent de liaison au service du Xu uy : « Je vais m’abêtir dans ce travail ! » Gia Tân 1456 argua de la discipline du Parti pour lui imposer le changement et lui reprocha de résister à la répartition des tâches pour l’intérêt commun. La militante se soumit. Mais, sans doute mise au courant, Minh Khai lui dit avec sollicitude : « Si vous avez des questions à poser, n’hésitez pas chaque fois qu’on se voit. Je vous aiderai de mon mieux. » 1457 Cette même militante manifesta son irritation une fois que Minh Khai lui posa la question d’un ton un peu impatient :
‘’ ‘Vous avez cherché tout ce temps et n’avez trouvé personne ?’ ‘Dites donc, j’ai cherché comme vous me l’avez dit, je n’ai pas trouvé. C’est une mission pour la révolution. Vous n’êtes quand même pas ma belle-mère pour me réprimander comme cela ! Je ne suis pas d’accord avec votre comportement.’Minh Khai s’excusa aussitôt :
‘’ ‘Ne vous fâchez pas. J’étais trop inquiète pour le travail. Mais j’ai tort de me comporter comme cela avec vous, je ferai mon autocritique. 1458 ’La sollicitude, le respect de la personne ainsi que le souci de former et de promouvoir les cadres femmes étaient constants chez Minh Khai. Elle répétait souvent aux jeunes paysannes : « Efforcez-vous d’apprendre. Si vous remarquez quelque chose dans vos actions, n’hésitez pas à poser la question tout de suite. Efforcez-vous de bien maîtriser chacune des questions. » 1459 A chaque séance de formation, elle essayait de repérer celles qui savaient lire et écrire, celles qui auraient été capables de rédiger des articles dans la presse. On était en 1936-1939, où le Parti communiste s’investissait pour construire un front de lutte démocratique. Mais sans doute parce qu’elle n’arrivait pas à en trouver suffisamment, Minh Khai passait une bonne partie de son temps à écrire elle-même, ce qui intriguait, voire irritait ses camarades ouvrières chez qui elle était hébergée. Une fois où elle s’attardait à écrire, alors que le repas était prêt, une militante s’écria à haute voix : « Celle-là, si elle va dans le peuple, elle risquera de ne pas avoir un seul grain de riz à se mettre dans la bouche. Qu’est-ce qu’elle a donc à se presser la tête pour écrire comme cela ? » 1460 Mais une fois qu’ils avaient compris ce dont elle était capable, tous ses camarades hommes et femmes furent impressionnés par cette jeune femme si savante, et pourtant si proche d’eux.
Liên, secrétaire d’une cellule communiste se composant de cinq ouvrières entre 18 et 20 ans, se rendit au rendez-vous avec sa « supérieure hiérarchique 1461 » pour recevoir des instructions au cours d’une grève des ouvrières de l’usine Cotab. Quelle ne fut pas sa surprise de se retrouver devant une jeune femme de cinq, six ans son aînée ! Quand elle exposait sa difficulté majeure, le manque de cadres pour faire de la propagande parmi les ouvrières et qu’elle sollicitait une aide des autorités supérieures, Minh Khai répliqua :
‘’ ‘« Et ces ouvrières qui sont là, en réunion de cellule ? Pourquoi ne pas les former ? Ce sont elles, les cadres dont vous avez besoin ! » 1462 ’« Pourquoi ne pas les former ? » La question lui revenait souvent chaque fois que Liên devait faire face à des difficultés. Elle demeurait un souvenir indélébile sur la secrétaire du Parti à Sai Gon.
Aussi bien au foyer, entre les jeunes filles des années 1918-1945 et les générations de leurs mères et grands-mères que dans le militantisme – culturel, à travers la presse, l’édition et les conférences-débats ; ou sociopolitique dans l’activité révolutionnaire anticolonialiste – entre les jeunes militantes et leurs aînées, il nous semble par conséquent que la sympathie, l’admiration et la volonté d’assurer la relève primaient de manière presque absolue sur des conflits de générations que certains ont cru identifier. L’opposition semblait tellement catégorique entre la violence colonialiste et la lutte contre cette force oppressive, contre toute autre forme d’inégalité, dont l’inégalité de genre, que les autres clivages se devaient de s’estomper, aussi bien le conflit qui opposait la modernité et le traditionalisme que celui des générations ou le credo communiste de la lutte des classes. Ainsi fut-il également à propos du rapport masculin-féminin : beaucoup de patriotes et de modernistes-hommes ont pris résolument le parti des femmes, voire des féministes.
Voir supr a chapitre VII.
Tung san est un terme de nos jours vieilli et peu usité. Notre traduction s’appuie sur la définition qu’en donne Dao Duy Anh dans son Dictionnaire sino-vietnamien, op. cit., T. II, p. 327.
L’accent sincère de ce témoignage, qui s’exprime d’ailleurs tout au long des mémoires de Nhu Mân chaque fois qu’elle évoquait le souvenir de Dam Phuong, nous semble assez éloquent pour remettre sérieusement en question la thèse émise d’une réfutation de la tendance jugée « trop modérée » de Dam Phuong par une prise de position plus « radicale » qu’aurait représentée la jeune Nhu Mân, thèse défendue par D. G. MARR, Vietnamese Tradition on Trial, 1920-1945, University of California Press, Berkeley, Los Angeles, London, 1981, 468 p., p. 218.
Vivre dans l’affection, op. cit., p. 517.
Vivre dans l’affection, op. cit., p. 518.
Hôi Phu nu cuu quôc, association membre du Viêt Minh.
Hôi Phu nu xa tê, regroupant les intellectuelles et les femmes au foyer qui ne se sentaient pas trop à l’aise dans les activités des jeunes. D’après Nhu Mân, un grand nombre de ses anciennes compagnes de NCHH des années 1930 se retrouvèrent dans cette organisation. Vivre dans l’affection, op. cit., p. 544-562.
LÊ MINH, Chi Minh Khai (Grande sœur Minh Khai), éd. Thanh niên, 1ère éd. 1976, 2ème éd. 2005, 348 p., p. 19-20.
Principe confucéen par excellence, se dit aussi nam trong nu khinh ou nam tôn nu ti.
Témoignage de Giâu (l’orthographe exacte est plus vraisemblablement Giau, nous suivons ici l’auteure Lê Minh qui a dû noter le nom avec son accent du Nord), pseudonyme Ba (Troisième) Kim Chi, paysanne originaire de Rach Gâm, actuellement province Tiên Giang. Kim Chi était à l’époque agent de liaison et accueillit pour la première fois la représentante du Xu uy (Comité cochinchinois du Parti). Témoignage recueilli par Lê Minh, Grande sœur Minh Khai, op. cit., p. 147.
Kiêng khem en vietnamien. La sagesse populaire reposant sur l’expérience, mais davantage sur des croyances superstitieuses imposait aux femmes beaucoup de privations plus ou moins rationnelles pendant les règles, avant et après l’accouchement. Pour la grossesse, il y avait une autre raison : comme l’obstétrique était déficiente ou inexistante, on préférait que le bébé fût de taille modeste pour un accouchement moins risqué.
Témoignage recueilli par Lê Minh, Grande sœur Minh Khai, op. cit., p. 54.
Témoignage de madame Muoi Cu, dite Ky Da, recueilli par Nguyêt Tu, Grande sœur Minh Khai, op. cit., p. 78.
Nous utilisons le vouvoiement pour traduire le mot d’adresse « chi (grande sœur) ». Il est remarquable que Minh Khai l’utilise vis-à-vis d’une camarade plus jeune et qui pouvait lui sembler « inférieure » à tout point de vue. On revoit ce mot d’adresse (et celui de tôi, je neutre, pour se désigner elles-mêmes) dans presque toutes les communications de Minh Khai comme de Nguyên Thi Luu, ce qui exprime leur propre style de communication, empreint d’un égalitarisme qui s’est beaucoup dégradé dans les rapports interpersonnels d’aujourd’hui, même entre camarades du Parti.
Témoignage de Chin (Neuvième) Miên, recueilli par Lê Minh, Grande sœur Minh Khai, op. cit., p. 333.
Actuellement banlieue de Sai Gon.
D’après Nguyêt Tu, c’était en fait un congrès des représentantes de Phu nu giai phong (Femmes émancipées) de toute la Cochinchine. Mais comme elles ne pouvaient s’y rendre toutes, c’est devenu un cours de formation de cadres, qui dura une dizaine de jours. NGUYÊT TU, Grande sœur Minh Khai, op. cit., p. 82-84.
Trong nam khinh nu, principe confucéen.
Tinh tu ti : le fait de se sentir petite, inférieure.
Témoignage de Chin Miên, recueilli par Lê Minh, Grande sœur Minh Khai, op. cit., p. 336.
Le vieux Tân, pseudonyme de Vo Van Tân, à l’époque secrétaire du Xu uy (comité exécutif cochinchinois), supérieur hiérarchique de Minh Khai.
Témoignage de Chin Miên, recueilli par Lê Minh, Grande sœur Minh Khai, op. cit., p. 334-335.
Témoignage de Chin Miên, recueilli par Lê Minh, Grande sœur Minh Khai, op. cit., p. 337.
Témoignage de Chin Miên, recueilli par Lê Minh, Grande sœur Minh Khai, op. cit., p. 337.
Témoignage de Chin Hô, recueilli par Lê Minh, Grande sœur Minh Khai, op. cit., p. 24.
Le terme vietnamien thuong câp n’a pas de genre et aurait pu désigner un homme ; c’était ce à quoi s’attendait Liên.
Témoignage de Liên, recueilli par Nguyêt Tu, Grande sœur Minh Khai, op. cit., p. 88.