Nostalgiques des traditions mais respectueux de la personne au féminin

Pham Quynh et Nguyên Van Vinh 1464 étaient deux noms parmi les plus prestigieux de la presse vietnamienne de la première moitié du 20ème siècle. Sollicité par Phu nu tân van dans son enquête en 1929, Pham Quynh insista sur la précocité 1465 de sa position de défenseur des femmes et sur l’importance qu’il accordait à la question :

‘’ ‘« La question féminine n’apparaît pas encore chez nous avec autant de vigueur que dans d’autres pays, mais les intellectuels doivent s’en soucier car elle devra être résolue un de ces jours ; et de la manière dont elle sera résolue, dépendra en grande partie la destinée de notre pays. » 1466

Nguyên Van Vinh, Trân Trong Kim (1883-1953) manifestèrent le même intérêt et la même considération. Leurs points de vue, même s’ils n’étaient pas identiques, convergeaient vers un respect unanime des traditions vietnamiennes. Nguyên Van Vinh affirma que « le monde occidental après la guerre 1467 semblait élaborer un nouveau rôle aux femmes, analogue à celui des Vietnamiennes. Or, celles-ci, qui jouaient ce rôle, semblaient en envier un autre, lequel reviendrait un peu au rôle actuel des Européennes. » 1468 Cette assertion, que l’auteur savait contraire à l’opinion générale mais qu’il n’en défendait pas moins fermement, allait dans le même sens que l’affirmation non moins péremptoire de Trân Trong Kim :

‘’ ‘« Depuis toujours les femmes de notre pays ont régné en tant que générale à l’intérieur (nôi tuong), rôle très important dans la famille. Une générale à l’intérieur n’est pas du tout une femme séquestrée au foyer à qui il est interdit de sortir et de rien faire sauf de porter des enfants, comme beaucoup de gens ont mal compris. C’est celle qui préside et qui gère au foyer, qui s’occupe de l’éducation des enfants, qui dispose d’un pouvoir excédant parfois celui du mari. C’est pour cela que les femmes de chez nous ont la liberté d’entretenir des relations avec leurs amies et participent aux affaires commerciales autant que les femmes des pays civilisés. La seule différence, c’est qu’elles n’accompagnent pas leurs époux dans les festins en public, qu’elles ne les prennent pas par le bras dans la rue, qu’elles ne vont pas danser 1469 . A part cela, aucune libération n’est nécessaire. » 1470

Encore un peu, et ce point de vue aurait rejoint tout à fait celui d’un Nguyên Phan Long, par exemple, qu’on pourrait qualifier de conservateur. Celui-ci ne voulait pas répondre à l’enquête car il savait que sa pensée « ne cadrait pas avec le mouvement actuel », dit-il. Interviewé chez lui par le journaliste Thach Lan de Phu nu tân van 1471 , il réagit vivement :

‘« Je ne comprends vraiment pas en quoi les femmes annamites seraient à plaindre. Les libérer, dit-on. Mais elles ne sont en aucune façon esclaves […] des hommes ! (…)’ ‘Je vois des femmes qui parlent d’égalité (binh dang) et d’égalité de droit (binh quyên) ! quelle égalité ? Je vois que dans beaucoup de familles ce sont les femmes qui détiennent tout le pouvoir. ’ ‘Le droit politique ? Réclamer ce droit pour les femmes ? (…) Nous les hommes nous sommes plus ou moins instruits, or nous ne sommes pas encore qualifiés pour faire de la politique, nous avons beaucoup à apprendre. Inciter des femmes dépourvues de toute instruction nécessaire à prendre en charge les affaires politiques, que c’est insensé ! »’

L’homme politique francophile ne ménageait point ses critiques virulentes contre la situation de la famille en France, sérieusement mise en danger, jugeait-il, par les femmes qui disputaient le travail aux hommes, les femmes que personne n’osait épouser parce qu’elles n’assumaient ni le ménage, ni la garde des enfants, ni les soins au mari, etc. Il s’insurgeait contre le collège des jeunes filles « gérées par des Françaises. Comment les Françaises sauraient-elles former l’âme de la femme annamite ? » Il n’hésita pas, en conclusion, d’appeler Phu nu tân van à « une sorte de croisade contre cette réaction 1472 , contre l’imitation servile » de l’Occident.

Cela nous apparaît comme un euphémisme quand le journaliste commenta : « Votre avis sur la question des femmes est bien modéré. » Ce que monsieur Long confirma, fier d’une position sans doute partagée, en son temps comme encore aujourd’hui :

‘’ ‘« Oui, très modéré ! Je dis ce que je pense, je ne veux pas être conformiste en faisant chorus avec la tendance actuelle. Très sincèrement, je ne veux pas que notre famille chavire. »’

Au nom de la stabilité de l’institution familiale, Nguyên Phan Long s’opposa catégoriquement à toute tentative de sortir les femmes du foyer. Quand le journaliste évoquait l’éducation civique nécessaire aux femmes, il bondit :

‘’ ‘« Education civique ! 1473 Je pense que nos hommes n’ont pas encore besoin de se préoccuper de politique, ni les femmes de civisme. A mon avis, les femmes doivent seulement remplir leur devoir de femmes au foyer. Les hommes, une fois instruits, savent remplir seuls leur devoir, ils sauront naturellement se faire obéir des femmes. »’

Dans la misogynie de Long, cependant, une nuance, qui la rendait plus acceptable par l’opinion générale, y compris la rédaction de Phu nu tân van. Il exprimait une admiration sincère des femmes « d’autrefois », pas seulement pour leur responsabilité ménagère, d’ailleurs :

‘’ ‘« Elles étaient hautement capables (gioi). Même s’il n’y avait pas d’écoles créées par l’Etat, plus d’une sont devenues écrivaines, poétesses. C’était grâce à l’instruction donnée par leurs pères et leurs aînés. Tant d’autres ont travaillé péniblement pour assurer les moyens d’études à leurs époux, c’était grâce à cela que certains poursuivaient leurs études jusqu’à quatre-vingts ans. »’

De tous les avis exprimés au cours de l’enquête, celui de Long fut sans doute le moins favorable au féminisme, qu’il reconnaissait prédominant en son temps et dans son milieu social. Phu nu tân van – qui représentait, ne l’oublions pas, une tendance moderniste parmi les plus avancées de l’époque – devait cependant le trouver bien moins choquant que nous ne le pensons aujourd’hui. Pour n’en citer qu’un seul exemple, ce périodique organisa durant une vingtaine de ses premiers numéros une sélection de femmes vertueuses où défilait un grand nombre de veuves qui refusaient de se remarier pour se consacrer à leur devoir de mère et d’épouse fidèle au souvenir du défunt ! Par contre, ces femmes se distinguaient non par une fidélité passive, mais par leur capacité de prendre en charge la famille laissée sans « pilier », voire de la faire prospérer, des femmes qui assumaient donc avec succès leur responsabilité de « générale au foyer », comme l’exigeait la qualité dam dang.

Pham Quynh et Nguyên Van Vinh paraissaient plus modernistes quand ils envisageaient pour les femmes une autre sphère d’activité, un autre rôle à jouer au niveau social. Pham Quynh rappela ainsi une nouvelle-fiction qu’il avait présentée en 1924 où le personnage idéal était une jeune fille aristocrate qui se réservait le droit de choisir l’élu de son cœur, ou plutôt de son esprit supérieur, car ses critères de choix étaient des qualités intellectuelles et idéologiques qu’elle disait ne pas trouver chez le plus grand nombre de jeunes gens de sa classe sociale :

‘’ ‘« Du point de vue d’une jeune fille ayant un niveau intellectuel élevé et une grande ambition comme elle, elle n’est pas optimiste en examinant les jeunes Vietnamiens. A tel point qu’elle se promet d’en choisir un qui ne soit pas complètement corrompu, elle pense qu’il lui sera tout à fait possible de le redresser petit à petit s’il a encore des défauts. En pensant comme cela, elle s’avère très confiante en son talent et sa capacité à le convertir. »’ ‘L’époux fut en effet un bachelier du lycée franco-vietnamien qui, formé à l’occidentale avait un peu perdu du savoir-être « purement vietnamien ». Sa conjointe se dévoua à le reformer à la culture du pays pendant un an et, une fois rassurée de ses résultats positifs, l’encouragea à partir en France pour perfectionner ses connaissances. Elle y consacra naturellement toutes ses économies, dans la droite ligne de la tradition de la femme vietnamienne qui prenait en charge les études de son époux (nuôi chông an hoc). Au retour, le docteur en médecin ouvrit son cabinet. Ce fut seulement alors que la jeune femme entreprit de développer ses propres activités sociales : elle initia un salon et se fit bientôt connaître comme la reine littéraire de Ha Nôi. Deux fois par semaine elle accueillait des hommes politiques, des écrivains, des journalistes… « avec un esprit vif, un savoir-être courtois et distingué, mais aussi un enthousiasme chaleureux pour le bien de la nation et de la patrie. »Dans son audience figuraient également des Asiatiques et Européens friands de la culture vietnamienne. « Les historiens des générations ultérieures notent que dans la première moitié du 20ème siècle, la doctoresse Bui 1474 et son salon contribuèrent grandement à l’évolution du peuple vietnamien. » 1475

Bien que réservée à l’aristocratie, la fiction de Pham Quynh manifestait une grande considération et un grand espoir que le type d’élite intellectuelle qu’il représentait plaçait dans les femmes. Pour réaliser cette ambition, ces intellectuels par ailleurs nostalgiques des traditions encourageaient sincèrement l’éducation féminine. Pham fit ainsi très tôt la promotion de l’université féminine – qu’il intitula Institut des lettres (Phong nha hoc viên) – sur le modèle de l’université des Annales d’Yvonne de Sarcey.

Tous ces théoriciens imposaient donc des limites rigoureuses au développement du rôle social des femmes, se montraient méfiants, voire franchement hostiles à toute influence des courants un tant soit peu féministes d’origine occidentale, même s’ils étaient tous des francophiles enthousiastes pour d’autres aspects de la culture française et internationale. Ils se proclamaient des traditions asiatiques et vietnamiennes ; mais témoignaient d’un vrai respect de la personne au féminin et, pour certains, d’une attente ambitieuse de la contribution des femmes aussi bien à la famille qu’au pays et à l’histoire. Cette particularité tenait à notre avis non seulement d’une importation sélective des valeurs occidentales mais aussi d’une préservation non moins sélective et non sans finesse des traditions vietnamiennes favorables aux femmes et à l’égalité des sexes. Leurs limites étaient apparemment dues à des positions de classe où il y avait une surestimation des classes sociales supérieures et de l’instruction poussée dont elles avaient souvent le monopole, un mépris enraciné – ou une ignorance profonde – du petit peuple, et aussi, pourquoi ne pas le dénoncer, des préjugés de genre auxquels leur culture confucéenne et leurs privilèges sociaux les avaient prédisposés. Leur positionnement politique, qui préconisait le respect de l’ordre, y avait aussi sa part, comme l’a très bien perçu un journaliste moderniste, ainsi dans les échanges suivants entre l’interviewer de Phu nu tân van et Diêp Van Ky 1476  :

‘’ ‘« A mon avis, je voudrais que les femmes soient complètement émancipées.’ ‘Il y en a qui ne le souhaitent pas. Ils voudraient éviter des problèmes à la famille et à la société.’ ‘Oui, j’ai entendu et lu plus d’une fois des idées de ce genre. Mais je trouve que les détenteurs de ce point de vue sont soit égoïstes soit faibles. Egoïstes, car ils ne veulent pas perdre les prérogatives de l’homme. Faibles, parce qu’ils ont peur des changements, n’importe lesquels. » 1477

Les hommes qui ne partageaient pas cette « peur des changements » s’avéraient effectivement plus favorables à une nouvelle reconnaissance et à un nouveau statut des femmes.

Notes
1464.

Pham Quynh (1892-1945) était rédacteur en chef de la revue Nam Phong (Vent du Sud) et Nguyên Van Vinh (1882-1936) de Dông Duong tap chi (Revue indochinoise).

1465.

Pham Quynh rappela que depuis 1917 il avait commencé à écrire sur les colonnes de Nam Phong (Vent du Sud) sur l’éducation féminine, depuis 1924 il avait fait des conférences à ce sujet.

1466.

PHAM QUYNH, Réponse à l’enquête « Avis des personnes célèbres du pays sur la question des femmes », Phu nu tân van, n° 7, 13/6/1929, p. 10.

1467.

Il s’agit de la Première Guerre mondiale 1914-1918.

1468.

NGUYÊN VAN VINH, Réponse à l’enquête « Avis des personnes célèbres du pays sur la question des femmes », Phu nu tân van, n° 4, 23/5/1929, p. 9.

1469.

L’auteur utilise en guillemets « nhay dâm », littéralement « danser à la française », qui est resté pendant longtemps le terme consacré, avec une connotation péjorative, avant d’être progressivement remplacé par khiêu vu, plus neutre.

1470.

TRÂN TRONG KIM, Réponse à l’enquête « Avis des personnes célèbres du pays sur la question des femmes », Phu nu tân van, n° 1, 2/5/1929, p. 9.

1471.

Toutes les citations suivantes de Long sont extraites de l’article « Y kiên cua ông Nguyên Phan Long dôi voi vân dê phu nu (Avis de monsieur Nguyên Phan Long sur la question des femmes) », signé de Thach Lan, Phu nu tân van, n° 11, 11/7/1929, p. 10-12.

1472.

Au journaliste qui déplorait l’injustice de l’ancienne société où « les femmes avaient tous les devoirs et aucun droit », monsieur Long concéda que c’était effectivement un déséquilibre, mais qui fut alors contrebalancé par une « réaction » non moins déséquilibrée.

1473.

En italique dans l’original, sans doute pour marquer le ton sur lequel ces mots furent prononcés.

1474.

La femme était désignée et interpelée avec le titre et le nom (de famille) de son époux, surtout quand celui-ci accédait à une promotion sociale. Loin d’être simplement un signe de dépendance, dans la plupart des cas cela était perçu comme une reconnaissance de la contribution de l’épouse au succès de son conjoint.

1475.

PHAM QUYNH, Réponse à l’enquête…, Phu nu tân van, op. cit., p. 9.

1476.

Formé d’abord aux caractères chinois, Diêp Van Ky alla faire ses études en France avant de prendre la direction du Courrier de l’Indochine. Il participa à quelques autres périodiques vietnamiens avant de devenir, au moment de l’interview, rédacteur en chef de Thân Chung (Cloche du matin), journal progressiste de l’époque. Phu nu tân van note qu’en plus « par respect des gens de talent, il prenait souvent la défense de jeunes Vietnamiens en difficulté, comme il l’a fait pour Nguyên An Ninh. » Voir « Ông Diêp Van Ky (Monsieur Diêp Van Ky) », Phu nu tân van n° 14, 1/8/1929, p. 10.

1477.

THACH LAN, « Y kiên ông Diêp Van Ky dôi voi vân dê phu nu (L’avis de Monsieur Diêp Van Ky sur la question des femmes) », interview de P.N.T.V., Phu nu tân van, n° 14, 1/8/1929, p. 9-10.