Des informations et connaissances

Comme les premiers appels aux femmes pour leur inculquer de nouvelles valeurs dataient du mouvement des lettrés du début du 20ème siècle, on est en droit d’émettre l’hypothèse que les idées féministes pénétrèrent au Viêt Nam tout d’abord par le même chemin que celui qu’avaient emprunté les nouvelles connaissances sur l’Occident. Rappelons que la génération précédente de modernistes avec des noms de mandarins comme Phan Thanh Gian, Trân Tiên Thanh, Pham Phu Thu, Bui Viên, de catholiques comme Nguyên Truong Tô, Dinh Van Diên avaient abordé de nombreux thèmes sans jamais évoquer celui de l’émancipation féminine. Celle de Phan Bôi Châu, Phan Châu Trinh, Luong Van Can, Trân Quy Cap, initiateurs des mouvements Dông du (Voyage à l’Est) et Duy tân (Renouveau), auteurs des nouveaux ouvrages en quôc ngu de l’école Dông Kinh s’était formée aux « tân thu (livres nouveaux) » 1552 , ouvrages en chinois qui diffusaient de nouvelles connaissances sur les pays occidentaux et explicitaient les mécanismes de leur puissance économique et militaire, de leur philosophie politique qui sous-tendait une société plus apte à évoluer et à prospérer. Ce fut sans doute ces pensées et valeurs qui, ajoutées à l’égalitarisme enraciné dans la culture vietnamienne toujours fortement rattachée à ses origines sud-est asiatiques différentes des civilisations chinoise et indienne pourtant prédominantes et envahissantes, avaient généré des idées favorables à la mobilisation des femmes à la cause patriotique et réformiste.

Il n’en restait pas moins vrai que ce fut seulement à partir des dernières années de la décennie 1910 dans le Sud (avec Luc tinh tân van, Nông cô min dam, etc.) et surtout dans les trois décennies suivantes que les flux d’informations et de connaissances drainés par la presse apportèrent un complément à l’enseignement scolaire pour vivifier le monde des lettres et favoriser l’évolution moderniste.

Phu nu tân van toujours, en sa qualité de revue pionnière dédiée à la question féminine se dévoua à diffuser de nouvelles connaissances sur les divers aspects de la question de genre.

Un axe majeur qu’elle privilégiait du début à la fin était de collecter des informations les plus diverses possibles sur les réalités de la vie des femmes dans le monde, plus particulièrement des exploits des femmes dans les domaines les plus variés : la recherche scientifique, la création littéraire, les salons, l’éducation, plus particulièrement celle des filles, la puériculture, la cuisine, la médecine, les activités féminines et féministes bien sûr, mais aussi l’aviation, l’activité politique, sans négliger les faits divers, où on trouvait toujours matière à des commentaires édifiants ! La revue se plaisait aussi à afficher de nombreux portraits de femmes d’origine multiple. Sans pouvoir identifier plus précisément les sources et documentations utilisées 1553 , il nous semble néanmoins que Phu nu tân van, comme Phu nu thoi dam et d’autres périodiques utilisaient largement des informations diffusées par les périodiques étrangers, notamment français, chinois et indiens 1554 . Les journalistes vietnamien-nes étaient de grands liseurs qui dévoraient tout ce qui leur tombait sous la main (périodiques, livres, et même des pages d’encyclopédie, comme on le citait plus d’une fois) et pouvaient ainsi rendre compte des actualités scientifiques, politiques et socioculturelles avec un professionnalisme toujours plus grand. Phu nu tân van bénéficiait en plus de la collaboration d’un grand nombre d’intellectuels parmi les plus éminents, qui venaient de tout le pays comme Phan Khôi, Dao Trinh Nhât et dont beaucoup avaient fait leurs études universitaires en France, comme Dr Trân Van Dôn, l’avocat Trinh Dinh Thao, monsieur Phan Van Gia… Les personnes-clés des autres périodiques étaient également des érudits ou des hommes et femmes de talent. Ils semblaient mettre tout leur savoir et leur ardeur à servir l’objectif de faire reconnaître le bien-fondé de l’égalité de genre, avec de nouvelles preuves à l’appui. Ce fut ainsi qu’on trouvait sur les colonnes des journaux et revues des articles sur des sujets tels que : Les androgynes à l’origine des sexes masculin et féminin ; le cerveau des femmes était-il constitué semblable à celui des hommes ? Il y avait-il un écart dans l’intelligence des deux sexes ?, etc. Avec des commentaires “bien intentionnés”. Ainsi, dans un article intitulé « Un peu de physiologie. La science résoudra-t-elle le problème de donner naissance à un garçon ou à une fille ? », l’auteur anonyme en arriva à la conclusion suivante :

‘’ ‘« « Aujourd’hui les savants européens sont en train de s’acharner à résoudre ce problème difficile. Réussiront-ils ? Qui le sait ? La science n’a-t-elle pas réalisé des choses étranges, contraires à ce qu’on peut imaginer ? Si par la suite on peut donner naissance à un garçon ou à une fille comme on veut, ce sera bien. Car les hommes n’auront plus alors le prétexte que les hommes sont plus nombreux que les femmes pour défendre leur théorie de la polygamie. » 1555

Le droit était privilégié. Dans son premier numéro quand elle présentait l’équipe de rédaction, Phu nu tân van annonça fièrement le nom de l’avocat Trinh Dinh Thao, auquel se joignirent d’autres collaborateurs ponctuels, dont Phan Van Truong. Thao s’efforçait de diffuser des connaissances juridiques, ainsi un article sur les taxes et impôts 1556 , qui trancha nettement sur les écrits des patriotes à ce sujet. Au lieu de « dénoncer l’exploitation ignominieuse » comme l’avaient fait tant d’autres, il exposa les deux points de vue, pour et contre avant de conclure que l’utilité des impôts dépendait en fait de l’usage qu’on en faisait et qu’il revenait aux représentants du peuple d’exercer un contrôle juste et efficace sur l’exécutif pour que les impôts et taxes collectés servent effectivement au bien public. L’interprétation, certes légitime, sous-tendait une stratégie politique qui œuvrait dans le sens d’une promotion de l’élite bourgeoise vietnamienne et d’une évolution de l’environnement sociopolitique par des moyens réformistes dans la légalité.

De la même façon, Phu nu tân van ouvrit à son 16ème numéro une rubrique intitulée « La loi bénéfique aux femmes » 1557 , avec un chapeau des plus optimistes, où elle présentait le responsable de la rubrique, l’avocat Trinh Dinh Thao comme quelqu’un qui « se souciait beaucoup de l’éducation des femmes et qui approuvait fortement le féminisme 1558  », il se promettait de diffuser d’abord des connaissances pratiques, ensuite d’expliquer la signification des lois et les dispositifs juridiques de notre pays. L’article fut digne d’un avocat averti, avec une terminologie savante mais une explication claire et concrète, soutenue par des exemples de prononciation récente de la Cour de Sai Gon, reproduite dans le Journal Judiciaire de l’Indochine. L’auteur cita également les lois de différents pays (l’Allemagne, l’Angleterre, les Etats-Unis, la Russie) concernant le même sujet et souligna la tendance à laisser la femme garder sa nationalité d’origine. Son thème principal resta néanmoins la loi française nouvellement promulguée le 10/8/1927 1559 . Il insista sur « le régime antérieur à la loi du 10/81927 » pour dissiper une compréhension erronée et réaffirmer qu’une femme vietnamienne mariée à un Français (ou un Vietnamien marié à une Française) obtenait la nationalité française et pouvait la garder même si, après le décès du premier conjoint, elle contractait un second mariage avec un Vietnamien. De la même façon, une Française qui se mariait avec un Vietnamien pouvait garder sa nationalité pour deux raisons ; d’une part la loi vietnamienne ne lui conférait pas la nationalité vietnamienne et l’article 19 du Code national (français) lui permettait de préserver sa nationalité ; d’autre part, les Vietnamiens ne devaient pas être considérés comme des étrangers mais des « protégés » ou « sujets français en Cochinchine ». Ce type de raisonnement témoignait d’une tentative de défendre l’intérêt juridique des Vietnamien-nes en se fondant sur la loi coloniale. Démarche intéressante qui mériterait des études plus fouillées.

Notes
1552.

Nguyên Truong Tô fut l’un des premiers lecteurs vietnamiens des tân thu, il eut ensuite l’occasion de voyager dans les colonies occidentales dans le voisinage, puis en France. Etait-ce sa double formation culturelle de lettré et de catholique qui avait un effet inhibiteur, ou la priorité de la lutte anticolonialiste qui l’empêchait de percevoir la différence de la position sociale des femmes dans les pays « civilisés », comme on disait dans la moitié du siècle suivant ? Ou les tân thu ont-ils aussi évolué ?

1553.

Voyant que Le Son de cloche du genre féminin avait comme sous-titre Fémina annamite, nous avons consulté à la Bibliothèque Marguerite Durand Fémina dans les années équivalentes et avons été déçue de son contenu plutôt frivole ; ce devait être le nom évocateur du périodique qui se montra séduisant. La Revue des deux mondes était citée plus d’une fois. La Française était aussi souvent citée, mais sans doute pour ne pas éveiller l’attention de la censure, elle n’était citée que pour des faits divers, jamais dans ses articles ayant une certaine teneur politique. Comme les écrits vietnamiens de l’époque (et même de nos jours) n’avaient pas l’habitude de citer leurs sources, il faudrait une investigation plus serrée pour obtenir des éléments d’information plus significatifs.

1554.

Youth India fut citée, ainsi qu’une revue américaine parue à New-York, dont le titre traduit en vietnamien est équivalent à Revue universelle ( ?). Parmi les périodiques français, il y avait Le Temps, Le Petit Parisien, La Française, … Nous n’avons pas répertorié systématiquement les titres de périodiques internationaux, mais à travers les informations repérées, il semble que les journalistes vietnamien-nes utilisaient des sources aussi bien en chinois qu’en français et anglais.

1555.

Phu nu tân van, n° 238, 19/4/1934, p. 25.

1556.

Avocat TRINH DINH THAO, « Môt vân dê thiêt thoi. Xâu thuê. (Un problème pragmatique. Les taxes et impôts) », Phu nu tân van, n° 77, 6/11/1930, p. 12-13.

1557.

Rubrique « Luât phap co ich cho dan ba (La loi bénéfique aux femmes) ». L’article est intitulé « Quôc tich cua nguoi dan ba lây chông ngoai quôc (La nationalité d’une femme qui épouse un étranger) », Phu nu tân van, n° 10, p. 10-11.

1558.

Le terme utilisé ici est « chu nghia nam nu binh quyên », la théorie de l’égalité des droits homme-femme.

1559.

L’auteur fit ici référence à son livre récemment paru à Paris début 1929, intitulé De l’influence du mariage sur la nationalité de la femme, où il avait proposé, dit-il des amendements nécessaires à cette loi. Une note de Phu nu tân van signala que le livre était en vente à son siège, au prix de 3,50 piastres.