La presse féminine et féministe s’intéressait à d’autres pratiques analogues ou différentes des mœurs et coutumes vietnamiens. Elle était par exemple sensible à des coutumes indiens jugés anti-féminins comme le mariage précoce 1560 , qui était un sujet sur lequel les féministes vietnamiens et plus particulièrement celles du Sud se sont beaucoup investis. Dans le même registre des pratiques analogues, Phu nu tân van relatait comment les lycées et les universités (sic) britanniques avaient tous plusieurs (sic) séances par semaines consacrées à l’enseignement ménager. L’article fit remarquer par contre que la cuisine britannique utilisait beaucoup de « machines électriques » et qu’il était d’autant plus nécessaire de former les jeunes élèves à ces techniques modernes. En bas d’une illustration de jeunes filles en blouse longue en train de s’affairer à côté des fours et cuisinières électriques, un article de Phu nu tân van conclut :
‘’ ‘« Chez nous donc, arrêtez de vous entêter à prétendre de manière unilatérale que faire la cuisine ne relève pas du devoir féminin ! Dans notre éducation des filles, il est indispensable d’ajouter les techniques de la cuisine, de la pâtisserie et de la confiserie. Quand est-ce que les responsables de l’enseignement vont pallier ces défaillances ? » 1561 ’Remarquant les différences dans la présentation de la table et le déroulement du repas, les dames de Phu nu tân van se lancèrent dans un débat passionné pour discuter comment on pouvait faire évoluer les pratiques vietnamiennes en vue de mieux respecter les règles de l’hygiène et de la courtoisie à l’occidentale 1562 .
Une place privilégiée était certes accordée aux femmes françaises, à la fois parce que cela concernait plus directement les Vietnamien-nes et sans doute aussi à cause de l’abondance des sources. D’abord des exploits de femmes, dans tous les domaines possibles et imaginables. Des femmes de lettres, bien sûr, même et surtout celles des siècles passés, Phu nu tân van comme Phu nu thoi dam leur consacraient de longues pages ferventes, tellement il était naturel pour les Vietnamiennes – longtemps tenues à l’écart de la création dans une culture si férue de littérature – d’admirer les talents littéraires féminins français. La différence des articles dans la presse, par rapport à ce qu’on apprenait sans doute à l’école, c’était qu’ils étaient plus riches en anecdotes et relataient des amours frustrés, des aventures tumultueuses, mais aussi des prises de positions politiques, comme celle de madame de Staël contre l’Empire napoléonien. Les salons suscitaient un enthousiasme nourri, nous avons reflété comment des jeunes filles même de condition modeste en apprenaient de cette activité romantique par excellence, pour elles d’une indéniable valeur émancipatrice 1563 . Phu nu tân van consacrait de longs articles à des figures féminines comme madame de Staël, madame Récamier, etc.
Elle se montra admiratrice et compatissante vis-à-vis de Sarah Bernhardt, ce qui est la marque d’une évolution plus évidente dans un pays où pendant des siècles – et encore plus ou moins de nos jours – les acteurs et actrices étaient considérés comme marginalisés, ne pouvant faire partie des personnes respectables (xuong ca vô loai). Bui Thê My, un journaliste connu de l’époque lui consacra une biographie de plusieurs pages, intitulée « La fée aux fleurs » 1564 avec un chapeau élogieux :
‘’ ‘« Talent suprême, activités extraordinaires, caractère surprenant (ky khôi), œuvre grandiose, de son vivant a glorifié sa profession, décédée, elle laisse sa renommée à l’histoire millénaire (su sach ngan thu)... Une telle femme n’honore pas seulement les femmes françaises mais aussi les femmes du monde. »’C’était certes le talent de l’actrice, son dévouement à sa carrière professionnelle qui impressionnaient, ce fut déjà remarquable, dans le contexte culturel où il était traditionnellement enseigné que « l’absence de talent était un signe de vertu féminine (Nu vô tai tiên thi duc). Ce qui surprend davantage, c’est que le féministe Bui Thê My admirait et faisait admirer chez la comédienne, plus encore que son talent ou sa beauté, l’originalité de cette femme pour lui sortant de l’ordinaire :
‘’ ‘« A l’époque, on apprécie les femmes fortes, elle est frêle et fragile ; on aime les grandes coiffures somptueuses et brillantes, elle laisse ses cheveux bouclés et frisés naturels ; elle étonne beaucoup plus qu’elle ne plaise. Une voix forte et claire, cristalline comme un son de cloche 1565 donne l’impression qu’elle est débordante de jeunesse en même temps qu’elle est très fragile. Cependant dans ce corps fragile réside un système nerveux d’une solidité exceptionnelle, que rien ne saurait brimer. Cette faible femme quand elle monte sur scène, qu’elle pleure ou qu’elle crie, qu’elle meure avec un couteau ou du poison, dans n’importe quel rôle, a une force qui émeut et bouleverse les spectateurs.’ ‘Son système nerveux exceptionnellement fort est ce qu’il y a de plus surprenant chez elle. Il a fait sa gloire, mais lui a causé aussi des désagréments dans un premier temps. Quand elle était jeune, il suffit qu’on la contrarie un peu pour qu’elle se mette dans une colère folle. Elle ne supporte aucun obstacle. Sa très originale devise est : « Tant pis, fais-le quand même. » Elle n’a cessé de la répéter et de l’appliquer depuis son enfance. »’Les féministes s’enthousiasmaient à propos des exploits physiques féminins, sans doute parce qu’elles étaient conscientes qu’il s’agissait d’une faiblesse vietnamienne. Les femmes-pilotes occupaient plusieurs fois les colonnes de Phu nu tân van : Maryse Hilz qui fut chaleureusement accueillie au siège du journal, prise en photo et dont chaque nouvel exploit était salué avec une amitié fidèle ; la championne française Maryse Bastié dont l’exploit sur l’Américaine Smith fut aussi glorifié, avec son portrait souriant 1566 ; Victor Bruce (britannique) qui, après avoir accompli seule un vol autour du monde, atterrit à Ha Nôi où elle fut accueillie au siège de Phu nu thoi dam ; l’aviatrice Amy Johnson (britannique) qui fut érigée en héroïne exemplaire 1567 . En présentant « la 2ème pilote femme à Sai Gon », Phu nu tân van posa la question : « Après Andrée Abadie, Nicolle est la 2ème femme-pilote de Sai Gon. A quand une femme-pilote vietnamienne ? » 1568 . La pratique n’était pas si aisée à s’approprier, mais on comprend qu’elle faisait rêver.
Les féministes de Phu nu tân van imitèrent avec succès une pratique française mieux à leur portée : l’arbre de Noël. Nous avons été personnellement très touchée de redécouvrir l’origine de cette pratique encore bien vivante au Sud Viêt Nam, plus particulièrement à Sai Gon : l’arbre de printemps. Comme chacun sait, le printemps de la nature n’existe pas à Sai Gon, ni dans le Sud Viêt Nam, où il n’y a que la saison sèche et la saison des pluies. Si on l’a ainsi nommé, c’est parce qu’il provient justement de l’arbre de Noël français. Nous avons eu la chance, en dépouillant Phu nu tân van, d’apprendre que l’idée fut lancée par un périodique de Sai Gon intitulé Công luân (Opinion). Phu nu tân van reprit l’idée à son compte et réalisa pour la première fois à l’approche du Têt (Jour de l’An lunaire) de 1933 dans sa Crèche du pont de Rach Bân 1569 cet « arbre de printemps » en faveur de quarante enfants pauvres (de la crèche et du voisinage) à l’occasion de la plus grande fête traditionnelle vietnamienne. Elle en rendit compte dans un long article anonyme de trois pages, avec de nombreuses illustrations 1570 . Ecoutons nos féministes s’expliquer :
‘’ ‘« Le Têt dans notre pays est une occasion de repos et de jouir de bonnes nourritures et d’autres divertissements. Mais cela est pour les classes sociales aisées ; tandis que les pauvres, les conséquences de ces festivités pour eux sont des arrêts dans leur travail, ce qui fait qu’ils ne gagnent pas suffisamment pour manger à leur faim, ne parlons pas de « manger le Têt 1571 ». Le monde entier est choqué (bât binh), nous n’avons pas les moyens de rendre tout le monde aussi riche les uns que les autres ; au moins dans les trois jours de fêtes heureuses, pensons un moment aux enfants pauvres et cherchons à leur donner un tant soit peu de plaisir, afin qu’ils ne pleurent pas de voir les réjouissances autour d’eux. »’Elles formulèrent le vœu : « Si dorénavant à chaque Têt les Arbres de Printemps poussent dans tout le pays, des grandes villes jusqu’aux petits cantons, la peinture du printemps vietnamien sera pleine de vie ! » Elles ne crurent pas si bien dire, car depuis leur initiative ces arbres ont effectivement continué de pousser dans les villes et cantons du Sud Viêt Nam, défiant tous les changements de régime politique. Une initiative qui eut son origine dans l’espace culturel transnational du féminisme social d’une partie la presse saïgonnaise. La vietnamisation s’est opérée dans la mesure où l’arbre de Noël au pied duquel se réunit la famille heureuse est devenu le lieu de fête des enfants de toute la communauté sociale.
« Les femmes indiennes », Phu nu tân van n° 97, 27/8/1931 et n° 98, 3/9/1931.
Rubrique « Gia chanh (Enseignement ménager) ». L’article est intitulé : « Cac truong hoc bên nuoc Anh dêu co day khoa nâu an (Les lycées en Angleterre ont tous un enseignement ménager) », Phu nu tân van n° 73, 9/10/1930, p. 27.
Voir par exemples Phu nu tân van n° 68, 4/9/1930, p. 22-23 et n° 73, 9/10/1930.
Voir supra chapitre V et VI, notamment sur les activités du cercle poétique de Sông Thuong où participait Anh Tho.
BUI THÊ MY, « La fée aux fleurs », Phu nu tân van, numéro du printemps, 19/1/1933, p. 16-21.
Rappelons la « qualité féminine » ngôn qui impose « la parole douce et soumise » et un ca dao mille fois ressassé aux filles : « L’homme qui a une voix forte (littéralement “une large bouche”) est destiné à une noble carrière ; La femme qui parle à haute voix fait éclater son foyer. » !
« Dan ba dê co mây tay! (Des femmes comme elle, il y n’y en a pas beaucoup!) », Phu nu tân van, n° 20, 12/9/1929, p. 7.
« Une leçon à nos sœurs. Pourquoi une secrétaire-dactylo devient une aviatrice (nu phi tuong) ? », Phu nu tân van, n° 71, 25/9/30. Nu phi tuong est un terme forgé par PNTV pour traduire aviatrice et qui n’est plus guère utilisé, il veut dire « femme générale volante ».
Phu nu tân van, n° 168, 15/9/32, p. 22.
Voir supra, sous-chapitre I.1.2.1. La socialisation de la maternité.
« Môt công viêc rât nên lam, « Cây mua xuân » thu nhut da moc tai Viên Duc anh câu Rach Bân (Une excellente chose à faire, le premier « Arbre de printemps » a poussé à la crèche du pont de Rach Bân) », Phu nu tân van, n°186, 9/2/1933, p. 3-5.
En vietnamien, on dit effectivement « manger le Têt », car la tradition est de bien manger et de s’habiller de neuf, les festivités se situant juste après la plus grande moisson de l’année, ce qui permettait ce changement heureux dans une vie de pénurie permanente.