Les faits et actes réels de la vie des femmes du monde étaient largement des sources d’inspiration et de stimulation dont les féministes vietnamiennes cherchaient à tirer le meilleur profit possible, tout en gardant leur réserve et modération sur le plan directement politique. Les faits divers furent exploités à fond, justement à cause de leur apparence anodine et de leur signification dans l’évolution des mœurs. Citons juste quelques exemples. Madame Breuzin, pressée, sauta dans un train en marche. Quand le contrôleur voulait lui faire payer une amende, elle argua de l’annonce affichée dans le train stipulant qu’ « il était défendu (…) de monter et de descendre ailleurs que dans les gares, stations, haltes ou arrêts à ce destinés et lorsque le train est complètement arrêté. » Elle eut gain de cause car, affirma l’auteur anonyme de l’article, « même un académicien comme Paul Valéry n’aurait pu trouver d’autre interprétation. » Ce qui lui permit de tirer la leçon : « Dans la vie, c’est bien de savoir à fond et clairement chaque chose. » 1572 Conclusion anodine. Mais le titre de l’article (voir note) en dit long sur l’intention de l’auteur, et on sent bien à la lecture le plaisir malicieux de celle qui était habituée à être en position de faiblesse et qui arriva une fois à retourner la situation ! Deux autres Françaises furent décorées de la Légion d’honneur parce qu’elles avaient donné naissance à une famille nombreuse, l’une avait 19 enfants et 30 petits-enfants, l’autre avait 15 enfants qui vivaient tous à ses côtés dans le village 1573 . La conclusion était naturellement comparative :
‘’ ‘« Dans notre société, une mère qui donne naissance à une famille nombreuse, elle n’est ni félicitée par l’opinion, ni récompensée par le gouvernement ; aucune aide n’est procurée aux mères pauvres pour élever leurs enfants. C’est une grande défaillance dans l’organisation d’un pays civilisé ; aussi bien nous les particuliers que le gouvernement devons y penser. »’Si les périodiques vietnamiens pouvaient toujours trouver des commentaires édifiants à ces faits divers, c’était parce qu’ils avaient leurs objectifs, mais aussi, pensons-nous, parce qu’ils pêchaient dans un vivier bien sélectionné. Il y aurait matière à réflexion si l’on pouvait retrouver plus exactement les sources d’informations qu’il ne leur était pas possible d’expliciter dans les conjonctures de l’époque.
Certaines autres femmes furent néanmoins citées comme exemplaires, outre les femmes de lettres, c’étaient dans la plupart des cas des scientifiques. Nous avons vu comment madame Lafugie, l’exploratrice inspirait la poétesse féministe Nguyên Thi Kiêm 1574 . Une autre qui était très admirée et aimée des Vietnamiennes, ce fut Suzanne Karpelès. Phu nu tân van lui consacra un très long article de quatre grandes pages, reprenant celui d’un périodique dont nous ignorons la nationalité, Vecka Journalen 1575 . La revue vietnamienne semble adopter totalement la position de Vecka Journalen quand elle le cita dans son chapeau à l’article :
‘’ ‘« Envoyez l’élite des femmes et les meilleurs d’entre les hommes dont puisse disposer le pouvoir colonial ; seulement ce qu’il y a de mieux en Occident devra représenter l’Europe en Orient. Des hommes et des femmes libres, nobles, sans préjugés de couleur et sans orgueil de race, mais marqués au front du sceau de l’Humanité vraie. »’Elle présenta Suzanne Karpelès comme linguiste, orientaliste de profession et, en plus organisatrice et politicienne de talent. Elle loua son « talent de s’identifier avec la tâche entreprise » et affirma : « Sa conception n’est pas une conception européenne. On dit en plaisantant qu’elle devait être nonne bouddhiste dans son existence antérieure. » L’orientaliste s’adaptait en effet à merveille à son environnement, ce qui ne manquait pas d’être salué. On l’admirait non en tant qu’Européenne mais que femme ; pourtant on ne pouvait s’empêcher de remarquer comment elle avait su faire bouger la ligne de genre :
‘’ ‘« C’est extraordinaire qu’une si jeune femme soit à la tête d’un Institut religieux de plusieurs milliers de bonzes. Mlle Suzanne Karpelès a des relations intimes (thân mât) avec les bonzes mais garde aussi sa réserve. Les bonzes n’ont pas le droit d’entrer seul dans son bureau, il faut être à plusieurs ; ne peut lui donner quelque chose la main à la main, il faut lui poser le livre sur un coin de la table et la saluer poliment avant qu’elle ne prenne le livre. »’Elève de l’Ecole française d’Extrême-Orient, Suzanne Karpelès fut mutée à Phnom Penh en 1924 pour s’occuper de la bibliothèque royale et pour créer une école d’apprentissage du pali. En comprenant bien la position des bonzes dans la société cambodgienne – « le bonze au Cambodge était à la fois berger des âmes, maître et ami, médecin, un assistant dans toutes les situations de la vie », dit-elle – Karpelès put collecter 5000 manuscrits en pali de la part de la population comme don à la bibliothèque et entreprit de les faire imprimer ; elle initia une automobile-librairie, une bibliothèque circulante pour diffuser les livres jusqu’à la campagne éloignée. Elle témoigna :
‘’ ‘« Grâce à la bibliothèque circulante, j’ai pu développer le contact avec les provinces du pays. Au début, je n’avais de contact qu’avec les bonzes, mais ensuite j’ai été heureuse de voir les femmes participer à notre œuvre et mêler leurs prières à celles des hommes. C’est pour cela que, si autrefois les femmes n’avaient pas le droit de fréquenter les pagodes, aujourd’hui dans n’importe quelle pagode les femmes ont la liberté d’entrer et de sortir, sans aucune différence avec les hommes. »’L’auteur de l’article n’ignorait pas la signification politique de l’œuvre coloniale 1576 mais reconnut :
‘’ ‘« En discutant avec Suzanne Karpelès, on ne peut ne pas s’étonner du fait qu’elle se considère comme un instrument au service du Cambodge et défend de tout cœur sans se fatiguer tout ce qui peut être utile au développement des intérêts cambodgiens, et organise de façon impeccable. On en a l’impression qu’elle ne se soucie pas un seul moment de l’intérêt de la mère-patrie dans tout ce qu’elle fait ».’Ce qui les amenait sans doute, aussi bien l’auteur que la traductrice vietnamienne de l’article à adhérer au point de vue de la féministe française :
‘’ ‘« Elle est convaincue que la colonisation comme elle le fait est susceptible de rapprocher l’Occident de l’Orient et d’améliorer la compréhension mutuelle.’ ‘Cela fait presque dix ans qu’elle est en Indochine et elle regrette toujours que les intellectuelles françaises ne soient pas plus nombreuses en colonie pour l’aider, car elle est profondément convaincue de la mission des Européennes dans ce lieu d’ancienne culture asiatique. »’Les propos de Suzanne Karpelès, qui témoignaient d’une certaine culture féminine transnationale devaient aller droit au cœur des femmes indochinoises à l’époque encore plus sentimentales qu’aujourd’hui :
‘’ ‘« Nous autres femmes, dans tout ce que nous faisons, nous témoignons d’une plus grande douceur et d’un plus grand dévouement que les hommes ; c’est pour cela qu’il nous est plus facile d’émouvoir le caractère des Asiatiques. Des paroles qui viennent du fond du cœur (chi thanh), un regard de sympathie sont capables de créer des relations où une attitude sévère ne peut réussir. »’Cette même intellectuelle féministe fut accueillie chaleureusement 1577 au siège de l’Association éducative professionnelle pour les femmes (NCHH) à Huê, où elle posa une série de questions très précises sur l’éventuelle existence d’association analogue dans d’autres provinces du pays. Phu nu tân van jubila ensuite en intitulant l’un de ses articles « Phu nu tân van aux Etats généraux du féminisme à Paris » 1578 , suivi d’un encadré : « Mademoiselle Karpelès a parlé de la situation actuelle des femmes vietnamiennes et de notre revue. » ! L’article était illustré d’un portrait en médaillon de G. Avril de Saint-Croix, qui avait présidé les Etats généraux. On y relatait que Suzanne Karpelès avait fait un très long rapport sur les Françaises en Indochine et les Indochinoises, dont Phu nu tân van ne traduisait que des extraits sur les Vietnamiennes. Voici le passage sur Phu nu tân van :
‘’ ‘« En Cochinchine, il n’y a pas non plus d’organisation structurée, mais on diffuse un périodique annamite, Phu nu tân van, créé par une jeune femme cochinchinoise, madame Nguyên Duc Nhuân. Ce périodique a beaucoup de lecteurs. Grâce à lui, les Cochinchinoises se réunissaient souvent pour des œuvres de charité. Phu nu tân van se spécialise dans l’éducation féminine et dans l’évolution spirituelle et sociale des femmes vietnamiennes. Il existe sans doute dans le genre féminin (phu nu gioi) cochinchinois d’autres initiatives de ce type, mais je regrette de ne pas en avoir pris connaissance. »’L’article n’oublia pas de rendre compte des propositions soumises par les Etats généraux du Féminisme au gouvernement français concernant les Vietnamiennes : création d’école d’enseignement ménager pour enseigner l’hygiène et la puériculture aux femmes, formation d’un plus grand nombre d’infirmières, réduction immédiate de la vente d’alcool et d’opium, création d’école de filles à la campagne, comme des écoles de garçons.
« Thông minh cua dan ba. Môt nguoi dan ba, chi nho gioi meo luât tiêng Lang sa, ma duoc kiên (Intelligence de femme. Une femme, uniquement parce qu’elle était bonne en grammaire française, a gagné son procès) », Phu nu tân van, n° 3, 16/5/1929.
« Môt ba me duoc Bac dâu bôi tinh vi da de duoc 19 nguoi con (Une mère est décorée de la Légion d’honneur parce qu’elle a donné naissance à 19 enfants) », Phu nu tân van, n° 72, 2/10/1930, p. 6.
Voir supra chapitre II.
L. D., « Môt nguoi dan ba Phap lam truong hoc vien Phât hoc o Dông Duong (Une femme française dirige un institut bouddhique en Indochine) », Phu nu tân van, n°190, 9/3/1933, p. 5-8. Les mots soulignés le sont dans l’original.
Il note : « Le Cambodge était finalement très influencé par le Siam. Les bonzes allaient à pied jusqu'au Siam pour s’instruire sur le bouddhisme et rédigeaient des ouvrages en Siam. Les Français ont créé l’Institut bouddhique pour libérer les Cambodgiens du joug siamois, ils ont créé l’Ecole pour que les Cambodgiens n’aient plus à aller au Siam. »
Avec Colette Renié, elles se présentaient toutes les deux de la part de la « Bibliothèque Est-Ouest (Dông Tây tho viên) » cambodgienne. Les détails de cet entretien sont relatés dans un article de la Cloche du matin intitulé « Môt cuôc tiêp ruoc cua Nu công hoc hôi o Huê (Une réception de NCHH à Huê) », Thân chung, n° 13, 21/1/1929, p. 3.
« Phu nu tân van tai Phu nu hôi nghi o Paris. Cô Karpelès co noi toi hiên tinh phu nu Viêt Nam va noi toi bôn bao », Phu nu tân van, n° 92, 23/7/1931, p. 5-6. Remarquons que les Etats généraux du Féminisme, en français entre parenthèses dans le corps de l’article, a été traduit très discrètement par Réunion de femmes.