La plus grande partie des rubriques réservées à l’international dans la presse féminine et féministe concernait des thèmes tels que l’éducation des filles, les droits des femmes dans les pays occidentaux et l’évolution des mœurs, les progrès des femmes dans les pays asiatiques voisins. Le thème préféré par excellence était bien évidemment les stratégies de modernisation adoptées par les femmes asiatiques. Il est intéressant de noter qu’à l’époque, sans doute parce qu’elles étaient dépourvues d’apriori dans le choix des exemples à suivre 1579 , les féministes vietnamiennes semblaient trouver bien plus à apprendre des femmes indiennes et japonaises que des femmes chinoises, même si Phu nu tân van informait régulièrement des exploits de quelques Chinoises exceptionnelles. Les impressions qu’en retirait Nguyên Trung Nguyêt après ses premiers contacts en territoire chinois furent également ambigües et controversées, on y discerne beaucoup plus de déception et de scepticisme que de conviction renforcée. Du Japon, les Vietnamien-nes admiraient surtout la généralisation des écoles de filles ouvertes partout dans le pays à partir de l’ère Meiji, sans oublier d’insister sur les prédispositions japonaises antérieures à cet avènement d’un empereur résolument réformiste. De l’Inde, ils appréciaient la recherche d’une modernisation en profondeur et le souci de préserver une identité orientale. Se référant à l’interview effectuée par « la journaliste d’une revue féminine française » 1580 , une journaliste anonyme 1581 de Phu nu tân van rapporta les propos suivants de l’interview de l’Indienne Rama Rao durant une réunion internationale des femmes (ou des féministes ?) à Berlin en 1928 :
‘’ ‘Madame, je vois que vous êtes très dynamique. Est-ce que toutes les femmes de votre pays sont aussi dynamiques que les hommes ?’ ‘Non, elles sont pour la plupart encore trop timorées. Les hommes sont toujours obligés de travailler pour les prendre en charge. Mais les Indiennes sont aussi favorables aux réformes éducatives, sociales et politiques. Ce sont les trois domaines qui nous intéressent le plus. Bien que nos femmes ne soient pas encore aussi savantes que les hommes, celles d’entre elles qui ont une instruction la plus poussée occupent une position de plus en plus importante dans la société.’ ‘Est-ce que les Indiennes s’orientent entièrement vers la culture européenne ?’ ‘Nous voulons certainement progresser, surtout au point de vue philosophique. Nous voulons pénétrer tout ce qu’il y a de bien dans les autres pays. Nous ne voulons pas imiter la beauté extérieure des Européennes. Nous ne sommes pas jalouses de votre beauté physique, nous souhaitons seulement en apprendre de votre esprit supérieur. (…) Nous ne voulons pas encourager l’envie et la concussion chez nous. Qu’on apprenne ce qui est bien, mais pas ce qui est mauvais. 1582 ’Phu nu tân van était également très sensible aux organisations représentatives des femmes et de leurs activités. Un long article de trois pages et demi grand format, avec 7 illustrations fut consacré à la Conférence des femmes de toute l’Asie, tenue à Lahore du 19 au 25/1/1931 1583 . L’auteure commença par déplorer avec dépit et amertume l’absence des Vietnamiennes mais en prit son parti : « Nous devons seulement nous critiquer. Nous sommes encore trop viles, trop lâches, ce qui fait qu’on ne nous connaît pas encore en ce monde. » Elle présenta ensuite les objectifs de la Conférence : resserrer le lien de solidarité entre les femmes qui avaient une culture orientale en partage ; reconnaître et préserver les valeurs orientales (simplicité, philosophie, beaux-arts, valorisation de la famille, respect des parents) pour l’intérêt de leurs propres nations et des nations du monde ; identifier des défaillances afin d’y remédier (faiblesse, ignorance, misère, bas salaire, mortalité infantile, mœurs matrimoniaux rétrogrades, etc.) ; intégrer de manière sélective des valeurs occidentales (éducation, habillement, liberté d’action, cinéma, mécanique,…) ; favoriser les échanges de pensées et d’expériences entre femmes asiatiques ; promouvoir la paix dans le monde. Elle rendit compte également des motions concrètes de la Conférence et termina par une exhortation : « Sœurs, souhaitez-vous que nous autres Vietnamiennes serons un jour connues et siégerons à une telle conférence ? Alors, apprenons, efforçons-nous, faisons nous connaître ! »
En 1933, de nouveau Phu nu tân van déplora 1584 que « les femmes annamites en France n’aient pas profité de l’occasion pour demander la parole, afin d’exprimer l’état de nos compatriotes femmes en Indochine » à la réunion internationale des femmes qui se tenait à Marseille au mois de mars. « Le but et les slogans de cette réunion ne conviennent pas tout à fait à nous comme à toutes les femmes européennes, mais les femmes annamites résidant en France auraient pu se servir de cette tribune pour se faire connaître », regretta l’auteure. Plus assertive que quelques années auparavant, elle exprima ce qu’une Vietnamienne « aurait dû dire » dans une telle réunion. Que les femmes vietnamiennes travaillaient 13 heures par jour avec un salaire inférieur à celui des hommes, qu’elles n’avaient pas le droit de vote. Que la prostitution se développait de façon effrayante, alimentée par le chômage des femmes et des fillettes à la campagne, etc. Elle n’hésita pas non plus à donner son avis sur la paix dans le monde et de réfuter les avis qu’elle trouvait « erronés » :
‘’ ‘« Quelques femmes à Marseille ont dit que l’influence “conciliatrice” des femmes pourrait éviter la guerre aux pays, c’est une erreur. Même si les femmes savent très bien se lamenter et supplier, le danger de la guerre reste intact. Les contradictions entre les pays sont multiples. Comment les larmes des femmes pourraient éteindre le feu de la guerre ? Les chômeurs sont innombrables, les naissances sont en surplus et les peuples manquent de ce dont ils ont besoin, les crises de croissance sont incessantes, ce sont des conditions pour de futures guerres. Si elles avaient participé aux réunions, les femmes annamites auraient pu dire aux représentants des autres pays que si l’on veut anéantir le danger de la guerre, il n’est pas possible de se fier sur l’influence conciliatrice des femmes. Si les Vietnamiennes avaient pu parler à cette réunion, elles auraient pu montrer aux représentants que les femmes doivent lutter comme les hommes pour exterminer les conditions économiques et sociales qui font le malheur de l’humanité entière. »’A l’occasion de son quatrième anniversaire 1585 , Phu nu tân van ne put s’empêcher de se féliciter sur le chemin parcouru :
‘’ ‘« En seulement quatre ans, 18 millions d’habitants d’un pays arriéré ont fait un bond pour en arriver au même niveau des peuples modernes. Cela veut dire que les gens de chez nous sont maintenant habitués aux problèmes économiques, politiques, sociaux qui préoccupent les pays avancés. »’La circulation des informations et des idées n’a pas peu contribué à ce bond en avant.
Une dernière remarque, non des moins importantes. La presse vietnamienne en général, féminine et féministe en particulier, gagnait sans doute beaucoup à avoir pu collecter des informations du monde entier (même si ce devait être en grande partie grâce à la presse en langue française, ce qui est probable mais reste à démontrer) car elle pouvait ainsi réfuter les quelques arguments (certes minoritaires, du moins dans la presse progressiste sur laquelle nous avons travaillé) selon lesquels il ne fallait pas prétendre à ce que les Français-es n’obtenaient pas encore. Car il était bien connu que les femmes françaises n’étaient pas les plus avancées quant aux acquis féministes. En informant sur la participation féminine à la 11ème réunion annuelle de la Société des Nations à Genève en 1930, Phu nu tân van cita les représentantes de l’Angleterre, de l’Allemagne et fit la remarque : « La France est un grand pays, mais elle n’a aucune représentante car les femmes n’ont pas encore le droit de vote dans leur pays, on ne peut pas compter avec elle à l’international. » 1586
Le pourquoi de ce « retard » français devait certainement poser question, une question dont on renonçait à débattre en public. Dans un article où elle cita clairement ses références car elles étaient sur place 1587 , une journaliste anonyme de Phu nu tân van posa le problème, mais s’interdit aussitôt d’y répondre :
‘’ ‘« La France a la première au monde donné naissance au germe de la liberté. Depuis la fin du 18ème et le début du 19ème siècle, la vague révolutionnaire y a pris sa source pour se déferler partout. Le droit de l’homme et la démocratie ont été initiés en premier lieu par des philosophes comme Montesquieu et Rousseau. Et pourtant, la question féminine en France jusqu’à maintenant en est encore à un niveau guère plus élevé que celui des femmes annamites. Quelle est la raison de cette situation surprenante, nous n’allons pas en parler dans cet article. Nous nous basons seulement sur un éditorial du Courrier saïgonnais pour vous décrire, sœurs et frères, la situation actuelle de la question féminine en France. Il ne sera pas inutile d’examiner ce qui se passe ailleurs pour réfléchir sur nos affaires. » 1588 ’Il serait intéressant d’en retrouver un jour des traces des discussions non publiées que les féministes vietnamiennes ne manquaient certainement pas d’effectuer à ce sujet. Elles restaient cependant attentives quant aux propositions de réformes, d’amélioration de la situation, car elles se sentaient plus ou moins concernées. Le sujet de l’article précité portait sur un projet de loi présenté à l’Assemblée par le député René Richard, qui proposait « en ce moment où la demande suffragiste des femmes est effervescente, des amendements nécessaires au Code civil qui leur est par trop sévère et préjudiciable. »
A l’écoute 1589 de l’évolution de la question féminine dans le monde entier, Phu nu tân van se réjouissait ainsi de l’interdiction de la prostitution en Espagne 1590 , informait à plusieurs reprises sur les femmes parlementaires britanniques et plus particulièrement sur la ministre du Travail Bonfield, notait soigneusement les progrès chinois, savait que le féminisme était le plus développé dans les pays scandinaves et aux Etats-Unis. Elle était même attentive aux « excès » du féminisme dans certains pays et se montra compréhensive par exemple vis-à-vis des Autrichiens qui commencèrent à s’organiser pour se défendre 1591 . Ce conflit entre les sexes devrait, dit-elle, « servir de leçons pour ceux/celles qui suivaient. »
Une conclusion s’impose : grâce à la circulation des informations et des idées, relayée par la presse féminine et féministe vietnamienne, l’évolution de la conscience de genre s’est considérablement accélérée, diversifiée. L’existence souvent perturbée et la courte vie de ces périodiques ont dû par contre freiner le mouvement et/ou avorter des projets naissants.
Nous pensons que cette interprétation est plus vraisemblable que celle basée sur les sources de documentation, car il n’y avait pas de raison que les informations en provenance de l’Inde puissent être plus facilement accessibles que de Chine.
Ni la journaliste ni la revue n’a été nommée ; nous pensons que le souci était d’ordre politique, il n’était sans doute pas sécurisant pour le périodique vietnamien de rendre publiques toutes ses sources de documentation.
Un grand nombre d’articles de Phu nu tân van comme d’autres périodiques étaient signés des initiales du nom du périodique (PNTV ou PN pour Phu nu tân van) ou demeuraient anonymes.
« Tâm guong cho chi em ta soi. Dan ba Ân Dô. (Un exemple que nos sœurs devraient suivre. Les femmes indiennes) », Phu nu tân van, n° 75, 23/10/1930, p. 20.
Mme VÂN DAI, « Toan A châu Phu nu Dai hôi nghi (Conférence des Femmes de Toute l’Asie) », Phu nu tân van, n° 85, 4/6/1931, p. 12-15. Encore une fois, les sources ne furent pas citées ; on peut supposer, à travers les notes entre parenthèses que les sources devaient être en français mais aussi en chinois.
DUONG CHÂU, « Tieng chuong cua dan ba An nam o ngoai quoc (Le son de cloche des femmes vietnamiennes à l’étranger) », Phu nu tân van, n° 200, 18/5/1933, p. 1-2.
PNTV, « Bôn nam tranh dâu cua Phu nu tân van, (Quatre ans de lutte de Phu nu tân van), 2/5/1929-2/5/1933», Phu nu tân van, n° 198, 4/5/1933, p. 3.
« Dan ba di du hoi Liêt quôc (Des femmes qui participent à la réunion de la Société des Nations) », Phu nu tân van, n° 78, 20/11/1930, p. 13.
L’article de Phu nu tân van faisait référence à un autre du Courrier saïgonnais, sans précision de date.
« Phu nu nuoc Phap duong o vao cai trinh dô nao ? (Où en sont les femmes françaises ?) », Phu nu tân van, n° 19, 5/9/1929, p. 15.
Une rubrique de Phu nu tân van est intitulée « Nghe dê lam tai (A l’écoute) ». Il n’est pas rare d’y trouver des informations les plus diverses sur les femmes dans le monde.
« Nuoc Ech-banh sap câm tiêt su lam di. (L’Espagne va strictement interdire la prostitution) », Phu nu tân van, n° 189, 2/3/33, p. 3.
« Cai hoa nu quyên o nuoc Autriche (Le fléau féministe en Autriche) », Phu nu tân van, n° 11, 11/7/1929, p. 7.