Chapitre VIII : Un premier bilan ?

« Nous devons nous solidariser pour réclamer et obtenir la liberté et l’égalité. La lutte émancipatrice du genre féminin (gioi phu nu) sera de longue haleine. Après le succès de la révolution et l’établissement du gouvernement révolutionnaire, cette lutte devra toujours se poursuivre. La hiérarchie où le masculin prime sur le féminin n’existe pas seulement dans les classes exploiteuses, elle est profondément imprégnée dans l’esprit de tout un chacun. Son expression chez les femmes est ce complexe d’infériorité et cette étroitesse d’esprit quand on est entre femmes. Les hommes, y compris les membres du Parti, ne se sont pas débarrassés des mauvaises habitudes de privilégier le masculin au dépens du féminin. C’est justement pour cela que notre solidarité entre femmes doit être soutenue de manière durable. »

Nguyên Thi Minh Khai , 1936

Maintenant qu’il convient de dresser un premier bilan, nous allons d’abord récapituler les acquis. La recherche a permis de répondre par l’affirmative à la question que nous nous sommes posée il y a une dizaine d’années : « Peut-on parler d’un féminisme vietnamien ? » Réagissant positivement à ce qu’on appelait à l’époque « le déferlement de la vague féministe (lan song nu quyên, littéralement la vague du droit des femmes) » d’origine occidentale, les femmes vietnamiennes se sont affirmées dans plusieurs domaines d’activité ; elles ont commencé à conceptualiser et à théoriser sur l’égalité de genre, sur la place et le rôle des femmes dans la famille et dans la société ; elles ont effectivement joué un rôle politique en tant que femmes. Le féminisme vietnamien, dans ses différentes variantes et tendances, s’est résolument rangé du côté moderniste et patriote et en a tiré une grande partie de sa force de conviction à l’égard des femmes comme d’autres acteurs influents de la société et des familles. Il n’en a pas perdu son identité propre et ne s’est pas moins concentré sur ses objectifs spécifiquement féministes.

Pourquoi cependant une flambée si éphémère ? La question mérite d’être doublement examinée. D’une part en soulignant ce qui peut expliquer l’émergence de la conscience de genre à partir d’un terrain en apparence peu propice, puis une floraison si puissante dans son dynamisme et si riche dans sa diversité d’idées émancipatrices, de volonté d’affirmation de soi. D’autre part, en essayant de rendre compte du caractère éphémère de ces premières manifestations féministes vietnamiennes. Le mouvement aurait-il manqué de structuration à la manière d’autres partis politiques ? Aurait-il été victime de la répression colonialiste ou au contraire, aurait-il plutôt souffert de son intégration et de son appropriation par d’autres causes politiques jugées prioritaires ? Les obstacles et contraintes inhibitrices étaient-ils d’ordre culturel, social ou politique ?

Nous terminerons en évoquant rapidement les deuxième et troisième vagues, juste pour ouvrir la piste à des investigations futures, qui seules permettront de mieux déterminer si le premier féminisme des années 1918-1945 a été irrémédiablement sacrifié surl’autel de la lutte anticolonialiste – ce qui amènerait à un vœu de ressusciter et de cultiver, entre autre héritage les valeurs démocratiques et humanistes qu’il a générées en son siècle – ou si, au contraire, il est possible de reconstituer, de l’un aux autres, des liens de transmission ou d’affiliation, si ténus soient-ils.