Conciliation et harmonie

La conciliation et l’harmonie étaient admises majoritairement comme principes dans les positions plus ou moins féministes de la part des femmes comme des hommes. Conciliation entre l’ancien et le nouveau, entre l’Orient et l’Occident – soit, en clair, entre les us et coutumes vietnamiens (se croyant) profondément imprégnés de philosophies chinoises et les nouvelles pratiques françaises. Harmonie qu’on souhaitait préserver au sein de la grande famille, entre les générations, entre ceux et celles qui avaient bénéficié de l’instruction moderne et les autres qui ne l’avaient pas connue, et bien évidemment entre conjoints car le bonheur de couple a toujours été conçu sur la base de l’harmonie, même si celle-ci pouvait être tout à fait formelle et illusoire.

La prise de position de Phu nu tân van dans ses premiers numéros fut ainsi saluée par un “féministe averti” comme devait se considérer Nguyên Van Vinh 1595  :

‘’ ‘« Madame Nguyên Duc Nhuân m’a écrit pour me renseigner sur ses principes directeurs, ses objectifs et le genre de sa revue. J’en suis pleinement satisfait, car il n’y a rien de trop radical, il n’y a aucune exigence de droits monstrueux et bizarres, comme chez les féministes 1596 des autres pays. » 1597

Phu nu tân van recommanda en effet dans sa proclamation programmatoire :

‘’ ‘« Il faut faire comprendre aux femmes que dans notre moralité et nos coutumes il y a bien des douceurs et des valeurs élevées, c’est un patrimoine 1598 légués par nos ancêtres, auquel nous devons rendre hommage. C’est évident qu’il faut changer et évoluer conformément à notre temps. Mais il faut aussi préserver avec respect ce qui est bien dans notre identité. Il faut se garder d’une liberté excessive au point d’en oublier parents et époux dans la famille, d’en devenir mal élevées dans la société. Quand nous apprenons d’autrui, il s’agit de parvenir au cœur de leur savoir et non pas de s’arrêter à l’apparence. » 1599  ’

Concilier l’ancien temps et la modernité, les qualités traditionnelles orientales et les valeurs nouvelles importées de l’Occident, les devoirs d’épouse et de mère avec le développement personnel d’une femme instruite, c’étaient à la fois l’objectif, l’idéal, le projet réformateur et éducateur que poursuivaient plus d’un-e féministe des années 1920, 1930. Pourquoi cette persévérance à la conciliation ?

Cela tenait d’abord des valeurs inculquées depuis des millénaires par les philosophies extrême-orientales. Le confucianisme privilégiait l’ordre, la paix – par opposition au désordre, à la subversion (remplacement de l’existant par une nouveauté différente qui l’aurait (re)nié) considérée comme impie. La plus grande félicité qu’il appelait de tous ses vœux était la suprême harmonie (thai hoa). Le taoïsme se plaisait à jongler entre les contraires ; sa dialectique se moquait de la distinction (confucianiste) jugée simpliste et artificielle (contre-nature) entre le bien et le mal, le juste et l’injuste, le vrai et le faux, etc. Le bouddhisme prêchait le détachement, l’abandon des valeurs même opposées qui se (con)fondaient dans le néant qu’éprouvait l’illuminé qui aurait pris conscience de la nullité des valeurs quelles qu’elles fussent.

La conciliation était d’autre part inspirée, voire imposée par les conjonctures historiques. A la différence de la voie dite « révolutionnaire » qui tentait de secouer le joug de la domination étrangère par la violence insurrectionnelle, la tendance réformiste préférait jouer la carte des réformes pacifiques dans la légalité, dans un effort de négociation et d’entente franco-vietnamienne (Phap Viêt dê huê). Juste après les insurrections nationalistes de Yên Bai et les soviets de Nghê Tinh, victimes les uns et les autres de répressions sanglantes, les voix nationalistes ne pouvaient s’élever qu’en restant fidèles au choix de la lutte socioculturelle et politique non violente. Aussi bien l’Association éducativeprofessionnelle pour les femmes (NCHH) à Huê que Phu nu tân van à Sai Gon, Phu nu thoi dam (Chroniques de femmes) à Ha Nôi s’affiliaient à ce courant.

Le choix de la conciliation s’expliquait également par l’origine sociale et intellectuelle des promoteurs et promotrices des féminismes vietnamiens de la première vague, où presque toutes et tous avaient été formés aux deux cultures traditionnelle et moderne. Ce choix s’exprimait par des propos modérés qui évitaient soigneusement tout ce qui pouvait être taxé d’extrémisme. En le replaçant en son époque, il serait par contre injuste de ne pas y reconnaître une prise de position innovante, un progrès certain par rapport à la vision largement partagée à peine un demi-siècle plus tôt. Dans cette vision-là, l’Orient et l’Occident avaient été vus comme irréversiblement différents, opposés et s’excluant l’un l’autre.

Prêcher la conciliation au lieu de faire table rase du passé était aussi une nécessité pour ceux et celles qui ne se résignaient pas à s’aliéner au profit d’une civilisation exogène, qui en plus, régnait en dominateur arrogant. Mêmes les membres du groupe Tu luc, les promoteurs les plus déterminés de l’européanisation, une européanisation qu’ils préconisaient complète, immédiate, sans tergiversations, restaient très “conciliateurs” en ce qui concernait les femmes, sauf le cas quelque peu symbolique de Loan dans Rupture. L’européanisation qu’ils appelaient de leurs vœux concernaient les valeurs de la raison, de la dignité et de l’autonomie personnelles, une modernisation « du dedans », aimait-on dire, et non pas en apparence, dans les signes extérieurs jugés superficiels. Dans ses dessins humoristiques et satiriques, nouveau mode d’expression dont Mœurs (Phong hoa) du groupe Tu luc était friand, cette revue ridiculisait aussi bien les administrateurs de village obsolètes, les paysans illettrés et superstitieux que les femmes malencontreusement « modernes » qui abusaient des concepts de « liberté » et d’ « émancipation » 1600 .

S’affirmer, non pas contre mais avec, en harmonie avec les autres, avec l’autre sexe, avec des générations plus âgées ou plus jeunes, avec des personnes vivant dans des situations peu analogues aux siennes ou ayant des systèmes de valeurs différents suppose une grande tolérance. Ce n’était pas l’une des moindres originalités de l’affirmation de soi de la part des Vietnamiennes. Couteau à double tranchant, dirait-on non sans raison. Mais il y a bien un tranchant efficace, et un autre où l’on se blesse les doigts. Aussi bien l’efficacité du rôle adoucissant et harmonisateur des femmes, dont l’entourage leur était reconnaissant que leur auto emprisonnement dans des stéréotypes, leur générosité inconditionnelle et souvent peu reconnue à sa juste mesure, leur disposition au sacrifice « consenti et volontaire » étaient des réalités dans le vécu des Vietnamiennes avant 1945. Il n’empêchait, néanmoins, qu’elles aient affirmé fortement leur autonomie.

Notes
1595.

Rédacteur en chef de Dông Duong tap chi (Revue indochinoise), Nguyên Van Vinh avait participé à la création de l’école Dông kinh pour la juste cause (Dông Kinh nghia thuc) en 1908. Il y a des chercheurs de nos jours qui apprécient ce qu’ils qualifient de « féminisme » de Vinh. Replacé dans son siècle, son point de vue nous semble cependant très réservé en ce qui concerne l’émancipation des femmes, que Vinh jugeait inutile puisque déjà acquise. Mais Vinh s’affirmait en faveur des femmes ; l’expression « féminisme averti » est nôtre, qui reformule ce que Vinh pensait de sa propre attitude quant à la question des femmes.

1596.

L’auteur utilise ici la périphrase : « les défenseurs des droits de femmes (dam binh vuc nu quyên) », d’un ton péjoratif (dam).

1597.

Réponse de Nguyên Van Vinh à l’enquête « Avis des personnes célèbres du pays sur la question des femmes », Phu nu tân van, n° 4, 23/5/1929, p. 9.

1598.

Le terme utilisé est « huong hoa » (encens et feu, expression consacrée pour désigner la part de l’héritage légué – souvent mais pas obligatoirement à – l’aîné et qui devait lui donner les moyens de préserver le culte des ancêtres. Son sens dérivé est équivalent à « patrimoine ».

1599.

« Chuong trinh cua bôn bao (Notre programme), Phu nu tân van, n° 1, 2/5/1929, p. 1.

1600.

Voir les dessins humoristiques de Phong hoa (Mœurs) reproduits et analysés par Nguyên Van Ky, La société vietnamienne face à la modernité , op. cit.