Affirmation de l’autonomie, contre l’attitude « y lai »

Dam Phuong, la présidente fondatrice de l’Association éducative professionnelle pour les femmes (NCHH) définit en 1926 la raison d’être de son Association :

‘’ ‘« (…) L’habitude chez nous les femmes de nous reposer sur les autres (y lai) est si ancrée qu’elle en est devenue maladive. Elle est à l’origine de l’esclavage. Si l’on souhaite valoriser les droits des femmes, il faut commencer par retrouver la dignité féminine ; pour ce faire, il faut nous attaquer en premier lieu à cette maladie.’ ‘Quel remède ?’ ‘Il s’agit du premier objectif important de notre association. Le remède consiste à pourvoir les femmes d’un esprit d’autonomie au moyen de la professionnalisation, dans le cadre d’une union harmonieuse entre la moralité orientale et la connaissance occidentale. L’objectif suivant est de s’unir pour défendre nos droits et intérêts. » 1601

Phu nu tân van ne cessait de promouvoir l’autonomie féminine, en raillant les femmes au foyer qui se reposaient entièrement sur leurs époux et se contentaient de se faire entretenir. Un dessin humoristique intitulé « Egalité de droit entre l’homme et la femme » représentait une femme en train de réclamer de l’argent à son mari pour s’acheter une robe de couleur (nouvelle mode des « femmes modernes »). Le mari lui répliqua : « Voyons, tu n’arrêtes pas de professer l’égalité homme-femme. Est-ce que je t’ai jamais demandé des sous pour m’acheter un pantalon ? » 1602

Doter les femmes d’un métier pour qu’elles soient financièrement indépendantes étaient l’objectif commun à plusieurs initiatives et organisations féministes. Dénoncer l’habitude ancrée de se reposer sur un homme et appeler à en finir avec ce comportement que l’enseignement des trois obéissances et des quatre vertus n’avait pas peu contribué à renforcer constituaient un projet de former des femmes modernes, différentes de leurs mères et grands-mères. Alors que les organisations militantes poussaient les femmes à changer dans l’objectif de les mobiliser dans la lutte anticolonialiste, des modernistes comme les écrivains de Tu luc ou les féministes de Phu nu tân van et d’autres journaux et revues féminins visaient directement une transformation en profondeur de l’identité féminine et du rapport homme-femme. Aux maris qui reprochaient à leurs femmes « trop » instruites de se disputer souvent et de semer la discorde dans la famille, Nguyên Thi Kiêm affirmait qu’il ne pouvait jamais y avoir de divergence entre conjoints de même niveau.

‘’ ‘« En plus, insista-t-elle, c’est de la discussion que jaillit la lumière, y compris au sein du foyer. S’il y en a un seul qui donne des ordres et que l’autre ne fait qu’obéir, comment savoir que les ordres sont pertinents ? » 1603

L’autonomie de la pensée, l’autonomie dans les études supérieures, dans l’enseignement, dans l’action militante comme dans l’activité créatrice supposaient une valorisation de l’individu-femme qui se serait imposée en tant que personne libre. Cependant, rares étaient les prises de position qui furent allées aussi loin dans l’affirmation identitaire. Car les féminismes vietnamiens étaient très majoritairement relationnels.

Nombreux étaient les phénomènes d’identification, de substitution ou de sublimation du devoir, du dévouement à servir, de la dépendance auxquels les femmes vietnamiennes – qui persistaient à se définir comme femmes orientales différentes des occidentales souvent jugées frivoles et individualistes – s’accrochaient comme à leur raison d’être et à leur fierté de se percevoir et d’être perçues comme « femmes de bien ». Si les élèves filles ne ménageaient pas leurs efforts studieux, c’était moins pour prouver qu’elles étaient aussi douées que les garçons que pour se rendre plus savantes, plus utiles par la suite en qualité d’épouses et de mères. Une enseignante des écoles publiques témoignait de son esprit critique quand elle s’éleva durement contre l’enseignement existant – qu’elle reprochait d’être « mauvais, futile et plein de défauts » – pour appeler de ses vœux des réformes radicales. Constatant que neuf dixièmes d’élèves filles n’avaient pas la possibilité de poursuivre les études au-delà de l’instruction primaire, elle suggérait de leur inculquer un enseignement différencié par rapport à celui destiné aux garçons. Comme ces élèves ne pouvaient travailler autrement qu’en qualité d’enseignante ou de sage-femme, il fallait penser à les rendre utiles d’une autre façon. Le bilan de l’institutrice était sévère :

‘’ ‘« Peu de jeunes filles sorties du collège savent bien faire la cuisine, la couture, bien élever leurs enfants, ou trouver un métier quelconque pour s’installer de manière autonome. Pourquoi  ? Parce que pendant qu’elles allaient à l’école, personne ne leur a appris tout cela. Ce qui signifie que l’école ne leur a pas enseigné ce qui serait utile et pratique dans leur vie. Je suis très pessimiste quant à l’éducation féminine dans notre pays. Non seulement les jeunes filles instruites ne sont d’aucune utilité à la vie sociale, elles ne sont bonnes à rien dans leur vie personnelle. 1604  »’

La pédiatrie devait être enseignée aux fillettes, préconisa-t-elle dès l’âge de neuf ans, car celles-ci pouvaient l’appliquer de suite pour soigner leurs plus jeunes frères et sœurs. Une jeune fille instruite qui avait de larges connaissances « mais qui ne savait pas bien remplir sa mission d’élever les enfants ne saurait être considérée comme méritante en tant que femme. »

Un autre “édito” de Phu nu tân van signé « Une femme de Huê » fut intitulé pompeusement : « Comment faire pour que les femmes soient émancipées ? » 1605 en faisant la promotion d’une exposition-vente des productions artisanales de femmes. L’auteure émit le vœu que ce genre d’exposition 1606 soit organisé régulièrement dans les grandes villes. L’activité serait utile

‘’ ‘« à trois catégories de femmes : premièrement les élèves filles auraient l’opportunité d’observer afin de se choisir un métier après l’école ; deuxièmement les femmes des classes laborieuses pouvaient faire voir leurs talents au public ; troisièmement les femmes pourvues d’un capital pouvaient en déterminer un domaine où elles investiraient pour monter une entreprise afin de développer les produits du pays et donner du travail aux autres. »’

Il est remarquable de voir que deux approches en apparence divergentes se rejoignent dans une seule et même volonté d’accroître l’autonomie des femmes en les rendant plus utiles.

Les modernistes étaient aussi vigilants quant à l’apparence féminine, qu’ils souhaitaient transformer conformément aux nouvelles valeurs. Un grand nombre de qualificatifs étaient traditionnellement utilisés à propos des femmes et surtout des jeunes filles : nhut nhat, rut re, khep nep qui décrivaient l’attitude timide, excessivement réservée et polie, ben len, e lê, e then, then tho qui exprimaient une confusion – réelle ou feinte – considérée comme le signe d’une bonne éducation féminine. Une collaboratrice de Mœurs qui signait madame NQ, alias Nguyên Thi Huyên Châu 1607 s’insurgea contre cette habitude d’être then tho, e lê, de rougir et de se cacher la bouche en parlant, de baisser la tête face à un homme. C’était, dit-elle, la conséquence de mœurs contraignantes, dont il était temps de se débarrasser. Il ne s’agissait pas de « rire et parler à haute voix, d’avoir des comportements ridicules, de gesticuler comme des hommes. Il fallait garder notre nature innée qui était d’être douces, gentilles. Je vous demande seulement de rester spontanées, de vous comporter de la même façon face aux hommes comme aux femmes. » Notons la ferme conviction sur « la nature innée » qui était décrite par un bien plus grand nombre de qualificatifs synonymes (nous n’en avons retenu que deux dans la traduction). Le sens de l’égalité et de la dignité était cependant clairement exprimé :

‘« En résumé, éloignez-vous donc de cette timidité et de cette confusion, qui ne vous emmènent qu’à la faiblesse et à la lâcheté, qui entravent votre progrès et nuisent à la dignité et à la qualité des femmes. »’

Etre autonomes supposait ainsi de remettre en cause les relations avec autrui.

Notes
1601.

Extraits dans Dam Phuong nu su (1881-1947), op. cit., p. 100. Nous suivons ici les biographes de Dam Phuong. Nhu Mân, la secrétaire de NCHH, reproduit ces mêmes paroles qui figuraient, témoigne-t-elle, dans le discours de la cérémonie d’inauguration. D’après Nhu Mân, ce discours fut prononcé en vietnamien par Dam Phuong et la traduction française par elle-même. Les trois objectifs annoncés par écrit dans l’article « Nu công hoc hôi ra doi (L’Association éducative professionnelle pour les femmes a vu le jour) », Trung Bac tân van, 17/5/1926, avaient été moins “subversifs” : former les femmes aux métiers féminins (tâp luyên nu công) ; éduquer sur le rôle social et familial des femmes (phu nhon chuc vu) et ouvrir la voie à la connaissance aux jeunes adolescentes (khai dao tri thuc nu tu) ».

1602.

Phu nu tân van, n° 78, 20/11/1930, p. 25.

1603.

« L’opinion masculine sur les féministes », L’écrivaine Nguyên Thi Manh Manh, op. cit., p. 101. C’est la conférencière qui souligne.

1604.

TRINH THU TÂM, « Sao không dem khoa hoc nuôi con vao trong chuong trinh hoc cua con gai? (Pourquoi ne pas inclure la pédiatrie dans le programme d’enseignement des filles?) », Phu nu tân van, n° 8, 20/6/1929, p. 1-2. « Pédiatrie » était traduit par une périphrase : la science de l’éducation des tout-petits.

1605.

« Lam thê nao cho phu nu duoc giai phong ? », Phu nu tân van, n° 98, 8/9/1931, p. 1-2.

1606.

Le terme utilisé est « dâu xao » : exposition pour la compétition en habileté.

1607.

« Tinh rut re cua chi em phu nu (La timidité des femmes) », Phong hoa (Mœurs), n° 65, 22/9/1936, p. 4.