Révolutionner les relations avec autrui

Déjà les lettrés du début du 20ème siècle regardaient autrement leurs épouses qui, même en silence, jouaient un rôle crucial en leur donnant les moyens – financiers et moraux – de réaliser leur vocation, d’accomplir leur devoir citoyen, qui ainsi n’était plus conçu comme exclusivement masculin. Compagne égale dans la conscience politique de la « dette envers la patrie (no nuoc) », l’épouse était autrement reconnue et valorisée comme celle qui « nourrissait et amplifiait l’ambition (truong chi) » du conjoint. La mère, instruite et cultivée, politiquement éveillée et dynamique, remplissait sa mission nourricière, éducatrice et formatrice non seulement en tant que mère. Ou, comme aimaient à le souligner les féministes de cette première vague, non seulement comme mères de leurs enfants mais comme mères de la nation, celles à qui revenaient le grand honneur et la lourde responsabilité de former et d’éduquer de nouvelles générations de Vietnamien-nes qui elles, allaient sauver la patrie et les compatriotes de l’humiliation, de la misère matérielle, intellectuelle et morale.

En comparant les modernistes et féministes de la première moitié du 20ème siècle, non seulement aux générations antérieures de Vietnamiennes mais aussi aux contemporain-es des autres pays – notamment les Occidentales qui servaient souvent de références – et des modernistes des époques ultérieures, on est frappé par la très forte connotation moralisatrice de leur projet réformateur, par leur puissante conviction largement partagée qu’ils-elles avaient une mission à remplir à l’égard d’autrui. Les enseignant-es vis-à-vis de leurs élèves, les cadres révolutionnaires vis-à-vis de plus jeunes camarades, mais aussi les écrivain-es, poètes et poétesses, les journalistes, conférenciers et éditeurs, éditrices se positionnaient naturellement comme des éducateurs-trices de nouvelles générations d’intellectuel-les, des pionnier-ères qui ouvraient le chemin, des promoteurs d’un nouveau monde, des bâtisseurs d’un nouveau Viêt Nam. Parmi ces modernistes, les féministes s’affirmaient tout naturellement comme des (promoteurs de) femmes nouvelles.

Les femmes nouvelles (tân nu luu) étaient pour leurs époux des compagnes égales parce qu’elles avaient un niveau d’instruction équivalent, la même formation intellectuelle, la même aptitude à poursuivre leurs études en France, si ce n’était au pays. Leurs époux leur reconnaissaient – ou elles s’accordaient – le droit de participer aux activités sociales, parfois aux risques et périls de leur mission et de leur bonheur d’épouse, d’amante et/ou de mère. Ainsi agissaient Nguyên Thi Giang à qui son chef et amant ordonnait d’aller faire de la propagande auprès des officiers et soldats vietnamiens de l’armée ennemie ; la mère de Trân Van Khê qui prit la décision de vendre le terrain destiné à son fils aîné pour servir la cause révolutionnaire, qui n’hésitait pas à confier ses enfants – nombreux et en bas âge – à sa belle-sœur pour se dévouer au militantisme jusqu’à y sacrifier sa vie ; Nguyên Thi Luu que son amant et supérieur hiérarchique voyait avec inquiétude se lancer dans la mission périlleuse d’approcher pour « convertir à la juste cause » un chef paysan hostile aux Français mais pas encore prêt à se ranger sous l’égide du Parti communiste, cible qui ne manquait pas de tomber amoureux d’elle au point où elle devait se munir d’un fusil pour s’en protéger. Même si elles ne se reconnaissaient pas féministes ni encore moins militantes, d’autres femmes témoignaient de comportement tout à fait nouveau, d’aspiration toute différente de celle des époques antérieures. Ainsi la poétesse Anh Tho poursuivait sa carrière d’écriture malgré l’interdiction paternelle et allait bien plus loin dans la carrière que ce dont le père n’aurait pu rêver pour lui-même, Ngân Giang se laissait emporter par sa « nature romantique » et continuait à écrire des poèmes d’amour, faisant fi des crises de jalousie violente de ses conjoints successifs et des médisances des critiques littéraires, tous des hommes, qui condamnaient son mode de vie autant qu’ils appréciaient son talent. En dépit de sa douceur et de son esprit de conciliation, Vi Kim Ngoc résista avec succès au mariage arrangé – tradition d’autant plus ancrée dans une famille comme la sienne – dès l’âge de seize ans et persistait à considérer son père, du fait de la polygamie qu’il pratiquait, comme responsable de la mort tragique de sa mère. En dépit de leur dévouement à la cause et leur soumission volontaire aux « principes » et directives du Parti, des communistes de la première génération comme Nguyên Trung Nguyêt ou Nguyên Thi Minh Khai n’en sont pas moins restées originales et libres dans certains de leurs agissements ; ainsi l’attitude de Nguyêt vis-à-vis des camarades hommes, de Minh Khai à l’égard des militantes plus jeunes ; les décisions de Minh Khai de porter elle-même au siège du journal Dân chung (Le Peuple) son article féministe, ou de se laisser avoir un enfant en suivant le conseil de madame Duong Bach Mai.

En révolutionnant leurs rapports avec autrui, les féministes et femmes modernes des années 1918-1945 parvenaient-elles à s’émanciper en tant qu’individus ?