Et l’individu-femme ?

L’un des constats les plus évidents de notre enquête a été la diversité, la richesse et la qualité des représentations de femmes dans la littérature, les arts plastiques, le théâtre, etc. Quand les femmes étaient si fréquemment et finement représentées, sollicitées, imaginées, créées et recréées, comment aurait-on pu parler de méconnaissance, d’oubli ou de sous-estimation ? Les femmes avaient certes été très présentes et très actives dans la famille et dans la société depuis des milliers d’années. Mais, en dehors du folklore et surtout des ca dao, la littérature classique ne témoignait pas à leur juste mesure de leur présence ni de leur rôle, leur contribution, encore moins de leur vie sentimentale et spirituelle. Ce fut seulement à l’ère moderne que les représentations de femmes parvinrent à cette qualité de lieu de mémoire et de réflexion. En proposant des représentations plus sexuées, la littérature en quôc ngu ouvrait la possibilité à des représentations plus individualisées. Alors que seules les femmes aristocrates (tiêu thu, mênh phu phu nhân) figuraient dans la littérature classique – du moins jusqu’avant le 19ème siècle, à la fois apogée et dernière période de la littérature en nôm – et que les ca dao ne s’intéressaient qu’aux classes populaires, la littérature en quôc ngu mettait en scène des femmes et des hommes de catégories sociales différentes, dans de multiples situations diversifiées proches de la vie réelle et sortant des stéréotypes, des scénarios-modèles (khuôn sao). Alors que les personnages de la littérature classique étaient tenues d’incarner des « caractères » – bons ou mauvais, fidèles ou traîtres, hommes de bien (quân tu) ou vilains (thât phu), femmes vertueuses ou immorales, etc. – ceux de la littérature moderne, malgré leur simplicité qui frôlait parfois le simplisme, commençaient à avoir des personnalités propres, capables d’évolution inattendue, imprévisible. Les romanciers modernes se méfiaient du scénario type (paix / amour naissant – événement / séparation – retrouvailles / réunification / récompense des bons et punition des mauvais), cherchaient à éviter la fin toujours heureuse (kêt thuc co hâu). Rien que ce réalisme, cette diversité, cette liberté toute neuve de la création littéraire permirent l’émergence de l’individu, femme et homme. L’exemple des écrivains et poètes français – la littérature française étant l’une des matières préférées d’un grand nombre d’élèves, surtout les élèves filles – initiait les jeunes écrivains, lecteurs et lectrices vietnamien-nes au goût de l’analyse psychologique, et les personnages (notamment féminins) de la littérature quôc ngu en ont souvent tiré le plus grand bénéfice. Comme toujours, mais encore plus particulièrement en cette période où l’évolution était rapide et multiforme dans les mœurs et les mentalités, la littérature puisait son inspiration dans les réalités changeantes en même temps qu’elle contribuait au changement. A ce double titre, son intérêt informatif a été accru pour l’historien.

Nous avons pu également reconstituer des parcours de femmes dans les différents domaines d’activité. Aussi bien comme sujet de l’histoire que comme objet d’études, les femmes au Viêt Nam n’ont pas jusqu’à maintenant acquis leur droit de cité dans l’enseignement et la recherche. A cause de la déficience dans la recherche scientifique en général, historique en particulier, ainsi que pour des raisons politiques plus ou moins justifiées, les sources et documents ne sont pas encore systématiquement préservés ni mis à la disposition du public. Malgré toutes ces difficultés, auxquelles s’ajoutent nos contraintes personnelles en temps de travail, notre première esquisse des portraits et parcours de femmes 1608 – qui a largement bénéficié des sources et possibilités d’investigation précieuses que constituent la préservation des périodiques, la réédition récente d’ouvrages des auteur-es de l’époque et la parution (récente également pour la plupart) de mémoires des personnes concernées ou de leurs proches – a offert des éléments d’information et de réflexion sur des personnalités singulières souvent marquées d’une forte empreinte individualisée.

Nous pensons être fondée en notant l’émergence évidente et vigoureuse de l’individu-femme dans cette période des années 1920 à 1945. La notion d’individu, notion exogène et – du moins en apparence – tout à fait étrangère, étrange, pour ne pas dire contraire à la culture millénaire extrême-orientale et représentant un défi insolent à son égard, commença à peine à émerger elle aussi. C’étaient certes des femmes instruites qui étaient les mieux préparées pour se demander qui elles étaient, ce qu’elles souhaitaient réaliser dans la vie ; pour s’interroger sur le comment de leur sensibilité et le pourquoi de leur pensée et action ; pour les exprimer, les analyser et les défendre. Quand ces femmes instruites – dans la plupart des cas à l’école franco-vietnamienne, mais non exclusivement, pensons par exemples au personnage Mai du Printemps inachevé (Nua chung xuân), à l’érudite Dam Phuong ou à la communiste Nguyên Trung Nguyêt – adhéraient au modernisme socioculturel et/ou à la lutte révolutionnaire anticolonialiste, le statut de membre d’une communauté militante semblait multiplier leur ardeur dans la pensée et leur possibilités d’action. Loin de se noyer dans l’organisation (doan thê, disait-on à l’époque), ces femmes conscientes de leur mission émancipatrice, non seulement au niveau national mais aussi du point de vue des femmes, s’affirmaient souvent de manière encore plus déterminée et plus saisissante, comme l’ont fait Nguyên Thi Giang, Nguyên Trung Nguyêt, Nguyên Thi Minh Khai ou Nguyên Thi Luu du côté des révolutionnaires, Dam Phuong, Nguyên Thi Kiêm, Phan Thi Bach Vân du côté des femmes de lettres.

Fait remarquable et significatif à plus d’un titre, les individus-femmes n’ont pas été exclusivement des intellectuelles. Et les personnalités-phares que nous avons repérées n’ont pas eu l’opportunité de poursuivre leurs études au-delà du collège 1609 . Les mouvements révolutionnaires anticolonialistes (aussi bien nationaliste qu’internationaliste) ont permis la formation intellectuelle et l’émergence d’une conscience individuelle de la personne-femme de la part de paysannes tout juste sorties de l’analphabétisme, comme dans les cas de Hoang Thi Ai au Nord, de Nguyên Thi Thâp au Sud et sans doute de beaucoup de militantes encore anonymes.

Il reste certainement d’autres personnalités féminines à découvrir ou à sortir de l’ombre et du silence. Mais on peut déjà présumer que l’environnement était favorable aux changements et que les femmes ont pris un virage en cette période de mutation. Qu’y ont-elles gagné ?

Notes
1608.

Voir notamment chapitres VI et VII.

1609.

Nous regrettons de n’avoir pu mener aucune investigation sur les femmes ayant poursuivi leurs études jusqu’à un niveau élevé, comme Hoang Thi Nga, la première à avoir obtenu son doctorat, parmi tous les étudiants vietnamiens des deux sexes en France.