Les acquis pour les femmes

S’instruire pour devenir personne humaine

Depuis des millénaires, les Vietnamiens ont adopté l’idéal de vie façonné par le confucianisme : étudier, s’instruire pour devenir une personne humaine digne de l’être (hoc dê nên nguoi). Mais aussi depuis des millénaires, ce droit à l’instruction – qui était plutôt (prétendument ?) vécu comme un devoir de s’instruire) était refusé aux femmes de manière générale. La colonisation française créa des écoles, pour la première fois pas seulement ouvertes aux garçons. Hautement significative fut ensuite l’initiative des lettrés modernistes et patriotes de fonder au début du 20ème siècle des écoles « pour la juste cause » où participaient des institutrices et des élèves filles. Comme nous l’avons analysé au chapitre II, la politique éducative coloniale constituait le cadre, mais le véritable accès aux études, la poursuite et le succès dépendaient lourdement de la volonté des familles et du choix des individus. Aussi bien Nguyêt Tuê, fille aînée du peintre de renom Nguyên Phan Chanh que Nguyên Thi Viên, simple paysanne, perdue dans les îles de sa province de Bên Tre devaient beaucoup à leur propre initiative, leurs efforts et mérites personnels pour sortir de l’analphabétisme et s’ouvrir d’autres horizons 1610 . Il est aussi intéressant de remarquer comment les parents, et dans la plupart des cas, les mères de cette génération avaient encouragé et soutenu les études des enfants filles. Rappelons la mère de Bui Thi Me qui répétait comme une obsession : « Tu ne peux pas être ignorante. Je ne peux te laisser ignorante. » Ou celle de Nguyêt Tuê qui, elle-même sachant à peine lire et écrire et assumant péniblement la charge d’une famille nombreuse dont se souciait peu le chef de famille par trop artiste, tenait à pousser sa fille à faire des études toujours plus élevées, avec une conviction simple mais généreuse : « Que vous soyez fille ou garçon, si vous êtes capables de faire des études, j’aimerais vous laisser faire. » 1611 Nous regrettons de n’avoir pas pu retrouver de document de première main – justement parce qu’elles étaient analphabètes – permettant de mieux connaître les femmes de cette génération. A travers le témoignage de leurs filles – et aussi de leurs fils, car beaucoup d’entre elles eurent un rôle aussi bénéfique vis-à-vis d’eux – il semble cependant qu’elles étaient pleinement conscientes de l’importance des études et plus particulièrement pour les filles. Qu’il était important d’être instruit, cela a toujours été vrai depuis des temps immémoriaux pour les sociétés confucéennes. Que cela fût vital pour les filles, ce fut une nouvelle perception, qui échappait encore à des hommes même ayant pleinement bénéficié de l’enseignement moderne, comme le père de Nguyêt Tuê. Il semblerait que certaines femmes, sans doute justement en partie du fait de côtoyer des hommes instruits, en ont pris une conscience aiguë, et qu’elles se souciaient même davantage du bonheur (ou de la moindre infortune) des filles, de leur réalisation de soi que d’autres raisons plus externes à la personne de ces élèves filles. Car il n’en fut pas ainsi pour tout le monde.

Le père Nguyên Dinh Tri aurait été aussi parmi les cas rares de ceux qui se souciaient des choix personnels de leurs enfants. Il offrait à chacune de ses deux filles Nguyên Thi Châu l’enseignante de collège et Nguyên Thi Kiêm, la journaliste, poétesse et militante féministe les possibilités de réaliser leur vocation différente. Des comportements nouveaux en faveur ou défaveur de la reconnaissance et du développement féminins recueillaient d’ailleurs toute l’attention de l’opinion publique. Phu nu tân van ne tarissait pas d’éloges chaleureux quand la famille, de condition modeste, trouva des soutiens pour envoyer Châu continuer ses études en France.

Les modernistes se prononçaient tous pour développer l’éducation en général et celle des filles en particulier. Une parole de Confucius était souvent rappelée : « Les femmes sont difficiles à éduquer (Phu nhon nan hoa) », mais pour la réfuter. Après avoir cité plusieurs exemples de femmes illustres de toutes les nationalités et de tout temps, une journaliste anonyme 1612 de Phu nu tân van argumenta :

‘’ ‘« Les femmes ne sont pas difficiles à éduquer comme on le dit souvent. S’il y a eu des femmes héroïques, c’est qu’elles s’éduquent facilement. Si on croit que c’est difficile, c’est parce qu’on ne s’y est pas consacré. C’est une erreur dont la société s’est rendue coupable. Car la société est composée des deux sexes masculin et féminin. Si l’une des deux moitiés est aussi bien éduquée que l’autre, comment la société peut-elle ne pas en tirer profit ? En Extrême-Orient, et surtout dans notre pays, le problème de l’éducation féminine doit être considéré au moins comme aussi important que celle des hommes.’ ‘Mais quelle association, quel parti s’occupe de l’éducation des femmes ? »’

Comme d’autres périodiques féminins et/ou féministes, Phu nu tân van consacra un grand nombre d’articles à ce sujet, en sollicitant l’ardeur des modernistes. Dans un éditorial signé P.N. (Phu nu : Femmes) 1613 , elle dénonça que l’instruction des filles n’était pas bien répartie géographiquement, ne répondait pas aux besoins de toutes les catégories sociales. Elle proposa

‘’ ‘« aux représentants parlementaires d’agir auprès du gouvernement pour que des écoles de filles soient créées partout, qu’elles soient pourvues suffisamment d’instituteurs talentueux, et surtout que le programme éducatif repose sur des principes pertinents et légitimes. Que les intellectuels créent des écoles primaires, des collèges et des écoles supérieures qui enseigneraient totalement en vietnamien, et que le français soit enseigné à partir du collège comme une langue étrangère. Que les dames nanties et de bonne volonté créent des cours pour adultes, pour que des femmes mariées et ayant des enfants puissent venir s’instruire quelques heures par jour. Que d’autres personnes soucieuses du bien public forment une commission pour rédiger des livres éducatifs pour filles, en sélectionnant les meilleures auteurs ; ces ouvrages seront gratuits ou vendus à très bas prix. »’

On peut remarquer qu’un tel programme aurait été bienvenu dans une vision éducative qui aurait mieux tenu compte du nationalisme vietnamien, et bénéfique pas seulement aux élèves filles. L’éducation féminine aurait-elle servi de prétexte et de camouflage pour émettre des revendications concernant des réformes culturelles d’une autre envergure ? Toujours était-il que Phu nu tân van consacra plusieurs articles à discuter sur des possibilités de faire rédiger des manuels scolaires à l’intention des filles, par des institutrices à la fois talentueuses et soucieuses de former de jeunes Vietnamiennes responsables et éveillées à l’intérêt public. Une institutrice tonkinoise suggéra aux associations et organismes de femmes, d’intellectuels ou de personnel enseignant d’offrir des prix pour encourager la rédaction des ouvrages éducatifs 1614 . Rappelons que Dam Phuong s’investissait beaucoup dans ce sens et qu’un grand nombre de ses ouvrages tentaient à la fois d’amplifier, de mettre en pratique les enseignements jugés positifs et de pallier les défaillances de l’éducation féminine scolaire, selon le point de vue des nationalistes et modernistes vietnamiens.

La majorité des personnes qui défendaient le droit à l’instruction pour les filles visaient en effet un objectif pour elles prioritaire au développement de l’individu, qu’il soit d’ailleurs féminin ou masculin. Il s’agit de l’esprit patriotique – nous pensons que ce terme exprime mieux ce que ressentaient les Vietnamien-nes de l’époque, qu’un autre, qui aurait été trop « moderne », tel que « conscience citoyenne » par exemple – et du devoir de contribuer à la libération nationale. Dans l’un des articles de la série consacrée à la question féminine, une journaliste de Thân chung (La Cloche du matin) stigmatisa « la famille despote » quand elle cita la lettre adressée par une mère à son fils, en parlant de sa fille :

‘’ ‘« Je ne sais qui l’a influencée mais en ce moment elle ne veut plus faire le ménage et consacre son temps aux féministes (nu quyên) et aux libertaires (tu do). Elle semble ne pas s’intéresser au travail mais vouloir devenir une héroïne (anh thu) dans le pays, passe ses journées à lire des journaux et des romans. J’en suis très mécontente, mais je redouble d’efforts pour lui acheter des vêtements et de beaux bijoux, ce que je considère être le devoir d’une bonne mère. »’

Pour la journaliste de la Cloche du matin, « si on lit, c’est pour en apprendre de la vie exemplaire des autres, pour s’informer des nouvelles tendances afin de nous y adapter et accomplir nos devoirs, ce n’est pas pour devenir héroïnes. Mais à supposer qu’on souhaite le devenir, en quoi est-ce reprochable ? » Et elle se remit à exhorter la jeune fille :

‘’ ‘« HL le comprend comme moi, mais pourquoi se résigne-t-elle à subir le despotisme familial ? Si elle n’ose pas s’en échapper (thoat ly), c’est sans doute qu’elle craint la critique de l’opinion !Une fois qu’on a compris notre devoir, on doit oser assumer toutes les douleurs. D’autant plus que cette accusation d’impiété filiale est fausse, ce caractère libertin est non fondé, pourquoi se soumettre à cause de cela ? Seules celles d’entre nous qui réussissent à s’échapper par elles-mêmes du despotisme familial pourront remplir leur devoir. » 1615

Le devoir au nom duquel l’auteure défendait le droit à l’instruction, à la lecture, au travail intellectuel à la place des tâches ménagères et des soins consacrés à l’habillement « pour se faire belles » auxquelles les jeunes filles étaient traditionnellement destinées, ce devoir ne pouvait être que citoyen, que la conscience politique. Ce que, par égard pour la censure, elle n’a pas explicité. Pour accomplir ce devoir, on encourageait les jeunes filles à « faire fi des médisances et des critiques ». Tout en affirmant et réaffirmant l’effet bénéfique de l’instruction, on prenait cependant le soin de mettre en garde contre (une certaine interprétation) du féminisme et de la liberté :

‘’ ‘« Par rapport à l’instruction des filles, les gens aujourd’hui sont encore plus hostiles qu’auparavant ! C’est la faute d’une minorité de jeunes filles parmi les modernistes 1616 qui ont mal compris les termes de « liberté (tu do) » et de « féminisme (nu quyên) »  et qui se comportent de manière ridicule, de telle sorte que ceux qui se soucient des bonnes mœurs ne puissent ne pas élever la voix. » 1617

Etant donné que la prétendue « mauvaise compréhension » et les comportements jugés « ridicules » pouvaient être évalués selon des critères très divers, il n’était pas étonnant que des débats se furent soulevés.

Autodidacte réussie qui savait s’affirmer par son érudition et une aisance – rare à l’époque même parmi les hommes – dans l’argumentation et la polémique, Dam Phuong initiait plusieurs débats ou y participait 1618 , dont un grand nombre concernait l’éducation, notamment celle des femmes et des enfants. La vraie libération devait à son avis passer par l’éducation scolaire pour l’intellect et l’éducation familiale pour la moralité. Dam Phuong professait maintes fois qu’il fallait préserver les traditions morales familiales et élargir les connaissances intellectuelles par les études scolaires. On ne saurait dire si c’était du conservatisme moraliste, ou simplement un effet de style dans son langage écrit qui observait un parallélisme 1619 bien classique, ou une tactique visant à rassurer les esprits “ bien pensants ” de son entourage, afin de ne pas choquer du premier abord. Nous penchons pour la dernière hypothèse, tellement la théoricienne nous paraît habile à retourner toutes les concessions qu’elle faisait à l’origine.

Elle reconnaissait ainsi que

‘’ ‘« les jeunes filles instruites étaient mieux informées des choses de la vie, mais pas forcément du travail ménager, qu’elles étaient souvent plus idéalistes qu’adroites dans la pratique, avaient tendance à privilégier la littérature abstraite, qu’elles rêvaient de choses irréalistes dans la culture étrangère qui n’étaient pas conformes à la vertu féminine »,’

ce qui justifiait les critiques à leur égard. Mais l’instruction avait une puissance émancipatrice. Dam Phuong ne cessait de répéter que si l’instruction des filles se limitait à la cuisine, cela ne leur permettait pas « d’accéder à la qualité d’une personne ». Et

‘’ ‘« cela aurait été à la fois une pitié et un grand danger pour la famille et la société de les voir avancer dans la vie les yeux bandés, l’intelligence emprisonnée » 1620 .’

L’éducation avait comme mission de préparer les jeunes filles à la vie, où « chacun-e devait se conformer à sa position et son rang social pour chercher son propre bonheur » – interprétation bien particulière à Dam Phuong des principes confucéens, la recherche du bonheur individuel étant bien loin des préoccupations de Confucius ! Elle concédait que les trois soumissions (tam tong) enseignées par le confucianisme étaient légitimement du devoir des femmes. 1621 Mais, s’exclama-t-elle, toutes les femmes n’étaient pas mariées, ou l’étaient sans pouvoir compter sur leur époux ni sur leurs enfants, et ce n’était pas parce qu’elles étaient dans l’infortune qu’elles n’avaient pas à s’affirmer !

‘’ ‘« Celles qui sont mariées doivent accomplir leur devoir d’épouses et de mères ; celles qui ne le sont pas ont aussi leur devoir à accomplir, celui d’un être humain. (…) Tout être humain doit d’abord savoir ce qu’est la moralité (dao : la voie à suivre) humaine, avant de penser aux différents devoirs et responsabilités, penser à sa position, à sa carrière, afin d’accéder au bonheur. Tout être humain doit savoir que s’il est debout dans l’univers, ce n’est pas pour rien, ce n’est pas sans aucune utilité. Exactement de la même façon que les hommes qui ont leurs devoir et obligation, les femmes ont elles aussi les leurs. (…) » 1622

S’instruire donc, pour devenir un être humain digne de l’être, c’est-à-dire, aux yeux de l’opinion moderniste vietnamienne des années 1918-1945, une femme du devoir, une femme qui savait se rendre utile.

Notes
1610.

Voir supra chapitre II.

1611.

Voir supra chapitre II.

1612.

« Nhi nu anh hung (Femmes héroïques) », sans nom d’auteur (mais l’auteure se désignait par « petite sœur (em) », Phu nu tân van, n° 5, 30/5/1929, p. 6.

1613.

P.N. « Cai vân dê nu luu giao duc (Le problème de l’éducation des femmes) », Phu nu tân van, n° 7, 13/6/1929, p. 1.

1614.

« Y kiên cua môt nha nu giao. Vê vân dê soan sach. Nôi loi ông Cu tinh Dông (Hai Duong). Avis d’une enseignante. Sur la rédaction de livres. A la suite du Licencié de la province de Hai Duong », Phu nu tân van, n° 79, 27/11/1930, p. 15-16. L’article est signé de Mme Trân Tân Tho à Ninh Binh.

1615.

TIÊU MINH, « Gia dinh chuyên chê (Le despotisme familial) », Thân chung, n° 42, 7/3/1930, p. 1.

1616.

La paraphrase utilisée pour « modernistes » est « theo doi tân hoc », celles qui poursuivaient l’instruction moderne.

1617.

TIÊU MINH, « Su hoc cua chi em (L’instruction des filles) », Thân chung (La Cloche du matin), n° 43, 8/3/1930, p. 1.

1618.

DAM PHUONG, « Cai trinh dô nu ngôn doi bây gio (Le niveau de la parole féminine dans notre temps) », Nam Phong n° 49, juillet 1921 ; « Noi chuyên (La conversation) », Trung Bac tân van, 2/1/1924 ; « Vân dê ly tai (La question financière) », Trung Bac tân van, 9/1/1923 ; « Ban vê cai so, tai lam sao ma không so ? (De la peur, pourquoi ne faut-il pas avoir peur ?) », Trung Bac tân van, 3/1/1924 ; « Xa hôi giao duc (L’éducation sociale) », Trung Bac tân van, 24/1/1924…

1619.

Les lettrés de la génération de Pham Quynh, Phan Bôi Châu ou Dam Phuong restaient fidèles au style classique dit biên ngâu, qui favorisait le parallélisme même dans la prose, parallélisme formel qui ne manquait pas d’influencer – négativement dans la plupart des cas, mais très positivement dans certains cas, notamment en ce qui concernait l’égalité des genres – sur le fond de la pensée.

1620.

« Ban vê vân dê giao duc con gai (De l’éducation des filles) », Œuvres choisies de Dam Phuong nu su, op. cit., p. 34-35.

1621.

Rappelons que dans l’éditorial du numéro 1 de Collection des femmes (Phu nu tung san), Dam Phuong « affirma qu’avec les trois soumissions et les quatre vertus, on devait rejeter d’autres pratiques obsolètes » anti-féminines. Voir supra chapitre VI, sous-chapitre 3.1 « La compagne d’un intellectuel militant : Trân Thi Nhu Mân, épouse de Dao Duy Anh ».

1622.

« Ban vê vân dê giao duc con gai (De l’éducation des filles) », Œuvres choisies de Dam Phuong nu su, op. cit., p. 40.