S’affirmer et rendre service à la communauté

Ces deux objectifs, loin d’être divergents, se rejoignaient confortablement aussi bien dans l’esprit des femmes de l’époque que dans l’environnement socioculturel qui l’entretenait.

On peut y trouver une raison d’ordre philosophique et culturel. Dans l’optique confucéenne, encore une fois, l’homme est homme de devoir, il respecte les trois liens, observe les qualités permanentes 1623 . En prétendant à l’égalité, la femme se faisait un devoir et un honneur d’assumer les mêmes responsabilités qui lui conféraient le statut d’un être humain conscient du sens d’humanité (nhân) et du sens du devoir (nghia).

Des conjonctures historiques ainsi que le choix politique des réformistes imposaient la recherche de la conciliation. Le féminisme de Phu nu tân van par exemple, dont Nguyên Thi Kiêm était un porte-parole parmi les plus brillants, essayait de concilier le confucianisme et la pensée libérale occidentale. Certes avec une reconstruction typiquement sudiste, il reprenait le concept confucéen des trois liens 1624 pour rappeler comme une hypothèse acquise que « la vie de la femme était un lien important de l’homme ». Il s’en suivait, raisonnait Nguyên Thi Kiêm, que la professionnalisation des femmes leur permettrait de mieux aider leurs maris à s’occuper des enfants, les frères à prendre en charge les parents âgés ; la libération des moralités désuètes élèverait leur dignité de femmes, et donc d’épouses et de mères. Après avoir répondu une par une aux objections contre un féminisme mal compris, notre conférencière termina sa plaidoirie en espérant que le public aussi bien féminin que masculin serait dorénavant convaincu que « les femmes modernes se souciaient toujours de servir l’intérêt de la famille et de la société ». 1625

D’autre part, être utiles représentait une nécessité pour les femmes modernes, surtout dans les classes moyennes, pour s’affirmer en tant qu’individus autonomes qui ne vivaient plus aux crochets du conjoint. Le thème sur lequel Dam Phuong revenait le plus souvent dans ses articles de 1921 à 1926 était celui d’élaborer une éducation féminine 1626 adaptée aux besoins de la société et de la famille, comme des femmes elles-mêmes. L’essentiel de ses pensées féministes à ce sujet peut être ainsi résumé : Pour être à l’égal des hommes, les femmes devaient en premier lieu posséder à la fois talents et vertu. Cette idée était à l’opposé du dogme confucéen stipulant que « pour les femmes, la vraie vertu consistait à être dépourvue de talent (nu vô tai tiên thi duc) ». Elle était dans la droite ligne du modernisme qui, tout en « conciliant (dung hoa) » et en s’appropriant les concepts traditionnels, n’opéra pas moins une reconstruction radicale des préjugés de genre. Le couple compétence professionnelle et qualité morale devait selon Dam Phuong être travaillé, forgé de manière continue de la naissance à l’âge adulte à la fois par la famille et par l’école. La journaliste encourageait les petites filles à terminer au moins les études primaires et, dans le cas des femmes de sa propre famille, les amenait jusqu’à l’obtention d’un diplôme professionnel, d’enseignante ou de sage-femme, ces métiers étant les seuls accessibles aux jeunes filles instruites de l’époque, dans la fonction publique. Pour celles qui n’avaient pas les moyens d’aller jusqu’aux écoles supérieures à Ha Nôi, Dam Phuong rêvait de les doter d’un métier, car c’était à son avis l’unique voie d’accès à l’autonomie, une autonomie pour mieux prendre en charge les autres, au lieu d’en être dépendantes :

‘’ ‘« La profession était capable de développer les compétences d’une personne ; si les femmes ont toujours été inférieures aux hommes, c’était faute d’une profession ; c’était à cause de la déficience économique qu’elles étaient dépendantes et ne reposaient que sur les autres ; cela non seulement leur était nuisible mais nuisait à leurs progénitures. » 1627

L’instruction, la professionnalisation, l’affirmation de soi, l’autonomie, tout devenait donc possible, envisageable non pas en conflit mais avec la bénédiction de l’entourage, si elles se conjuguaient avec la profession de foi de rester utiles à la communauté, et tout d’abord, à la lutte nationaliste, pacifique par la voie réformiste ou violente par l’action insurrectionnelle ou subversive.

« Je suis utile, donc j’existe. » L’affirmation identitaire des féministes vietnamiennes de la première moitié du 20ème siècle pouvait-elle sortir de cette contrainte de rendre service et de se définir par rapport à autrui ? Elle semblait ne pas poursuivre cet objectif individualiste, car les féministes hommes et femmes s’attachaient au contraire à considérer les femmes au pluriel, un pluriel unanime, toujours plus sécurisant.

Notes
1623.

Tam cuong, ngu thuong. Voir supra chapitres I et III.

1624.

Selon l’orthodoxie confucianiste, l’époux représente le lien qui régule la vie de sa conjointe, de la même façon que le souverain représente ce lien pour son sujet et le père pour son fils. Voir supra chapitre I. Mais dès le début du 20ème siècle, les lettrés modernistes surent insister sur le rapport conjugal considéré comme le premier à privilégier parmi les « trois proches », voir supra chapitre VII.

1625.

NGUYÊN THI KIÊM, « Opinions masculines vis-à-vis des femmes modernes », L’écrivaine Nguyên Thi Manh Manh, op. cit., p. 106.

1626.

Voir notamment Dam Phuong, « Vân dê nu hoc (La question de l’éducation féminine) », Nam Phong (Vent du Sud), n° 43, janvier 1921, « Phu nhon công nghê (La professionnalisation des femmes) », Huu Thanh, 1/6/1922.

1627.

Phu nu du gia dinh (Les femmes et la famille), T. 2, Conception de la femme sur la famille, Œuvres choisies de Dam Phuong nu su, op. cit., p. 105.