Sororat féminin et féministe

Nous n’avons pas encore opéré d’investigation suffisante pour l’affirmer avec certitude, mais il semble que ce fut dans les premiers appels aux femmes de la part des lettrés modernistes du début du 20ème siècle qu’on commença à utiliser le terme « chi em (grande sœur et petite sœur) » comme synonyme de femmes au pluriel, ainsi dans ce Chant d’appel aux femmes :

‘’ ‘« Afin d’en faire profiter les femmes que vous êtes et d’autres femmes,’ ‘(Lam cho cho chi em nho) » 1628

« Grande sœur et petite sœur » désigna ainsi « pas seulement vous-mêmes mais aussi d’autres femmes ». Ce terme « chi em » devenait en tout cas usuel dans les écrits des modernistes et/ou féministes de la première moitié du 20ème siècle, comme il reste en usage pour désigner « les femmes (au pluriel) » ou « nous, les femmes », ou « vous autres femmes », par conséquent, un mot d’adresse né avec l’émergence du féminisme 1629 et toujours vivant. Comme les mots d’adresse ne sont jamais neutres et dépourvus de connotations relationnelles 1630 , l’idée du sororat est sous-jacente. Elle témoigne d’une vision des femmes comme d’une catégorie, d’un ensemble ; ce qui, encore une fois, est ambivalent. D’une part, il y a la reconnaissance des femmes en tant que genre, en tant qu’une communauté plus ou moins consciente de son identité en partage. D’autre part, bien évidemment, l’individu-femme risque de se retrouver éclipsé, voire nié, disparu sous l’étiquette commune.

A l’époque qui nous concerne, l’idée du sororat fut plutôt un acquis positif. Dans les conditions de vie sortant des normes habituelles – surtout pour les militantes issues de familles aisées comme ce fut le cas de Nguyên Thi Luu 1631 – que leur imposait l’action clandestine, les femmes révolutionnaires étaient maintes fois confrontées à des situations éprouvantes soit auprès des camarades hommes soit en prison, face aux violences coloniales. Elle appréciaient d’autant plus la compréhension, la sympathie et l’assistance de femmes aussi bien parmi les camarades que de l’autre côté de la barrière. Nguyên Thi Luu avait gardé dans ses affaires une robe à chambre qu’elle avait l’habitude de porter pour se coucher, habitude évidemment très étrangère à la vie qu’elle menait auprès des paysannes. Elle devait se cacher pour la mettre à sécher dans sa moustiquaire 1632 . Quand il le découvrit, son supérieur hiérarchique – qui l’aimait sans qu’elle lui eût donnée son accord – se montra très contrarié de ce mode de vie jugée « petite-bourgeoise », au point où Luu décida de découper sa robe pour en faire des sous-vêtements. Une camarade, d’origine paysanne mais plus compréhensive parce qu’elle était femme, amortit le choc et Luu lui en fut très reconnaissante. Des anecdotes de ce type sont fréquentes dans les mémoires des militantes. Nguyên Trung Nguyêt, qui se trouva en prison à la suite de la trahison de son amant, osait à peine le croire mais fut finalement convaincue de la sincérité avec laquelle la femme de son geôlier lui vint en aide, en lui donnant des vêtements propres pour qu’elle puisse se changer, en lui procurant nourriture et médicaments pour la soulager après les violences subies de la part des tortionnaires. Les militantes qui partageaient la geôle avec Minh Khai se souviennent longtemps comment elle avait ingénieusement mis de côté du sel et du citron pour les soigner après les passages à tabac. Pour les Vietnamiennes à l’époque, habituées à la douceur du cocon familial, ce type de sororat était bien apprécié.

On ne l’aurait pas cru, mais les élèves filles en internat dans les collèges traversaient une expérience analogue car c’était aussi pour elles une expérimentation inédite que de vivre seules loin du sein maternel. Il faut noter que beaucoup de jeunes filles partageaient le lit de leur mère (ou d’une sœur plus âgée) jusqu’à leur mariage. Les expériences partagées créaient des liens forts et contribuaient à expliquer cet attachement longtemps préservé pour l’internat du collège, cette cohésion intellectuelle et sentimentale entre anciennes élèves d’un même collège dont nous avons fait état dans les chapitres précédents. La culture communautaire et familialiste aidant, notamment à travers la communication et les mots d’adresse (une élève d’une classe inférieure se disait « petite sœur » et s’adressait à une « grande sœur » de la classe supérieure, indépendamment de leur âge respectif 1633 ), le sororat dans les collèges était plus fort, intellectuellement et même parfois affectivement que le véritable sororat par le sang, sachant que l’un était souvent doublé par l’autre, surtout à cette époque où il n’y avait pas beaucoup de choix pour les écoles de filles. Il est lieu de rappeler que les disciples (sur plusieurs générations) d’un même maître formaient une famille, une fratrie où l’aîné (habituellement le plus âgé et/ou le meilleur élève) avait le titre officiel de truong trang (chef de l’école) et jouait le rôle d’un frère aîné par rapport à ses condisciples pour témoigner leur reconnaissance (à vie) au maître qu’ils avaient en commun. Ils portaient tous le deuil du maître comme ils l’auraient fait pour leur propre père et ses élèves préférés s’installaient même auprès de la tombe pendant trois ans, comme l’aurait fait un fils pieux. Les jeunes filles de la première moitié du 20ème siècle ne manquaient pas de s’approprier ces relations sociales dont elles avaient été exclues dans les siècles passés. La dynamique Nguyên Thi Kiêm forma une amicale des anciennes élèves de son collège des Tuniques violettes pour rivaliser avec celle des anciens du lycée français Chasseloup Laubat. Souvenons-nous aussi du rôle de sœur aînée que jouait Nguyên Thi Vinh, alias Minh Khai dans son collège ; et ce n’est point un hasard si toutes les deux biographes vietnamiennes tiennent à intituler leur ouvrage respectif Chi Minh Khai (Grande sœur Minh Khai) 1634 . Cela ne veut pas dire qu’il n’existait pas un autre sororat, plus idéologique et plus moderne.

Les militantes du Parti national (VNQDD) comme du Parti communiste n’oubliaient pas qu’elles étaient membres du Parti, mais aussi femmes. Cette conscience de genre semblait avoir été encouragée chez les nationalistes (rappelons les rôles dirigeants de Nguyên Thi Bac et Nguyên Thi Giang, la tentative d’organiser une cellule féminine sous l’autorité directe du chef du Parti, etc. 1635 ) même si l’objectif était plus anticolonialiste que féministe. Elle était plus ou moins tolérée chez les communistes de la première génération, surtout dans les sphères les plus élevées du pouvoir où les femmes, minoritaires mais participant tôt au mouvement aux côtés des dirigeants les plus haut placés, avaient eu des expériences internationales qui leur permettaient de s’imposer aux postes à responsabilité. Nguyên Trung Nguyêt fut membre du comité exécutif du Thanh niên cochinchinois (Ky bô), Minh Khai fut membre du comité permanent (Thuong vu) puis secrétaire du Parti communiste à Sai Gon (bi thu Thanh uy), seule femme jusqu’à ce jour à avoir occupé ce poste. Ce qui était plus important, c’était que ces femmes-cadres restaient proches des autres militantes et soucieuses de les aider à développer leurs connaissances, à mieux s’affirmer en tant que femmes. Rappelons Nguyên Trung Nguyêt qui tenta d’organiser des cellules Thanh niên exclusivement féminines, Minh Khai qui expliquait dans les séances de formation des cadres communistes que :

‘’ ‘« La hiérarchie où le masculin prime sur le féminin n’existe pas seulement dans les classes exploiteuses, elle est profondément imprégnée dans l’esprit de tout un chacun. Son expression chez les femmes est ce complexe d’infériorité et cette étroitesse d’esprit quand on est entre femmes. Les hommes, y compris les membres du Parti, ne se sont pas débarrassés des mauvaises habitudes de privilégier le masculin au dépens du féminin. C’est justement pour cela que notre solidarité entre femmes doit être soutenue de manière durable. » 1636  ’

Il est regrettable que des propos de ce genre, soigneusement consignés dans la mémoire des consœurs de la génération de Minh Khai, puis sciemment transmis à la postérité par le soin des biographes, toutes des femmes actives dans le militantisme féminin (même bien encadré !), n’aient pas encore droit de cité dans la mémoire collective du Parti communiste vietnamien au pouvoir.

De leur côté, les militantes des mouvements socioculturels comme les journalistes des périodiques féminins (et aussi des autres, car La Cloche du matin, La Cloche fêlée, Mœurs ou Notre temps étaient eux aussi très activement féministes) développaient un autre sororat où on appelait les femmes instruites et les femmes nanties à consacrer de leurs connaissances, de leur temps et de leur argent à aider au progrès de leurs consœurs moins fortunées. Cela variait des « chuchotements à nos sœurs 1637  », à la moquerie gentille et jusqu’aux exhortations plus exigeantes. Les « chuchotements » concernaient quelques « petits défauts » des femmes des classes moyennes qui s’adonnaient aux jeux de hasard 1638 et délaissaient leur responsabilité de maîtresses de la maison. La journaliste de Phu nu tân van rappela :

‘’ ‘« Les hommes diront : « Nos femmes vietnamiennes ne savent même pas accomplir leur devoir au foyer, et s’amusent à parler de droits des hommes (nam quyên) et de droits des femmes (nu quyên) ! » Avant de nous unir pour nous défendre et nous émanciper de l’oppression, nous devons nous mettre d’accord pour corriger nos défauts. Ce n’est qu’après l’avoir fait que nous pourrons accomplir nos souhaits, sans qu’on puisse nous en redire. (…) Ce n’est qu’en nous corrigeant que nous pouvons nous tenir par la main et monter ensemble à l’égalité de droit. »’

Une autre se montra plus sévère :

‘’ ‘« Nous sommes aussi, nos sœurs, des êtres humains. Si nous ne sommes pas autonomes, si nous ne savons que nous faire belles et vivre aux crochets des hommes, et qu’en plus nous demandons d’être leurs égales en droit 1639 , nos revendications ne sont-elles pas très peu fondées ? De tout temps, est-il jamais possible qu’une personne soit libre sans être autonome, qu’un peuple soit maître de lui-même sans savoir compter sur ses propres forces ? » 1640

La recommandation s’adressait à « nous, les femmes », elle interpelait en fait « nous, les Vietnamien-nes ». Le sororat ne dépassait pas en principe les limites nationales et nationalistes. C’était déjà beaucoup que, même chez les communistes, il faisait s’estomper dans la plupart des cas les barrières de classe, sauf à partir des années 1940 où la ligne du Parti imprégnait de plus en plus la création artistique et littéraire.

Il restait cependant des créneaux où le sororat transcendait les frontières. Nous y reviendrons.

Les acquis étaient énormes, en peu de temps. De plus, ils furent durables et dans l’ensemble n’ont pas été remis en question dans les époques suivantes.

Les thèmes évoqués et débattus par les féminismes et autour d’eux étaient par contre d’une diversité et d’une richesse qui semblaient s’estomper, se diluer et en perdre beaucoup de leur rugosité comme de leur vitalité à partir de 1945.

Notes
1628.

Prose et poésies du Dông Kinh nghia thuc, op. cit., p. 127.

1629.

De nos jours, quand ils s’adressent à un public féminin, les cadres du Parti communiste comme du gouvernement disent plutôt : « Grandes sœurs (Thua cac chi) », qui sonne plus courtois et plus solennel ; mais ils retournent volontiers à « chi em » dans un registre moins formel. Nous pensons que c’est aussi un dérivé (ou un équivalent ?) de « chi em » quand on s’adresse maintenant à un public mixte en disant : « Thua cac chi, cac anh », équivalent de « Mesdames, messieurs » ; et, dans un registre moins formel, « anh chi em (grands frères, grandes sœurs, petits frères et sœurs) », équivalent à « vous tous ».

1630.

Voir supra, chapitre I.

1631.

Voir supra chapitre VI.

1632.

Au Viêt Nam, surtout au Sud où toute l’année est ensoleillée, l’habitude est plutôt de mettre son linge à sécher dehors.

1633.

Ceci reste vrai de nos jours, au moins jusqu’à la fin du lycée.

1634.

La biographie de Lê Minh a dû changer de titre et s’intituler Nguoi chi (La grande sœur) à la première édition, parce qu’elle avait fini son manuscrit avant celui de Nguyêt Tu, qui était mieux placée, à la fois par la position de son époux et par la sienne propre, car Nguyêt Tu était à l’époque directrice de la maison d’édition Phu nu (Femmes). Mais, à la 2ème édition, l’ouvrage a repris son titre initial. Grande sœur Minh Khai est bien l’appellation qui ressort des témoignages que chacune des biographes a recueillis, indépendamment l’une de l’autre.

1635.

Voir supra chapitre VI et VII.

1636.

Témoignage de Chin Miên, recueilli par Lê Minh, Grande sœur Minh Khai, op. cit., p. 336.

1637.

Mme VÂN DAI, « Mây loi nho nho cung chi em nha (Quelques chuchotements à nos sœurs) », Phu nu tân van, n° 84, p. 16.

1638.

Les jeux de hasard ont toujours été très prisés au Viêt Nam mais seuls les hommes avaient le privilège de s’y adonner. La libération nouvelle permit justement aux femmes, surtout aux épouses des fonctionnaires et commerçants, d’y participer.

1639.

L’auteure utilisa en fait deux concepts : binh dang=égales, binh quyên=égales en droit.

1640.

HUYNH LAN, « Nous devrions, nos sœurs, apprendre des métiers pour devenir autonomes », Phu nu tân van, n° 10, 4/7/1929, p. 1-2.