Diversité et richesse des thèmes féministes

De nouvelles identités féminines ?

Avec l’instruction pour la première fois accessible aux filles, la démocratisation de la lecture et de l’écriture grâce au quôc ngu, une nouvelle élite féminine émergea : les femmes instruites, les femmes de lettres. La lutte anticolonialiste commença à attirer dans ses rangs des femmes, pas seulement celles de l’élite même si elles étaient majoritaires dans la première génération révolutionnaire, comme d’ailleurs du côté masculin. L’évolution des mœurs, la littérature et la création artistique moderne avec romans, nouvelles, poésie, mais aussi théâtre, peinture, musique inspirées de nouveautés occidentales, le déclin des autorités dont l’autorité parentale et la cohésion familiale, tout cela avec « les vagues féministes (lan song nu quyên) » interpelait les femmes vietnamiennes – et les hommes – des années 1918 à 1945. De nouvelles identités féminines se profilaient, dont les contours se sont précisés avec cette première étude.

Il y avait d’abord une identité corporelle, apparente et différente, même si les intellectuelles se défendaient de la modernisation superficielle « du dehors ». Dans un long reportage (sur vingt-quatre numéros) intitulé « Ha Nôi … by night » 1641 , deux journalistes de Mœurs firent ce constat pertinent :

‘’ ‘« Les “me” 1642 étaient en fait un pont jeté entre les deux cultures qui a facilité leur rencontre. Au point de vue de la façon de parler, de se maquiller et même sur le plan spirituel, elles 1643 ont été celles qui courageusement ont assimilé le nouveau. Après, cela est devenu plus familier aux yeux des gens et est transmis aux jeunes filles de bonne famille, des jeunes filles nobles, sérieuses, qu’on n’aurait jamais imaginées qu’un jour elles seraient affublées d’un parapluie à la française 1644 . »’

Ils rappelaient avec raison que c’étaient les “me” qui avaient lancé la mode d’un foulard noir (khan tua den) – au début considéré comme bizarre, quelques années après démodé, celle du châle en soie (san 1645 lua), des tuniques de couleur avec un pantalon blanc et prévoyaient, toujours avec raison, « qu’un jour, on verrait les demoiselles modernes (cô tân thoi) avec des chaussures à talons hauts à la française, un sac à main en cuir, qui se regarderaient dans leur petit miroir en marchant pour se poudrer tout naturellement. »

Avec une perspicacité plus pénétrante, ils analysèrent :

‘’ ‘« La nouvelle apparence précède toujours le nouveau au-dedans. Une fois qu’on s’est coupé les cheveux, qu’on s’est chaussée à la française, c’est sûr qu’on n’est plus fidèle à la théorie obsolète des trois dépendances et des quatre vertus. (…) L’influence des me sur les femmes est si profonde. Même si on ne reconnaît pas que ce sont elles qui ont ouvert le chemin à toutes celles qui veulent se moderniser, en fait, ce sont elles qui ont effectivement cette responsabilité sans le savoir ; et les autres qui en appellent à la modernisation ne se doutent guère qu’elles ne font qu’imiter. » 1646

Les dents qu’on ne se faisait plus laquer (ou des dents laquées qu’on reblanchissait) 1647 , la raie de côté dans les cheveux, le ao dai lo-muya (ou ao dai tân thoi, moderne), tout cela, de l’apparence de « filles » dépravées, devenaient petit à petit l’apparence féminine « normale » des années 1930, 1940, des indices signalétiques des femmes modernes (tân nu luu). Même les militantes communistes revêtaient un ao dai pour se déguiser, ou pour rentrer chez elles en toute sécurité, comme le fit une fois Nguyên Thi Luu. Une autre, d’origine paysanne, était gênée et confuse d’être si « bien habillée », avec un ao dai et un sac à main 1648 . Voyager dans le train en 2ème classe, ainsi vêtue et à côté d’un jeune homme en veston et cravate, elle risquait d’être considérée comme une fille dépravée, non loin d’une me tây ; mais comme c’était indispensable pour passer quand on transportait des armes ! Pour parfaire le scénario, le couple fut accompagné à la gare par une sage-femme (une sympathisante) en uniforme, car la profession de sage-femme était aussi un signe de la modernité, donc francophile par définition, ou presque, du moins en apparence !

Il y avait ensuite l’attitude comportementale. Nous avons vu comment les féministes insistaient pour libérer les femmes d’une réserve excessive 1649 . Elles s’attachaient en outre à reconstruire la personnalité féminine sous différents aspects.

La Cloche du matin (Thân chung), un périodique édité à Sai Gon, consacra la première page de ses cinquante premiers numéros 1650 à une série d’une vingtaine d’articles, tous titrés « les femmes… » ou « … des femmes ». La première partie de la série comportait une ligne directrice et des conseils très contraignants, sur lesquels nous reviendrons ultérieurement. L’auteure 1651 s’attachait véritablement à ériger une nouvelle personnalité féminine avec des idées à la fois très en avance sur son temps et très arrêtées. Ainsi, à propos des soins consacrés à la beauté physique, elle affirma dure comme fer :

‘’ ‘« “Sans se faire belle, on est pas une jeune fille !” Qui a proféré cette parole ? C’est sûr que ce n’est pas quelqu’un parmi nous les femmes, il n’est même pas besoin de le préciser ! C’est que depuis toujours, on a dit que la femme n’est qu’une fleur “pour plaire aux yeux de ceux qui ont plus de pouvoir que nous”.’ ‘En ce monde, tant que sied encore l’injustice, la beauté dont le Ciel nous a doté reste une honte pour nous les femmes. Pour celle qui le comprend, rien que la beauté naturelle est déjà difficile à supporter, ne parlons pas de nous embellir encore !’ ‘Celles qui consacrent du temps à s’embellir ne sont pas toutes des femmes qui ne savent pas leur devoir d’être Vietnamiennes. Mais tant d’entre nous aimeraient laisser tomber (ce soin inutile) mais n’osent pas le faire. C’est cette phrase “Sans se faire belle…” qui nous perd !’ ‘Souvenez-vous, sœurs, tant qu’il n’y a pas encore d’égalité dans le monde, et que nous sommes femmes, la beauté est une honte, et plus on se fait belle, plus c’est honteux ! » 1652

Le reste de l’article fut entièrement censuré. Quant aux gestes féminins, l’auteure Tiêu Minh réfuta le prétexte que « le Créateur avait donné aux femmes des gestes souples et gracieux pour une plus grande douceur de l’humanité ». En fait, si les hommes – pas de nos jours, précisa-t-elle, mais « c’est une tare héritée de la société avilie avant nous » – encourageaient cela chez les femmes, c’était, dit-elle, « d’une part pour plaire à leurs yeux, d’autre part pour mieux exercer leur oppression sur des femmes faibles ». Elle conseilla donc de « renoncer à la timidité, la confusion, la frivolité », à « se préparer un corps sain et solide, pour avoir un esprit lucide, déterminé ». A celles qui voulaient accomplir leur devoir 1653 , elle rappela qu’il n’y avait pas de distinction entre hommes et femmes et qu’il fallait penser « à ceux qui avaient laissé leur cadavre dans l’île perdue dans la mer 1654 ou dans les forêts » pour se préparer.

Avec une position aussi radicale, il n’est pas étonnant d’entendre de sa part des objections violentes contre le rôle de « générale intérieure » que bien des tendances féministes modérées et conciliatrices reconnaissaient encore aux épouses. « On dit et croit souvent que la femme est générale à l’intérieur (nôi tuong) et qu’elle est source de joie au foyer », rappela-t-elle. Mais c’est pour ironiser :

‘’ ‘« On ne sait pour qui il y a la joie, mais sûrement pas pour nous les femmes qui peinons tout le long de la journée ! Etre générale à l’intérieur ! Oh oui ! On nous interdit de sortir, pour que nous restions à la maison à faire plaisir aux hommes ! Si à cause de l’accouchement et de la maternité nous devons rester à la maison, c’est bien malgré nous. Car plus nous restons à la maison et moins nous pouvons participer à des activités qui ont trait au bonheur général. A force d’être enfermée dans l’étroitesse familiale, à force de vivre dans cette enceinte, nous deviendrons habituées à compter passivement sur les autres (y lai), à obéir et nous soumettre (phuc tung). » 1655

Tiêu Minh se joignit aux autres féministes pour préconiser « non pas de délaisser la famille mais de se consacrer davantage aux affaires sociales » et de se professionnaliser pour être autonome.

Mais elle se démarqua de la majorité en manifestant une grande méfiance vis-à-vis du mariage, qui « de tout temps a été important et l’est d’autant plus de nos jours », dit-elle. « Une fois mariée, même avec quelqu’un qui partage notre idéal de vie, ce n’est pas sûr que cela n’entrave pas notre chemin, à plus forte raison si on a le malheur de tomber sur un vaurien ». Elle utilisa en vietnamien deux expressions très dures : « tuy sanh mông tu (ivre-mort) » et « gia ao tui com (semblable à un porte-manteau qui porte des vêtements, une poche qui engouffre du riz) ». Parler ainsi d’un éventuel conjoint, ce n’était pas du tout d’un registre usuel, surtout dans le milieu instruit (et souvent d’origine lettrée) comme celui qui était supposé le sien et celui de ses lectrices. Et pourtant, Tiêu Minh insista lourdement : « Cela, nos sœurs, vous le savez toutes. Si vous avez jusqu’à maintenant laissé le mariage entraver et endommager votre vie, c’est seulement parce que vous vous savez esclaves des coutumes obsolètes mais n’arrivez pas à vous en débarrasser. Faites très attention ! » Cette position était à l’exact opposé de celle affichée dans un éditorial de Phu nu tân van intitulé « Le célibat » 1656 , où la revue accusa cette tendance d’ « imitation servile de certains pays dépravés d’Occident » et d’ « interprétation erronée de la culture allemande ». Rappelons par contre un roman du très moraliste Hô Biêu Chanh, intitulé Pleurer en secret 1657 où la jeune fille mal mariée avait enduré mille souffrances avant de pouvoir se débarrasser de son époux indigne pour « se faire homme » et poursuivre son idéal de moderniser le pays. Aussi bien la journaliste de La Cloche du matin, que Phu nu tân van et Hô Biêu Chanh ont manifesté chacune et chacun son féminisme au nom de l’intérêt communautaire !

La virginité-chasteté, qu’on comparait à mille lingots d’or 1658 fut un autre sujet de débat. Nous avons vu le point de vue humaniste de Nhât Linh dans Froide solitude 1659 . Ce roman, rappelons-le, même s’il reprenait un thème déjà abordé par les ca dao 1660 , fut innovant non seulement en protestant contre une conception confucianiste obsolète mais en faisant basculer toute la rigide ligne de partage entre la moralité et l’immoralité. D’une toute autre manière, Tiêu Minh se posa la question : préserver sa chasteté, mais pour qui ? Pour le mari, bien sûr. La femme qui avait le moindre respect de soi devait trouver cela honteux. Rappelons combien Loan de Rupture fut écœurée à la vue du linge blanc servant à attester sa virginité. Tiêu Minh préconisa donc :

‘’ ‘« La virginité n’est précieuse que par rapport à nous-mêmes en tant que femmes. Il suffit d’être serein avec soi-même pour se sentir dans la voie de la moralité. Si on tombe sur un mari violent ou indigne, le mariage ne revient-il pas à un viol toléré par la société, non puni par la loi ? Plus nous préservons la virginité selon la conception courante et plus c’est honteux. Elle n’a de valeur que si nous la préservons rien que pour nous-même 1661 . Or, quand c’est pour nous-même, nous en sommes seule maîtresse, nous pouvons en disposer comme bon nous semble. (…) Comprenez bien ce concept de chasteté. Ne le prenez pas trop à la légère comme les Européennes et Américaines. Mais ce qui est encore plus indispensable, ne vous en méprenez pas comme jusqu’à maintenant. » 1662

La femme moderne était instruite, libre dans sa pensée, son expression et son action ; elle se devait d’avoir une profession pour être autonome et servir la communauté. Sur cette base commune qui avait le consensus total, combien de thèmes restaient ouverts à des prises de position différentes, voire divergentes. Car les identités nouvelles émergeaient, elles se cherchaient, se débattaient encore dans de multiples tensions externes et internes à la personne.

Notes
1641.

TRANG KHANH&VIÊT SINH, « Ha Nôi… ban dêm », Phong hoa (Mœurs), du n° 36 au n° 60, 18/81933, p. 4.

1642.

Me ou plus explicite, me Tây, était le terme péjoratif pour désigner les prostituées, filles de jeu qui devenaient maîtresses ou épouses illégitimes des Français. Il arrivait qu’on l’utilise même pour les épouses légitimes, mais c’était alors d’un ton injurieux ou méchamment condescendant.

1643.

L’auteur utilise avec déférence « ces demoiselles (cac cô) » pour « elles », alors qu’il aurait pu dire « ho », plus neutre, ou « chung », plus méprisant.

1644.

En vietnamien, ô dâm, où ô=parapluie et dâm=Française (souvent péjoratif).

1645.

San est une vietnamisation de châle.

1646.

« Ha Nôi…by night », op. cit., Mœurs, n° 57, 28/7/1933, p. 4.

1647.

Voir supra chapitre VI.

1648.

En vietnamien avant 1945, vi dâm ou bop dâm, bop étant dérivé de portefeuille et dâm=à la française. Dâm est significativement disparu, quand l’acculturation est accomplie.

1649.

Voir supra, sous-chapitre I.1.2.

1650.

Dans la collection en microfilm à la Bibliothèque générale de Hô Chi Minh Ville, il manque le n° 1. Nous avons consulté du n° 2, 8/1/1929 au n° 52, 19/3/1929.

1651.

Nous ne sommes pas encore arrivée à connaître sa vraie identité. Il y a de fortes chances pour que ce soit le rédacteur en chef de Thân Chung lui-même qui l’utilise, dans ce cas, l’auteur n’est pas féminin. Mais il sait être féministe, à sa manière. Le nom de plume pouvait également servir à plus d’un journaliste. Le fait que les articles de la série paraissent toujous à la première page prouve qu’ils expriment la position de la rédaction. Certains arguments qui y sont développés se retrouvent assez proches des opinions exprimées par Nguyên Van Ba et Diêp Van Ky dans leur réponse respective à l’enquête de Phu nu tân van. Ba était à l’époque rédacteur en chef de La Cloche du matin et Ky un journaliste renommé qui avait travaillé à ses côtés dans quelques autres périodiques avant La Cloche du matin. Pour la commodité de la présentation, nous continuons à parler de Tiêu Minh comme d’une journaliste.

1652.

TIÊU MINH, « Su trang diêm cua chi em (Quand les femmes se font belles) », La Cloche du matin, n° 47, 13/3/1929, p. 1.

1653.

Quand cette auteure parle de « devoir », il faut comprendre à notre avis « devoir patriotique, lutte anticolonialiste ».

1654.

Périphrase pour l’île Poulo Condor, où se trouvaient les bagnes des détenus politiques.

1655.

TIÊU MINH, « Su sanh hoat cua chi em (La vie des femmes) », La Cloche du matin, n° 50, 16/3/1929, p. 1.

1656.

« Dôc thân chu nghia », Phu nu tân van, n° 92, 28/7/1931.

1657.

Voir supra chapitre IV.

1658.

« Chu trinh dang gia ngan vang ».

1659.

Voir supra chapitre IV.

1660.

« Le vent souffle et le sommet du bambou se plie agenouillé sous le vent, Après trois ans de chasteté, qu’en restera-t-il du printemps de ma vie ? » (ca dao)

1661.

L’auteure utilise « ta », qui est traduit par un « nous » singulier.

1662.

TIÊU MINH, « Su trinh khiêt cua chi em (La chasteté des femmes) », La Cloche du matin, n° 49, 15/3/1929, p. 1.