Pourquoi la flambée ?

Des valeurs modernes

Comme nous l’avons montré au chapitre II, la période 1918-1945 a été retenue parce que le Viêt Nam était en train de bouger dans ses structures les plus profondes. Des chercheurs avant nous ont mis en évidence les effets qui se faisaient sentir de l’instruction mise en place un demi-siècle auparavant ainsi que les transformations économiques, sociales, culturelles qui ont ébranlé les puissances coercitives traditionnelles. En ce qui concerne le genre, le fait est que pour la première fois dans l’histoire vietnamienne, ce n’étaient plus des cas individuels mais toute une classe d’intellectuelles qui a été formée sur les bancs des écoles primaires, collèges et lycées. En fin de période, la proportion féminine atteignait à peine un quart de toute la population scolaire dans l’enseignement primaire supérieur (EPS) et l’enseignement professionnel en Cochinchine, où elle était la plus forte ; c’était aussi très modeste en chiffre absolu, un millier en EPS et au lycée et 900 en enseignement professionnel pour l’ensemble du pays 1678 . Mais elles formaient une communauté de femmes instruites, à laquelle se joignaient des autodidactes, parfois très brillantes ; beaucoup d’anciennes élèves des collèges et lycées ont perfectionné leur niveau après l’école. La circulation relativement libre des livres, périodiques et imprimés de toutes sortes, qu’on pouvait commander directement de France a dû contribuer à répondre à la soif d’apprendre des jeunes et moins jeunes ; il serait instructif de mieux scruter et évaluer ces flux d’informations et sources de connaissances extrascolaires. Toujours était-il que l’environnement était favorable comme il ne l’avait jamais été auparavant pour que les Vietnamien-nes enrichissent leur connaissances et alimentent leur réflexion. Nous avons également souligné l’importance du quôc ngu, bien plus facile à maîtriser que les écritures Han et nôm préexistantes, ce qui a permis à des femmes n’ayant jamais été à l’école de s’ouvrir les portes du savoir.

Dans le savoir moderne, occidental qui leur devint plus largement accessible, les valeurs humanistes et républicaines françaises ont retenu leur attention et dans plus d’un cas, les Vietnamien-nes en ont été touché-es dans leur sensibilité profonde. La littérature française, surtout les romans et la poésie ont fait des adeptes fervents surtout dans la jeunesse scolaire, mais pas seulement. La poétesse Anh Tho par exemple, qui a quitté l’école primaire très tôt, s’est remise à apprendre le français et la poésie française après avoir été une poétesse confirmée, dans un objectif de s’ouvrir au monde et de perfectionner ses compétences créatrices. Il y avait la transmission directe soit par l’école, surtout le collège et, pour un nombre plus restreint, le lycée ; soit par la lecture, ainsi dans le cas de Dam Phuong ; mais aussi la transmission indirecte à travers la littérature en quôc ngu, production des écrivain-es, poètes et poétesses vietnamien-nes et une presse abondante, diversifiée, même si la plupart n’avait pas la vie longue. La lecture personnelle était essentielle, jamais elle n’avait été accessible à un public aussi large et varié, surtout au public féminin. Il convient de souligner également l’importance des lectures clandestines ou semi-clandestines, des exemplaires de livres, périodiques édités à l’étranger qui ont circulé parmi les collégien-nes et les apprenti-es militant-es, car c’était le genre de lectures qui marquaient profondément les jeunes esprits. Nguyêt Tu, la biographe de Minh Khai a ainsi évoqué sa bibliothèque cachée dans la mansarde et cité des titres, des passages soulignés sans donner de liste exhaustive des ouvrages qu’elle contenait. Toujours était-il que la lecture était essentielle dans la formation des modernistes, c’était aussi un de leurs soucis majeurs dans le travail de formation et de propagande qu’ils entreprenaient eux-mêmes que de traduire, rédiger, éditer des livres. Aucun travail n’a été accompli à ce jour pour étudier cette production abondante mais si peu préservée.

L’instruction et les lectures d’origine européenne et asiatique, chinoise plus spécialement, dont profitaient non seulement la génération de Phan Bôi Châu mais aussi celle de Dao Duy Anh, inculquaient des valeurs et notions toutes neuves : la liberté et l’égalité, les deux privilégiées ; mais aussi la lutte, la compétition, l’indomptabilité, le défi, … choisis par les uns ; l’imagination, la solitude et bien sûr, l’amour, la jalousie, la mélancolie, le rêve, … auxquels s’adonnaient les autres, sans exclure le suicide ; la dignité 1679 , l’autonomie 1680 , le respect mutuel (entre conjoints) qu’exigeait chacune comme chacun ; et bien évidemment, ce qui sous-tend tout cela, l’individu, même s’il se profilait encore davantage dans les frissonnements du cœur (pensons aux poètes romantiques) que dans l’argumentation de la prose (il y avait des exceptions, dont Loan la discoureuse de Rupture avec son leitmotiv « moi, je… ») ou le raisonnement philosophique comme dans les époques suivantes. Il n’en fallait pas plus pour l’émergence de l’individu-femme, pas plus tard mais en même temps, parfois avec une détermination plus acharnée (aussi bien chez une éditrice comme Phan Thi Bach Vân, une poétesse comme Nguyên Thi Manh Manh que des révolutionnaires de type Nguyên Thi Giang, Nguyên Thi Minh Khai ou Nguyên Thi Luu) encore que leurs collègues ou camarades hommes.

Notes
1678.

Les chiffres exacts figurent dans les tableaux IV et V du chapitre II.

1679.

Dont on trouvait, comme pour tout concept nouveau, une multiplicité de traductions telles que : phâm cach, phâm hanh, tu cach, tu trong ; mais pas encore nhân cach ou nhân phâm, qui ne se sont imposées que plus tardivement.

1680.

On peut faire la même remarque pour « autonomie » ; nous n’avons pas recensé les traductions ; mais avons noté le terme utilisé par Phan Bôi Châu : suc tu dông=force de se mouvoir par soi-même.