La commune situation de colonisé-es

Pourquoi une telle détermination, un tel acharnement ? Pour se laver de l’humiliation de mille ans, chantait-on depuis le début du siècle avec la littérature de l’Ecole Dông Kinh pour la juste cause. Mais n’étaient-elles effectivement qu’opprimées et humiliées depuis de millénaires, les Vietnamiennes ? Plus d’un et plus d’une en doutaient. Ils étaient toutes et tous des érudits et favorables aux femmes, du moins ils le pensaient quand ils le disaient. Aussi bien Pham Quynh, Nguyên Van Vinh, Trân Trong Kim, Hô Biêu Chanh, Phan Khôi des hommes de lettres et/ou administrateurs que Phan Bôi Chau, Nguyên An Ninh, Phan Van Hum des révolutionnaires dont chaque mot pesait, dont aucun geste n’était futile.

Pham Quynh, Nguyên Van Vinh, Trân Trong Kim et d’autres confucianistes plus jeunes affirmaient tous que dans les traditions vietnamiennes les femmes ont joui de liberté d’action et de décision, ont toujours participé activement à la vie économique et que les Européennes étaient en train de convoiter justement tout cela pour elles-mêmes sans l’avoir encore acquis. Certains Français renchérissaient dans le même sens 1681 . Phu nu tân van qui reflétait ces points de vue sur ses colonnes sans se hérisser devaient y trouver du vrai. A maintes reprises 1682 elle analysait par contre comment le capitalisme et le développement scientifique, technique de l’économie fragilisaient les métiers traditionnels féminins – manuels et dépourvus de spécialisation technique, de savoir et savoir-faire modernes nécessaires – et réitérait ses revendications d’amplifier l’instruction et la formation professionnelle.

Phan Bôi Châu appelait les femmes à se fier sur leur autonomie, à accomplir des œuvres difficiles dont les hommes s’avouaient incapables. Il réécrit même l’histoire du Viêt Nam pour démontrer que l’ancêtre des Vietnamiens, c’étaient les sœurs Trung et non pas les rois Hung comme l’historiographie officielle l’avait toujours enseigné. Nguyên An Ninh – dont nous avons analysé la pièce de théâtre Les deux dames Trung 1683 , rédigée en 1928– devait en mijoter l’idée plusieurs années auparavant ; car dans un article datant de 1925, parlant de « notre race veule, émasculée », il s’écria :

‘’ ‘« Peuple d’Annam, qu’as-tu fait de ta fierté et de ton courage ? Faut-il que des Trung Trac et des Trung Nhi viennent encore injecter dans ton sang appauvri un sang plus viril ? » 1684

Avec l’éloquence de Nguyên An Ninh en français, « viril » n’était sans doute pas employé innocemment. Des leaders révolutionnaires comme Phan Bôi Châu ou Nguyên An Ninh n’ont certes pas attendu d’en apprendre des Occidentaux pour penser ce qu’ils pensaient des femmes vietnamiennes.

Nous ne sommes pas encore en mesure d’expliquer pourquoi aussi bien Pham Quynh 1685 que Phan Bôi Châu, Nguyên An Ninh affirmaient compter sur les femmes pour redresser le Viêt Nam. Ils devaient le faire avec des intentions différentes et pour des raisons non analogues. Il y avait sans doute chez le premier un relent de conservatisme culturel qui reléguait aux femmes le traditionnel rôle de gardienne du patrimoine et de ce qu’on croyait être l’identité culturelle d’une nation, même si son héroïne tenait un salon à la française pour faire connaître et aimer la culture vietnamienne aux étrangers, autant de traits modernes. Chez les deux autres il pouvait s’agir d’intentions tactiques dans la mesure où Phan n’avait plus guère de moyen d’inventer d’autres formes d’actions anticolonialistes dans la dernière partie de sa vie où il était en résidence surveillée à Huê. Il n’empêche que les convictions féministes de Phan étaient conséquentes et bien ancrées, comme nous l’avons souligné. Nous n’avons pas encore suffisamment étudié les écrits de Ninh dans leur ensemble pour dégager une stratégie ou des lignes de force dans sa pensée sans doute l’une des plus importantes de l’époque ; son éventuel féminisme ne saurait être appréhendé hors de ce contexte.

Toujours était-il qu’une puissante convergence d’idées favorables – les noms cités n’étaient pas, comme nous l’avons fait remarquer, des cas exceptionnels mais des figures de proue d’une tendance bien confirmée – représentait une force de soutien significative au mouvement des femmes. Notons au passage que ce fut par exemple Pham Quynh qui facilita la visite de NCHH et les entretiens de Suzanne Karpelès avec les responsables de cette précoce association féministe, et que les conférences de Nguyên Thi Kiêm à Ha Nôi avaient lieu au siège de l’AFIMA. Le point de vue d’autres représentants intellectuels, surtout parmi « la jeunesse francisée », comme la qualifiait Ninh mériterait aussi d’être examinés de plus près.

Le statut partagé de colonisé-es contribuait sans doute fortement à cette sollicitude masculine vis-à-vis de leurs compagnes dans l’humiliation commune et surtout à la volonté des unes et des autres de faire évoluer le peuple vietnamien vers un avenir meilleur. Tiêu Minh de la Cloche du matin répétait dans plusieurs de ses articles l’exhortation à l’action conjuguée :

‘’ ‘« Sur tous les plans, dans notre pays il ne faut jamais distinguer et opposer les hommes et les femmes. Au point de vue économique, politique et culturelle, ce n’est pas de la part des hommes que nous sommes opprimées : tous nos compatriotes partagent cette même situation. Notre devoir est donc de nous associer aux hommes, de nous associer à toutes les catégories sociales pour dédier tous nos efforts à la recherche du bonheur commun sur tous les plans politique, économique, culturel. C’est le seul moyen des femmes pour leur salut. » 1686

Ce fut aussi la position des communistes avant 1945, notamment dans les années 1936-1939 où ils accordaient la primauté à la « formation d’un front démocratique anti-fasciste ».

Notes
1681.

Voir par exemple l’article d’auteur anonyme « Dan ba Viêt Nam ta duoc tiêng khen o bên Phap (En France, on dit du bien des Vietnamiennes) » qui relate le point de vue du journaliste Maurice Larrouy dans Le Temps, Phu nu tân van, n° 14, 1/8/1929, p. 6.

1682.

Voir par exemple « Phu nu voi kinh tê. Dan ba Annam o duoi chê dô tu bôn da tro nên nhu thê nao ? (Les femmes et l’économie. Que sont devenues les femmes annamites sous le régime capitaliste ?) », Phu nu tân van, n° 95, 13/8/1931, p. 1-2.

1683.

Voir supra chapitre VII.

1684.

NGUYÊN AN NINH, « On ne mendie pas sa liberté », La Cloche Fêlée, n° 21, 30/11/1925, p. 1.

1685.

Voir ses propos au chapitre VII.

1686.

TIÊU MINH, « Canh ngô cua chi em (Situation des femmes) », La Cloche du matin, n° 38, 2/3/1929, p. 1