Des efforts d’actions concertées et d’organisation nationale

Il y eut donc la répression. Elle frappait sans égard de sexe. Le Parti communiste lui aussi victime de répressions graves a survécu ou a pu opérer une renaissance pour lancer la Révolution d’août 1945. Grâce à son organisation, dit-on. Les femmes savaient-elles se structurer et s’organiser ?

Il est d’abord extrêmement difficile de retrouver des traces quand les personnes directement impliquées avaient consacré tous leurs efforts à effacer toute trace, pour des raisons de survie.

On aurait cru qu’il y aurait une possibilité d’investigation plus grande en ce qui concernait les activités culturelles dans la légalité, puisque les sources imprimées sont conservées. Ce qui est vrai, car nous avons pu en profiter abondamment. Mais justement, seule la partie flottante de l’iceberg est accessible. Beaucoup d’imprimés, même des livres ne sont plus retrouvables après leur interdiction et saisie. Par ailleurs, si on a choisi la lutte culturelle sans violence, c’était aussi parce qu’on n’avait pas à expliciter toutes ses intentions, encore moins les rouages d’une organisation même existante. Ce que nous allons présenter sont par conséquent des pistes de recherche ou des informations incomplètes, un puzzle où il manque encore des pièces, peut-être essentielles ; les interprétations sont plutôt des hypothèses qui demanderaient d’être approfondies et vérifiées.

Nous avons cru voir dans les féminismes vietnamiens des années 1918-1945 deux types d’organisation. D’une part, une organisation publique, au grand jour (công khai) qui concernait les périodiques, maisons d’édition, associations. Les écrivains (hommes) ou les enseignants dans le privé avaient, malgré leur statut de travailleurs libres d’intellectuels, leurs réseaux d’affiliation qui étaient le lycée où ils enseignaient (le collège Cao Xuân Duc que nous avons vu avec Minh Khai, ou le collège privé Thang Long de renom), la maison d’édition ou le journal qui les publiaient. Le groupe Tu luc avait un rôle important dans la révolution culturelle avant 1945, qui n’est pas encore été étudié et reconnu à sa juste valeur. Les maisons d’édition ou collections d’ouvrage comme Tân dân de Vu Dinh Long au Nord, Quan hai tung thu de Dao Duy Anh et Trân Thi Nhu Mân au Centre, Yêm Yêm thu quan de Dông Hô et Mông Tuyêt au Sud, et même les groupes artistiques avaient les uns et les autres leur effet organisateur et formateur ; ils ont contribué à former beaucoup de jeunes qui sont ensuite devenus membres ou cadres du Parti communiste. Et s’ils avaient continué à se développer chacun avec sa stratégie et son public le plus adapté, dans une mouvance générale vers une démocratie plus grande ? Les féministes de la première vague ne parlaient-elles pas toujours de s’instruire, pour évoluer vers « plus de féminisme », disaient-elles, signifiant plus de liberté et d’égalité de genre. Elles avaient elles aussi leur propre maison d’édition, car à notre avis, Librairie des femmes n’était pas qu’une initiative individuelle, même s’il fallait bien une patronne pour comparaître devant le tribunal au besoin.

Et nous abordons le deuxième type d’organisation, que nous qualifierons, reprenant la terminologie du Parti communiste vietnamien, d’organisation semi-secrète, qui pouvait abriter un noyau plus secret parce que nécessitant d’être mieux protégé. Quan hai tung thu était bien une maison d’édition initiée et gérée par le couple Dao Duy Anh-Trân Thi Nhu Mân, mais qui réalisait la politique d’édition, de propagande et d’éducation des masses émanant du parti Tân Viêt en Annam, comme en témoigne Nhu Mân à travers ce qu’elle a relaté à propos des publications féministes 1692 . Phan Thi Bach Vân, quant à elle, affichait toute une politique d’envergure d’édition et d’éducation des masses aussi, plus spécifiquement féminines. Elle l’a ainsi formulée et publiée 1693 :

‘’ ‘« Sélectionner et mettre entre les mains des femmes à un prix très réduit des ouvrages édités dans notre pays, bénéfiques aux principes moraux et à une conduite confome à la morale vietnamienne, afin d’aider à un rapide progrès dans le niveau d’instruction des femmes.’ ‘Produire, collecter, traduire et éditer des écrits de valeur en politique, hisoire, des récits, des romans, des écrits sur la question des femmes (phu nu vân dê), des livres d’enseignement ménager, des ouvrages littéraires, scientifiques, commerciaux et professionnels.’ ‘Refuser catégoriquement de publier des livres pas sérieux sur l’amour pervers ou d’un style extravagant contraire aux principes de notre pays. »’

L’appel de la maison d’édition avait tout d’un appel politique, interpelant à la fois la conscience féministe et la conscience citoyenne :

‘’ ‘« Soucions-nous de l’éducation morale, intellectuelle des femmes afin de les faire progresser avec l’évolution mondiale, pour que dans cette situation noire, elles puissent accéder au bonheur général, pour qu’elles parviennent rapidement à la position noble et belle qu’elles devraient avoir mais qu’elles n’ont pas encore.’ ‘Compatriotes 1694  ! Ceux et celles qui ont du cœur pour notre race, notre pays 1695 . Compatriotes ! Ceux et celles qui, parce qu’ils pensent à la question de l’être et du non-être 1696 , savent éprouver du souci et de la compassion pour l’avenir dans le long terme de dix millions de femmes. Compatriotes ! Vous qui avez compris la situation où le pays est perdu, le peuple flétri, les mœurs dépravés au dernier point, accordez de l’attention à la Librairie des femmes pour l’aider à se développer. »’

Toujours selon Bach Vân, NLTQ dont le siège principal se trouvait aux numéros 24-26, rue Chu Phuoc, province de Go Công, avait des représentants dans les trois pays d’Indochine et en France. NLTQ réunissait des talents littéraires de tout le pays dont elle cita des noms connus (Dam Phuong, Dông Hô, Mông Tuyêt, Tuong Phô, Trân Tuan Khai 1697 ). Elle annonça un comité de rédaction de sept membres avec des représentants de chaque région. NLTQ se fixait en effet un rythme de publication dense, à raison de 3 livres par mois, répartie entre les ouvrages en provenance de chaque partie du Viêt Nam. Qu’elle réunisse dans son comité de rédaction des représentants de chaque “ky” ; c’était compréhensible. Mais être patronne d’une maison d’édition et faire partie du comité de rédaction avec un pseudonyme… Bach Vân parlait également de créer des filiales de NLTQ dans chaque province, afin de « développer la vente, fournir aux femmes des livres pour leur éducation morale, éveiller l’âme nationale 1698 chez les femmes, encourager l’apparition de nouveaux écrivain-es ». De telles déclarations programmatoires pouvaient-elles venir d’une seule personne, si dynamique soit-elle ?

En travaillant sur la biographie de Dam Phuong, nous avons appris qu’après avoir jeté les bases de NCHH, elle entreprit un voyage de plusieurs mois, allant aussi bien dans le Sud que dans le Nord. Au Sud, elle discuta avec madame Nguyên Duc Nhuân et Phan Thi Bach Vân ; au Nord elle rencontra l’équipe NCHH de Ha Nôi et de Ha Dông. Rappelons le rôle que jouèrent ces deux associations NCHH pour accueillir et faire apprendre le tissage à Nhu Mân et ses camarades. A l’occasion de l’entretien avec Suzanne Karpelès et répondant aux questions de celle-ci, les responsables de NCHH à Huê donnèrent les informations suivantes, dont La Cloche du matin a relaté sur ses colonnes : NCHH à Huê avait une Présidente (Dam Phuong) et une Vice-présidente, une secrétaire (Nhu Mân) et une secrétaire-adjointe (Phan Thi Nga) ; une autre NCHH avait été créée à Tourane (Da Nang actuel) avec Huynh Thi Bao Hoa comme Présidente et des membres résidant à Binh Dinh (Annam), Bac Ninh et Nam Dinh (Tonkin). Que des femmes résidant dans des provinces aussi éloignées l’une de l’autre puissent se retrouver membres d’une association, il fallait d’autres relations que des affinités féminines banales. Phan Thi Nga, qui était présentée comme adjointe de Nhu Mân dans le Comité exécutif de NCHH à Huê se retrouva membre de la délégation de Phu nu tân van quand Nguyên Thi Kiêm allait faire ses conférences dans le Nord, à Ha Nôi, Hai Phong et Nam Dinh, les centres les plus actifs au point de vue économique du Tonkin. Phan Thi Nga fit aussi une conférence à Ha Nôi sur les femmes et le sport. En dépouillant Mœurs de Tu luc, nous trouvons un autre détail : après les conférences, alors que la délégation retournait à Sai Gon, Nguyên Thi Kiêm restait encore plusieurs semaines au Tonkin pour étudier les conditions de vie des femmes dans plusieurs provinces du Nord. L’entrefilet de Mœurs précisa qu’elle était hébergée chez madame Lê Van Chinh à Ha Nôi 1699 . Il faudrait dépouiller davantage de périodiques avec une attention minutieuse, de la perspicacité (et sans doute de la chance !) pour retrouver des bribes d’informations entrecroisées et percevoir leurs rapports avant de rétablir des liens entre les personnes, les organisations. Dans une certaine mesure, il paraît non moins laborieux et ardus de rétablir les faits et les liens concernant des journalistes, poètes, écrivains dans leur militantisme en plein jour que de collecter des faits sur un révolutionnaire en activité clandestine mais suivi et fiché par la police ; surtout quand on souhaite dévoiler des relations que les intéressés eux-mêmes voulaient dissimuler.

Il nous semble cependant avoir suffisamment de fondement pour émettre l’hypothèse d’actions concertées et d’organisation au niveau national entre les différents organismes modernistes et/ou féministes. Ces activités cessèrent-elles quand l’organisme fut victime de répression ou quand le journal ferma ses portes ? Des études sont encore à effectuer pour mieux clarifier les liens multiples entre les organisations et les personnes, entre cette génération militante et celles qui l’avaient précédée (le mouvement des lettrés modernistes du début du siècle), qui lui étaient contemporaines (les communistes, trotskystes et autres révolutionnaires) ou qui participaient par la suite aux deux guerres de 1945-1954 et de 1954-1975. Mais une chose est claire : les liens existent.

Notes
1692.

Voir supra chapitre II.

1693.

Les citations suivantes pouvaient figurer déjà dans l’interview de Thiêu Son paru dans Phu nu tân van, mais dans la deuxième partie de l’article se trouvant dans le numéro manquant de la collection conservée à la Bibliothèque générale de Hô Chi Minh Ville, comme nous l’avons signalé au chapitre VI. Nous les avons retrouvées dans Vo Van Nhon, Littérature en quôc ngu…, op. cit., p. 156-158. Toutes les citations suivantes sur NLTQ viennent de la même source.

1694.

Nous choisissons cette traduction faute de mieux. L’original est « ai oi ! », « ai » désigne une personne quelle qu’elle soit. Ce mot d’adresse interpelle l’ensemble des Vietnamiens, et non plus « grandes et petites sœurs (chi em) ». Minh Khai commença aussi son deuxième poème en prison avant l’exécution par une interpellation analogue : « Vung chi bên gan, ai hoi ai ! », que nous traduirions par : « Toutes et tous, gardez votre objectif bien déterminé et votre courage intact ! »

1695.

Avec un souci informatif plus que littéraire, nous restons le plus proche possible de l’original dans le fond et dans la forme.

1696.

« Tôn vong » signifie : « demeurer (exister encore) ou mourir, se perdre ». quand on parle de « le tôn vong » en situation de perte de la souveraineté nationale, c’est comme si on se pose la question : Viêt Nam, tu seras encore (existeras) ou tu ne seras plus ? »

1697.

Tous des poètes, sauf Dam Phuong. Mông Tuyêt et Tuong Phô étaient deux poétesses connues à l’époque ; Trân Tuân Khai était célèbre avec de longs poèmes patriotes que tous les jeunes de l’époque savaient par cœur, que mon père se plaît encore à réciter à plus de quatre-vingts ans.

1698.

« Hôn nuoc (âme de la patrie) » était un mot qui émotionnait fortement les jeunes et moins jeunes. Rappelons les conférenciers de l’Ecole Dông Kinh qui faisaient pleurer l’auditoire. Nguyên Vy raconte dans Tuân, chang trai nuoc Viêt, récit autobiographique, des anecdotes véridiques sur des collégiennes, mais aussi des collégiens et enseignants qui pleuraient à chaudes larmes en entendant évoquer l’âme de la patrie.

1699.

« Dôi loi cam ta (Remerciements) », Remerciements de l’équipe Phu nu tân van après un mois au Tonkin. Les informations que nous avons présentées sont dans les commentaires de Mœurs, n° 118, 5/10/1934.