Des contraintes « culturelles », politiques ?

Ainsi, la répression était lourde, mais elle n’expliquait pas tout. Les efforts de concertation et d’organisation étaient perceptibles, bien qu’encore de manière incomplète.

Quant aux contraintes internes aux femmes elles-mêmes ou à la société vietnamienne, beaucoup d’écrits des féministes et des modernistes en général les ont analysées. L’une des positions qui nous semble à la fois perspicace et radicale a été celle développée par la série d’articles de la Cloche du matin, dont l’article fondamental est « « Relever le droit des femmes et réformer la qualité féminine » 1700 . Celui-ci, qui relança le sujet, commença assez contradictoirement par une réfutation vigoureuse de « la théorie féministe ». L’auteure constata tout d’abord que depuis quelques années « les femmes imitaient les Françaises et les Chinoises 1701 pour s’acharner à promouvoir le droit des femmes (ou féminisme, nu quyên). » Cela lui semblait scandaleux, comme elle l’ironisa :

‘’ ‘« C’est vrai que dans notre temps chacun est autorisé à préserver le droit que nous tenons du Ciel 1702 . Il n’y a donc aucune raison pour que les femmes, seules, doivent se soumettre à l’oppression. Mais cette théorie, qui peut se justifier dans d’autres pays, n’est qu’un rêve dans un pays sous l’autorité du gouvernement du protectorat.’ ‘Relever le droit des femmes, mais contre qui donc ? Même sans le dire, chacun sait que c’est contre les hommes. Mais de quels droits les hommes disposent chez nous ? Le droit de payer des impôts (qu’on souhaiterait réduits), de boire l’alcool « công xi » 1703 , de fumer de l’opium. Ces droits-là, il n’est pas conseillé aux femmes d’en disposer. »’

Pointer la « qualité féminine », c’était se montrer perspicace. L’essentiel de ce que cette auteure désignait par « qualité féminine » était le niveau intellectuel, qu’elle souhaitait de plus en plus élevé. Invoquant un proverbe sino-vietnamien « Ce qui est parfumé sent bon (Huu xa tu nhiên huong) », autrement dit, « c’est votre valeur intrinsèque qui vous valorise », elle affirma : « Si le niveau intellectuel des femmes est de plus en plus élevé, le féminisme fera tout naturellement des progrès. »

L’objectif de vie, la raison d’être d’une femme comme d’un homme, à son avis était de remplir son devoir, patriotique, même si ce n’était pas explicité. Il fallait, pour bien accomplir ce devoir, tout d’abord ne pas se laisser mythifier par « la théorie féministe », ensuite se débarrasser des coutumes obsolètes comme les dépendances confucéennes ou la non-touchabilité. Tout cela ne devait pas poser de problème, selon Tiêu Minh. Le plus ardu, ce sur quoi elle proposait qu’on s’investisse le plus, c’était de construire une nouvelle « qualité (tu cach) », nous dirions la personnalité propre à chacune. Nous avons vu 1704 comment la série d’article s’y employait, en remettant en question beaucoup de préjugés oppresseurs et en encourageant une sorte de révolution culturelle personnelle chez les femmes. Il y avait un article pour chaque catégorie de femmes (collégiennes, commerçantes, etc.), mais la principale interpelée fut bien l’intellectuelle originaire des classes moyennes et supérieures.

Le premier principe enseigné pour se doter d’une telle personnalité inébranlable, ce fut contradictoirement de bien comprendre « le devoir communautaire (nghia doan thê) 1705 ». Notre théoricienne s’expliqua :

‘’ ‘« Le devoir est difficile. Votre devoir à vous, nos sœurs (chi em) l’est d’autant plus dans la situation actuelle, sous le régime actuel. Celle qui est consciente de son devoir devra certainenement se heurter à des obstacles ardus. A ce moment-là, si elle sait se dire : « ce que je 1706 subis, je le subis avec nos sœurs (chi em), en plus de moi, nos sœurs le subissent comme moi », c’est ce qu’on appelle le sens du devoir communautaire. Celui/celle qui en est pénétré-e, il/elle a une volonté de fer. » ’

On peut lire entre les lignes et comprendre qu’elle voulait initier ses lectrices à une discipline de parti politique. Par contre, il devient très problématique quand elle affirma :

‘’ ‘« L’intérêt de la communauté et de l’individu sont souvent en conflit, et c’est la communauté qui doit vaincre. Si vous voulez que la communauté soit forte et bien affermie, vous devez en premier lieu savoir vous oublier, savoir oublier jusqu’à votre opinion personnelle, car la plupart des conflits à l’intérieur d’une communauté proviennent de ce qu’on s’accroche à ses opinions personnelles. » 1707

La tentative de « nationalisation » des femmes – encore une fois, aucune preuve ne permet d’affilier La Cloche du matin à une éventuelle tendance internationaliste ou communiste – semblait aller trop loin pour pouvoir se rallier le plus grand nombre. Et à supposer qu’elle y parvienne, est-ce cela aurait préservé l’idée émancipatrice de départ ?

Phu nu tân van poursuivait une stratégie plus conciliatrice, mais se heurta alors à l’inertie. Maintes fois sur ses colonnes, elle en appelait au sens de la responsabilité de l’élite, mais les résultats semblaient décevants. Une fois, exaspérée sans doute, une journaliste titra son “édito” : « Je me prosterne devant vous, grandes dames ! Mais bougez donc un peu ! » 1708 Ba lon (grande dame) désignait usuellement les épouses de mandarins. Huynh Lan en proposa une autre définition :

‘« Je désigne par grande dame toute dame, ou demoiselle, qu’elle soit mariée ou célibataire, que son époux soit administrateurs ou de quelle autre profession. Il suffit qu’elles soient supérieures aux autres femmes par l’instruction, l’âge, les capacités talentueuses ou financières, par leur ambition et leur cœur, nous les appelons toutes les grandes dames. C’est-à-dire toutes celles qui (…) sont capables d’avancer devant, servir d’exemples aux autres. »’

En bonne héritière du sens du devoir envers la communauté, elle insista :

‘’ ‘« Vous êtes supérieures aux autres (…), vous avez donc la mission qui vous est attribuée par le Ciel pour rendre service à l’humanité. Si vous êtes supérieures aux autres et que vous les oubliez, vous aurez bien tort. Celles qui sont les plus haut placées, sont les plus responsables. Si vous ne faites qu’en jouir, n’en soyez pas glorifiées. Vous êtes au contraire coupables envers vos compatriotes et la société. Mais bougez donc un peu ! Si nous les femmes (nu gioi) réussirons un jour, avancerons d’un pas sur le chemin du progrès, cela dépendra beaucoup de votre bonne volonté ! »’

Quelques tentatives de coordination ont été détectées. Les féministes appelaient de leurs vœux une mobilisation en plus grand nombre de l’élite. Une élite nouvelle qui n’avait sans doute pas eu le temps de se constituer, avant que, massivement toutes les forces vives de la nation, (et les intellectuel-les furent alors les premier-ères à s’y joindre) se mobilisèrent au moment de la Révolution d’août 1945, suivie, imprévisibles au plus grand nombre des Vietnamiens, de deux guerres parmi les plus longues et les plus destructrices non seulement du Viêt Nam.

Notes
1700.

Thân chung, n° 15, 23/1/1930, p. 1. L’auteure est Tiêu Minh ; elle a signé d’autres articles dans Thân Chung, se désignant toujours par « em (petite sœur) ». Le titre en vietnamien est « Chân hung nu quyên va cai luong nu phâm », où « nu quyên » peut être traduit également par féminisme (droit des femmes est une traduction mot-à-mot, cf supra chapitre VII) et « nu phâm » est un terme sans doute forgé par l’auteure qui n’est plus usité aujourd’hui. La série d’articles est placée sous la rubrique intitulée « Loi ban gai (Paroles de femme) ».

1701.

Les termes vietnamiens étaient moins précis (ne désignaient pas expressément les femmes de ces pays) mais c’était seulement « Tây, Tau », avec une connotation péjorative assez nette. Tây (littéralement Ouest, Occident) désigne tout ce qui est occidental en général et Tau est un mot péjoratif pour Chinois (il existe d’autres termes plus neutres ou plus courtois). « Bat chuoc Tây, Tau » pourrait ainsi mieux se traduire par « en imitant (servilement) les étrangers ».

1702.

Expression vietnamienne (quyên troi cho) pour « droits innés ».

1703.

Vietnamisation (familière et ironique) du mot « compagnie » ; l’auteure parle de l’alcool distribué (vendu à prix fort) par une compagnie détenant le monopole sous la colonisation), alors que l’acool de riz traditionnellement distillé par la population était interdit.

1704.

Voir supra, sous-chapitre 3.1 « De nouvelles identités féminines ».

1705.

« Doan thê » peut se traduire aussi par « organisation » ; c’est le terme utilisé par le Parti communiste vietnamien (comme d’autres partis politiques) pour se désigner de manière plus discrète. Comme nous n’avons encore aucune preuve d’une affiliation quelconque de la Cloche du matin au PCV, nous préférons traduire par « communauté », plus général, pour éviter la confusion.

1706.

Remarquons que l’auteure utilise « ta » et non pas « tôi ». Nous avons insisté sur la nuance : « ta » indique un « je » plus communautaire, il pourrait se traduire par « nous ».

1707.

TIÊU MINH, « Chi em ta phai hiêu “nghia doan thê” (Nous, les femmes devrons comprendre le devoir communautaire) », La Cloche du matin, n° 22, 31/1/1929, p. 1.

1708.

HUYNH LAN, « Lay cac ba lon ! Cac ba nên sôt sang lên môt chut. », Phu nu tân van, n° 100, 17/9/1931, p. 1-2.