Le genre en vietnamien

En écrivant l’histoire vietnamienne en langue française et destinée à un public non seulement vietnamien, nous avons été amenée à traduire beaucoup. Comme la traduction ne peut jamais consister à simplement mettre un mot à la place de l’autre, ce va-et-vient entre les deux langues – en réalité entre deux cultures – vietnamienne et française a donné matière à réflexion.

Restons-en au concept « genre », pour lequel nous n’avons eu aucune difficulté à trouver son équivalent en vietnamien : gioi. Non seulement le mot existe, il est et était déjà à l’époque bien compris dans le sens de « sexe social », de « différence des sexes construite socialement et culturellement » 1710 . Gioi est un terme sino-vietnamien ; dans la langue vietnamienne, les termes en sino-vietnamien sont dans la plupart des cas des concepts plus abstraits. Alors qu’il existe un autre terme pour le sexe biologique, giông. Gioi est – et l’était à l’époque davantage que maintenant, ce qui dans ce cas précis n’est point innocent – utilisé dans « nam gioi (le genre masculin), nu gioi (le genre féminin) », qu’on trouve très fréquemment dans la presse des années 1918-1945. En plus, le genre était bien perçu et conçu comme double, et non pas uniquement « le genre opprimé ». Au contraire, « nu gioi » est une manière de s’exprimer qui montre de la considération, et de l’égalité, puisque « nam gioi » et « nu gioi » sont tout à fait équivalents (nous parlons du terme, du concept au point de vue formel) ; c’est bien plus respectueux que de dire « phu nu » (sino-vietnamien), ou pire, « dan ba » (nôm). En dehors de « nam gioi », « nu gioi », on disait aussi « hoc gioi (le monde enseignant/académique/intellectuel), « bao gioi (le monde du journalisme) »… « Gioi » représente toujours une communauté construite, non pas naturelle.

Remarquons d’autre part que la langue vietnamienne ne comporte pas de « genre (grammatical) » des mots comme en français. Beaucoup de termes vietnamiens désignent indifféremment les hommes et les femmes, à commencer par « être humain », qui se dit « nguoi ». Il n’y a donc pas d’équivalent vietnamien du mot « homme » au sens d’être humain, mais qui exclut la femme. En vietnamien, n’est « homme » que celui qui n’est pas « femme », ou « enfant ». Il faut alors dire « dan ông », de la même façon qu’on dit « dan ba » pour « femme ». La non-discrimination est proche de l’égalité. Le vietnamien n’a besoin d’un indice de féminité que dans les cas où il est supposé/sous-entendu que les femmes “normalement” ne sont pas, par exemple roi, maître d’école, bachelier, ou talentueux ; mais elles sont “nguoi”, être humain, au même titre que l’homme. Sans avoir besoin de lutter pour se le faire reconnaître. Les féministes du 20ème siècle n’ont pas manqué de le rappeler : « Nous sommes “nguoi” au même titre que les “dan ông” ; et ceux-ci acquiescèrent volontiers.

Nous avons vu que le premier périodique féminin et féministe vietnamien s’intitulait « Nu gioi chung », Son de cloche du genre féminin. Quand un son de cloche s’élève, ce n’est pas seulement pour s’exprimer, mais aussi pour éveiller, alerter l’entourage. La première voix féminine fut une voix intellectuelle. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Le Son de cloche du genre féminin sonna en 1918, cinq ans avant La Cloche Fêlée de Nguyên An Ninh et dix ans avant La Cloche du matin de Nguyên Van Ba et Diêp Van Ky. Tous des jeunes diplômés de France. Alors que Suong Nguyêt Anh ou madame Nguyên Duc Nhuân n’étaient pas formées à l’occidentale. Leur force résidait dans leur compétence relationnelle, leur capacité à rassembler, à s’allier des personnes de talent et à les concilier. A quelques-uns de ses lecteurs ou lectrices qui lui reprochaient d’avoir trop d’hommes dans son équipe, madame Nhuân répondit par un article intitulé « Reproche trop sévère » où elle expliqua qu’il fallait s’associer des hommes plus instruits, plus expérimentés dans la profession pour qu’ils aident au progrès des femmes. Nguyên Thi Kiêm avoua qu’au début de sa carrière, certains articles qu’elle signait recevait une aide importante des collègues hommes ; mais elle a vite fait de s’affirmer. Nous n’avons ainsi pas trouvé de « crispation identitaire » 1711 de la part des féministes vietnamiennes au début de l’émergence, au contraire, une grande modestie, qui frôlait parfois l’humilité, à reconnaître qu’elles étaient moins instruites, encore incapables de faire certaines choses, qu’elles avaient tout à apprendre. Par contre, une journaliste de Phu nu tân van posa très tôt la question pour elle cruciale : « L’intelligence des femmes est-elle inférieure à celle des hommes ? » :

‘« Maintenant que nous commençons à déblayer le terrain pour entrer dans la voix du droit des femmes (nu quyên), nous devons en premier lieu argumenter pour détruire cette théorie (affirmant l’infériorité intellectuelle des femmes), c’est indispensable. » 1712

L’auteure reconnut que « dans l’état actuel des choses dans notre pays, voire dans toute l’humanité », il était indéniable que l’intelligence féminine était inférieure. Mais pourquoi ? « Parce que nous avons été opprimées par vous depuis des milliers d’années, vous ne nous avez pas donné l’opportunité de développer notre intelligence. » Elle prit de nombreux exemples dans la biologie et la physiologie pour illustrer les concepts d’hérédité et d’adaptation (annoté en français entre parenthèses). Cependant, elle souligna que cela n’était vrai que « dans les principes ». En réalité, les femmes n’étaient inférieures que dans « l’ensemble du genre, pas dans tous les cas » :

‘’ ‘« Dans notre société,c’est grâce à nous, nos sœurs, que tant d’hommes ont pu se glorifier dans leur carrière personnelle, ont préservé leur famille de l’effondrement, ont vécu dans l’aisance matérielle, ont vu leurs enfants grandir et se marier. Si nous n’étions pas aussi intelligentes qu’eux, comment avons-nous pu réussir tout cela ? »’

Elle cita les exemples de femmes qui s’étaient distinguées dans tous les domaines, politique (Catherine de Russie, Elisabeth de Hongrie, Victoria d’Angleterre, Tseu-hi de Chine), militaire (Jeanne d’Arc et les dames Trung), littéraire (madame Roland, George Sand, madame de Staël, Doan Thi Diêm 1713 ) pour affirmer que la liste aurait été bien plus longue sans les contraintes sociales. La conclusion reste la conviction largement partagée :

‘’ ‘« Aujourd’hui si nous voulons l’égalité, il faut nous occuper à nous instruire. C’est seulement instruites que nous accédons au droit/pouvoir 1714 des femmes. Sans nous instruire, si nous parlons toujours de féminisme et d’émancipation, c’est que nous ne nous connaissons pas nous-mêmes. »’

Pas de « crispation identitaire » non plus, vis-à-vis des femmes du monde, plus spécialement des Occidentales et des Françaises. Nous avons montré comment les féministes vietnamiennes s’efforçaient d’en apprendre des femmes du monde et participaient à la réflexion militante féministe internationale, même si nous n’avons pas encore de preuve tangible de liens d’organisation ou d’actions concertées à ce niveau.

Le concept « genre » eut donc droit de cité dans la réflexion et l’action modernistes vietnamiennes dès les années 1920. Ce fut tôt, et les traditions pré-confucéennes, inscrites jusque dans le langage, n’y ont pas peu contribué.

La documentation a été collectée, mais dans l’état actuel, notre étude n’a pas exploité les réflexions menées par les féministes (assez contradictoirement les femmes s’y sont montrées les plus actives) sur la masculinité et ce qu’elles appelaient le « masculinisme » 1715 . Les historiennes de nos jours invitent à « travailler sur le nuancier infini de la rencontre entre hommes et femmes, rencontre qui n’est pas marquée seulement par la domination » 1716 . Les féministes vietnamiennes des années 1930 se sont montrées sensibles à cette complexité dialectique des rapports de genre, à la fois dans leurs propos plus “théoriques” et surtout dans les problèmes concrets qu’elles soulevaient 1717 .

Notes
1710.

THEBAUD F. « Genre et histoire », in BARD C., BAUDELOT C., MOSSUZ-LAVAU J. (dir.), Quand les femmes s'en mêlent. Genre et pouvoir, Editions de la Martinière, 2004. Toutes les citations suivantes sur le genre proviennent de la même source.

1711.

L’expression est de Christine Bard, dans BARD C., Les filles de Marianne. Histoire des féminismes 1914-1940, Fayard, Paris, 1995.

1712.

DAO HOA, « Suc khôn cua dan ba co thua gi dan ông hay không? », Phu nu tân van, n° 5, 30/5/1930, p. 12-13.

1713.

Une poétesse du 18ème siècle, traductrice de la célèbre Complainte d’une femme de guerrier (Chinh phu ngâm khuc).

1714.

Il est à noter qu’en vietnamien, quyên signifie à la fois droit et pouvoir. Nu quyên peut désigner donc « droit » et « pouvoir », c’est une raison de plus pour le traduire par (ou se référer à l’original) féminisme.

1715.

Voir par exemple « Dan ba ta không tiên bô thi tât nhiên se co hôi Nam quyên (Si nous les femmes ne faisons pas de progrès, il y aura évidemment une association masculiniste) », Phu nu tân van, n° 73, 9/10/1930, p. 8.

1716.
Voir Cécile Dauphin et Arlette Farge (dir.), De la violence et des femmes, Paris, Albin Michel, 1997  et Séduction et sociétés. Approches historiques, Paris, Seuil, 2001. Citation de F. Thébaud dans « Genre et histoire », op. cit.
1717.

Voir par exemple THU TÂM (enseignante), « Môt cai vân dê trong gia dinh. Tai sao chông ta hay choi boi ? (Un problème dans la famille. Pourquoi nos maris s’adonnent à la débauche ?) », Phu nu tân van, n°18, 29/8/1929, p. 1-2. Ce n’est qu’un exemple, car la problématique revenait assez souvent sur les colonnes des périodiques féministes.