Sa contribution à l’histoire du Viêt Nam moderne

En affirmant la réalité et le dynamisme des femmes et des féministes vietnamiennes dans les années 1918-1945, nous pensons avoir contribué à rétablir un maillon estompé dans l’histoire moderne et contemporaine vietnamienne, l’époque qui se situe entre ce qui est perçu comme « l’échec » du mouvement des lettrés modernistes avec la fermeture de l’Ecole Dông Kinh, l’exécution de Trân Quy Cap, l’envoi au bagne de Phan Châu Trinh, etc. et la Révolution d’août 1945. Dans l’historiographie vietnamienne jusqu’à ce jour 1718 , cette époque est présentée comme une période d’échec de la lutte anticolonialiste, d’impasse totale jusqu’à la formation du TNCMDCH par Nguyên Ai Quôc à Canton en 1925. L’histoire est montrée ensuite scandée par les « mouvements politiques sous la direction du Parti, entouré de ses organisations de masse ».

En nous intéressant à l’histoire des femmes, en tant qu’ « histoire relationnelle, qui compare les situations ou les rôles des hommes et des femmes et examine les représentations des deux sexes », nous avons interrogé et analysé « la différence des sexes, celle du rapport entre les sexes, compris comme un rapport social qui est à la fois effet et moteur de l’histoire » 1719 . Cela nous a permis d’éclairer bien d’autres aspects de la société et de la culture vietnamiennes en cette phase capitale de mutation. Les bases de la nation vietnamienne moderne ont été alors jetées, non pas seulement parce qu’il y a eu la naissance – de beaucoup mythifiée – d’une classe ouvrière résultant de l’industrialisation coloniale, mais aussi à travers l’appropriation par les différentes catégories sociales, par les femmes comme les hommes, des valeurs et pratiques exogènes maintenant examinées, sélectionnées, adaptées, parfois reconstruites dans une harmonisation voulue par la majorité (loin de nous l’idée qu’elle fût homogène et monolithique) avec les valeurs culturelles traditionnelles, elles aussi repassées au crible de la réflexion critique des intellectuel-les modernistes.

Un apport significatif est d’avoir explicité les liens d’hérédité entre le mouvement moderniste du début du 20ème siècle et l’émergence des féminismes dans les années 1920. Pour ceux qui s’intéressent à l’histoire socioéconomique, socioculturelle et à l’émergence de la classe des intellectuels dans son ensemble comme de la classe des hommes (et femmes) d’affaires modernes, la piste a été déblayée.

Aussi bien les femmes que ces deux catégories sociales – les intellectuel-les et les nouveaux acteurs d’une économie vietnamienne naissante – ont été toutes les trois actives dans le modernisme et se sont associées sous des formes multiples. Nous les retrouvons dans des couples où chaque conjoint a apporté sa contribution, nous avons vu aussi bien des efforts conjugués que des tensions surmontées, des concessions et sacrifices acceptés d’une part et de l’autre 1720 . Ces trois catégories, ou plutôt quatre, avec les jeunes, car on a pu sans doute remarquer l’âge des acteurs et actrices du modernisme vietnamien – injustement reconnues dans le passé et devant toujours, aujourd’hui comme demain, se faire une place sous le soleil dans une culture qui à la fois les chérissait, au moins dans le discours, mais pas seulement – sauf les acteurs de l’économie moderne, qui ont peu d’équivalent dans le passé pré-industriel – et les réduisait au silence, au labeur et sacrifice non ou mal reconnus, à la soumission et à la dépendance. En interrogeant les femmes, nous avons rencontré d’autres oubliés, méconnus, mal connus ou injustement marginalisés de l’histoire moderne vietnamienne ; ils ont pourtant été non seulement objets (de l’instruction moderne et des changements socioéconomiques) mais des sujets actifs qui, avec une conscience citoyenne et une croyance parfois douloureusement optimiste dans le progrès de l’humanité, ont œuvré pour une meilleure dignité humaine, des femmes comme des hommes, des colonisé-es d’hier qui n’aspiraient qu’à devenir des égaux, voire des frères et sœurs.

Un dernier aspect que nous souhaitons souligner concerne la problématique de la lutte anticolonialiste. Dès le début des conflits, des précurseurs aussi bien dans le haut mandarinat que parmi les lettrés catholiques entrevoyaient et quelques-uns tenaient à poursuivre avec insistance et persévérance jusqu’à la mort 1721 une stratégie autre que celle qui consistait à s’opposer par la violence à la violence coloniale. Au début du 20ème siècle, ce fut toute la classe des lettrés qui s’éveilla à cette idée qu’il était indispensable de ne pas dissocier l’effort de modernisation, plus spécialement l’évolution culturelle et la lutte multiforme pour la souveraineté nationale. A l’époque qui nous concerne, Nguyên An Ninh annonça dans l’un des premiers numéros de La Cloche Fêlée :

‘’ ‘« Déjà quelques esprits se révèlent et s’affirment, qui tentent de faire abandonner à la masse ses espoirs de revanche par la violence et de s’engager sur un terrain de lutte nouveau. Ils prêchent la réclamations des libertés élémentaires qui protègent la dignité humaine, la réclamation des réformes qui concilient l’esprit démocratique du peuple annamite et les idées européennes. Ils n’acceptent pas, comme l’a accepté la masse, la loi de la guerre. Ils ne combattent plus en secret et par pur patriotisme. Ils combattent ouvertement, au nom des idées humanitaires et des principes de 1789. » 1722

L’éveil puis la lutte dynamique et multiforme des Vietnamien-nes des années 1918-1945 faisait partie intégrante de ce nouveau combat. Un combat dont ils étaient conscients, les unes et les autres du défi qu’il représentait. Ninh prévoyait et annonçait à ses lecteurs et lectrices les deux alternatives possibles :

‘’ ‘« Ou l’oppression, enragée de son insuccès, s’entêtera malgré les signes annonciateurs des événements prochains, à peser sur sa proie qui se débat. Alors ce sera la catastrophe commune où la France perdra son renom et ses intérêts, où la “mission civilisatrice” de l’Europe sera révélée sous son vrai jour et d’où l’Annam, après bien des peines et des angoisses, sortira plus libre pour accomplir son destin. Ou la France républicaine viendra en Indochine remplacer la bande des coloniaux alors, non seulement les intérêts mais aussi le renom de la France seront sauvés. » 1723

On connaît la triste fin. Ninh périt au bagne de Poulo Condor à quarante-trois ans tout en s’étant soigneusement gardé de manifester le moindre signe d’une action illégale. Mais les intellectuel-les – car l’histoire des féministes, surtout en cette première vague, est une histoire des intellectuel-les – le savaient, par cette capacité de l’esprit d’anticiper et de braver la violence. “L’homme de bien” confucéen – et répétons après les féministes hommes et femmes de la première vague qu’il y en avait beaucoup parmi les femmes (nu trung quân tu) – est la personne que « la richesse et les honneurs ne tentent pas, la misère et l’humilité ne font pas changer, la violence ne saurait dompter (phu quy bât nang dâm, bân tiên bât nang di, uy vu bât nang khuât) ». Il se sait vulnérable et faible, mais comme ce « roseau pensant ». Les modernistes et féministes (bien évidemment avec des nuances et teneurs différentes, des choix stratégiques parfois divergentes) se sont exprimés et affirmés en grand nombre et avec des personnalités combien différentes. Ils se composaient aussi bien de révolutionnaires depuis la génération antérieure comme de jeunes « retour de France », de francophiles comme de farouches anticolonialistes, de nationalistes comme de communistes, trotskystes, d’hommes et de femmes, de jeunes et de moins jeunes. Et pour la première fois, l’enquête a révélé des femmes remarquables, d’au moins trois générations successives, dans des domaines très variés. Le(s) modernisme(s) et le(s) féminisme(s) se sont avérés des thèmes fédérateurs. Des femmes et des hommes animé-es de cet esprit adhéraient totalement à la cause patriotique et anticolonialiste, encore une fois chacun et chacune avec ses choix personnels.

La démocratie avait son revers de la médaille. Les Vietnamien-nes restaient, remarqua Ninh,

‘’ ‘« une force inorganisée et impuissante devant la force organisée qui les subjugue. Les ambitions personnelles, les mesquineries, le manque de courage et de désintéressement quand il s’agit du bien public, divisent l’élite vietnamienne francisée, l’empêchent de s’unir en une force sociale capable de contraindre les maîtres d’Indochine à réaliser ses aspirations. » 1724

Les tentatives de constitution d’une élite féminine a buté aux obstacles analogues, comme nous l’avons vu avec Phu nu tân van. Mais la problématique conserve toute son actualité et peut s’avérer utile à la fois pour d’autres recherches sur la période coloniale comme pour les époques ultérieures.

Nous avons apprécié le livre édité à partir de la thèse d’Emmanuel Poisson sur « Les mandarins et les sublaternes au nord du Viêt Nam - Une bureaucratie à l'épreuve (1820-1918) » 1725 qui concerne l’époque antérieure, mais propose également une vision rénovée de la colonisation et des processus qu’elle pouvait engendrer. Nous regrettons de ne pouvoir prendre connaissance de la thèse de François Guillemot sur la colonisation, ni (plus complètement) de celle de Nguyên Phuong Ngoc sur les intellectuels de l’Ecole Française d’Extrême-Orient qui apportent certainement des visions neuves des thématiques proches du sujet de ce travail.

Pour tenter de répondre aux questionnements multiples : « Comment fonctionne [ce rapport] et évolue-t-il à tous les niveaux de la représentation, des savoirs, des pouvoirs et des pratiques quotidiennes ? Dans la cité ? Dans le travail ? Dans la famille ? Dans le public et le privé ? » 1726 , nous avons sollicité aussi largement que possible les sources écrites et orales, plus spécialement la presse et la littérature. C’étaient justement les canaux de transmission privilégiés des démarches modernistes, leur champ d’activité le plus dynamique et le plus riche ; le mieux conservé aussi pour les chercheurs. Nous pensons avoir contribué à rénover la méthodologie et les outils, en même temps que d’avoir ouvert des pistes prometteuses pour bien d’autres thèmes et objectifs de recherche.

Notes
1718.

Nous nous restreignons à l’historiographie disponible dans le pays, qui représente aussi la source du contenu historique enseigné en secondaire et même dans l’enseignement supérieur.

1719.

F. THEBAUD, op. cit.

1720.

Rappelons les couples Nguyên Duc Nhuân (gérant et patronne de Phu nu tân van), Dao Duy Anh-Nhu Mân, Nguyên An Ninh-Truong Thi Sau, sur lesquels nous avons fourni plus d’informations que d’autres, comme celui de Vo Dinh Dân-Phan Thi Bach Vân.

1721.

Les partisans de la “paix”, une politique de paix qui était tout le contraire d’une capitulation comme Phan Thanh Gian, Trân Tiên Thanh, pourtant des mandarins très haut placés et qui avaient la confiance de l’empereur, ont payé de leur vie. Nguyên Truong Tô s’y est dévoué jusqu’à sa mort, une mort dont on ne sait toujours pas l’exacte raison (maladie, empoisonnement ?).

1722.

NGUYÊN AN NINH, « On ne mendie pas sa liberté », La Cloche Fêlée, n° 21, 30/11/1925, p. 1.

1723.

« On ne mendie pas sa liberté », op. cit.

1724.

« On ne mendie pas sa liberté », op. cit.

1725.

Une version vietnamienne a été éditée.

1726.

DUBY G. & PERROT M. , Introduction générale à l’Histoire des femmes en Occident.