Une méthode de guérir le mal d’amour

  • Tu veux donc laisser Chi venir voir Nga ?
  • J’aimerais bien, mais je n’ose pas en disposer seul. Grand frère et grande sœur adorent leur enfant et ne lui refuseraient rien. En temps normal, ils la chérissent et évitent de lui faire mal comme on faisait attention des œufs ou des fleurs 1810 (expression toute faite). Il suffit qu’elle ait mal à la tête ou ait un petit rhume pour qu’ils s’affolent et se lancent à la recherche de médicament. Ils en oublient maintenant de manger et de dormir, ils me font mal au cœur. Surtout grand frère, il en vieillit à vue d’œil. Ils ne regardent point aux dépenses pour les médicaments ; ils trouvent à tout prix tout ce qu’on leur indique. Ils vont aux temples pour faire des offrandes et des prières respectueuses. Mais tout cela ne sert à rien. Quand on est malade, il faut prendre des médicaments. Mais Nga refuse tout médicament, seul le Ciel pourrait la guérir. A mon avis il faut faire venir Chi, pour que Chi l’incite à prendre des médicaments, elle guérira petit à petit. Le docteur lui-même a dit qu’il suffit qu’elle voit Chi et qu’il lui parle, cela aurait cent et mille fois plus d’effet que des médicaments. C’est-à-dire que Nga sera libérée de son désir inassouvi, elle se guérira toute seule.
  • Mais elle est folle, et si elle ne reconnaissait pas Chi et ne l’écoutait pas ?
  • Il y a plusieurs sortes de folie. La raison de sa folie à elle, c’est cela, donc c’est là le médicament tout trouvé, qui ne coûte pas un sou.
  • Pourquoi ne l’as-tu pas dit à grand frère et grande sœur pour qu’ils comprennent qu’il est nécessaire de laisser venir Chi ?
  • Monsieur Tham soupira et dit, pensif :
  • A mon avis, quand elle sera guérie, ils n’ont qu’à la marier à Chi. Ils s’aiment, c’est l’essentiel dans le mariage. D’ailleurs Chi aura guéri Chi, il méritera de l’épouser.
  • Attendons qu’elle soit guérie, après ils se marieront ou pas, cela dépendra d’eux.
  • Mais ils se marieront certainement, puisqu’ils s’aiment. Le docteur a été très clair.
  • Comment ?
  • Le docteur a dit qu’il faut laisser Chi venir voir Nga très souvent, il faut les laisser se parler, se consoler. Personne ne fera attention à eux. Ils feront ce qu’ils voudront, pourvu que Nga guérisse.
  • Madame Tham lui tapa dans le dos, rit en rougissant :
  • Non ! ce n’est pas possible !
  • Monsieur Tham resta sérieux et répondit :
  • Si ! Il faut que ce soit comme cela !
  • Madame Tham fut toute triste :
  • Mais Nga n’entend plus du tout la raison, elle ne sait plus ce que c’est que l’amour.
  • Ne vois-tu donc pas que par moment elle s’apaise et ne parle plus ? Il lui arrive aussi de dire des phrases très intelligentes. Alors si Chi lui parle, la console et lui donne des conseils, ou lui dit de faire ceci, cela, il lui arrivera bien de comprendre.
  • Il faudra donc lui dire tout cela à Chi ?
  • Oui, on lui dira tout : c’est ta femme, tu es autorisé à la consoler, à lui donner des conseils, à l’empêcher de faire des bêtises.
  • Ce sera vraiment ridicule !
  • Monsieur Tham fronça les sourcils :
  • A chaque mal son remède. Si on fait trop attention aux coutumes (nê ha) et qu’on reste trop craintif, peut-être que Nga sera victime d’une mort injuste.
  • Mais les gens vont se moquer terriblement de nous 1811 .
  • Si on a trop peur du rire des gens, on devra pleurer sa mort. C’est une vie humaine, ce n’est quand même pas rien ! Voilà ce que c’est que le malheur d’être bien né. Une grande famille 1812 se doit de respecter la moralité. Comme je te l’avais dit, la moralité ne vient pas du créateur, elle a été inventée seulement par les anciens. Il arrive donc que la moralité ne convient pas dans le temps ou dans l’espace, il arrive qu’elle soit nuisible au genre humain. Même la loi du créateur, il faut, si besoin est, la dépasser ou la contrecarrer, alors à plus forte raison, la moralité.
  • Madame Tham répondit, pensive :
  • Le docteur a donc raison. Chi est sans doute le seul à débloquer Nga, il n’y a que lui qui puisse lui faire prendre des médicaments. La pauvre ! Depuis qu’elle est malade, notre famille a dépensé tant d’argent mais elle n’a pu avaler une seule bouchée de médicament. Elle n’a fait que recracher. Elle est malade et ne prend pas de médicament, comment la soigner ? C’est normal que son mal s’aggrave. Le fait de les laisser se rencontrer sera un remède miraculeux. Il faudra que tu le dises au grand frère Chef de province, pour qu’il comprenne et qu’on puisse la sauver.
  • Les yeux écarquillés, Monsieur Tham tira la langue 1813 et dit :
  • C’est très difficile ! Il est très conservateur, va-t-il comprendre ?
  • Même moi qui suis femme, j’ai compris, alors…
  • Mais les lettrés sont cent fois, mille fois plus respectueux des règles que les femmes. En plus ils sont orgueilleux. Il se peut qu’ils nous croient et sont d’accord avec nous, mais ils refuseront de céder. Surtout quand on leur dit d’agir contre les coutumes traditionnelles, ce sera encore plus dur.
  • Et si je parlais à grande sœur ?
  • Monsieur Tham réfléchit, puis répondit :
  • Grande sœur est une femme, si tu sais la toucher par son amour maternel, on a peut-être une chance. Mais elle est dix fois plus ségrégationniste que lui quant aux classes sociales. Elle aura du mal à nous suivre. Elle veut certainement la guérir, mais elle n’acceptera jamais que Chi épouses Nga. Elle promettra mais ne tiendra pas sa parole, nous passerons pour des menteurs à cause d’elle.
  • Madame Tham soupira :
  • C’est maintenant que je comprends combien il est malheureux d’être né d’une grande famille.
  • Monsieur Tham sourit :
  • C’est justement ce que Nga a compris, et elle savait très bien qu’elle n’avait aucun moyen d’échapper à l’éducation morale (lê giao) des grandes familles dont elle est victime. Maintenant si on veut la guérir, il faut faire éclater complètement cette éducation morale.
  • J’ai peur que si tu lui découvres la vérité, grand frère nous reproche d’avoir laissé faire Nga, sans l’en empêcher.
  • Comment empêcher la pensée des gens ? D’ailleurs si elle veut nous cacher ce qu’elle a l’intention de faire, personne ne peut le savoir. Et les personnes du rang du père et de l’oncle (bâc cha chu) ne peuvent surtout pas savoir ce que les enfants veulent faire. Ils en parlent à leurs amis, mais personne n’ose nous en toucher un mot.

Nous présentons ici la traduction d’un poème inédit de Thanh Nga, membre du Cercle poétique Sông Thuong auquel Anh Tho a participé.

Notes
1810.

Nung nhu nung trung, hung nhu hung hoa”, expression toute faite.

1811.

Littéralement : « ils riront de nous jusqu’à nous en faire pourrir le cerveau ».

1812.

En vietnamien, le terme thê gia vong tôc (ou simplement thê gia) désigne les grandes familles occupant un rang honorable, qui sont respectées à la fois à cause de leur fortune et de leur position sociale.

1813.

Cette gestuelle signifie une peur intense, surtout de la part d’un cadet à l’égard de son aîné.