Avant-propos

« OUUUUUUUUUAH c’est génial, OUUUUUAH je suis super contente, vraiment merci, je suis trop contente vraiment c’est trop cool, merci merci vraiment c’est super» hurlait une jeune femme alors qu’elle venait de gagner un jeu à la radio. Elle venait de gagner deux places pour un match de football en ayant bien répondu à une question. Devant notre poste de radio, nous nous sommes demandée pourquoi ce gain provoquait une expression de joie si intense. Pourquoi une telle emphase et de tels hurlements ? L’influence du canal médiatique sûrement. L’animateur n’est même pas le réel offreur du cadeau, il n’est que l’intermédiaire d’un sponsor qui finance le gain. Pourtant la personne qui gagne le remercie directement et de manière intensive.

En tant qu’interactionniste nous nous sommes demandé quelle était la place du cadeau dans cet échange. Quels sont les enjeux de ce gain pour chacun des participants ? Faisons-nous la même chose dans la vie de tous les jours ? A priori nous ne hurlons pas quand nous recevons un cadeau. Mais que faisons-nous réellement ? Que disons-nous ? Quel est le déroulement d’un échange en situation d’offre ? Voilà les premières questions qui nous ont fait débuter notre recherche.

Dans le cadre de notre laboratoire de recherche, ICAR1, nous avons alors décidé d’analyser des interactions verbales lors de l’offre d’un cadeau. Cette équipe de recherche effectue des études sur les interactions ordinaires, les interactions au travail, les interactions de service, les interactions thérapeutiques, les interactions pédagogiques, les interactions médiatisées par ordinateur et les interactions argumentatives et explicatives.

‘Par delà leur diversité et leurs appartenances disciplinaires variées (sociologie, psychologie, anthropologie, éthologie, linguistique), les approches interactionnistes partent de l’idée que l’observation des situations ordinaires de rencontres est, plus que l’introspection ou l’intuition, le moyen d’approcher l’objet soumis à l’investigation, que celui-ci soit l’ordre social, les fondements culturels des comportements, le fonctionnement de la langue et des discours, etc. (Traverso, 2000 :13)’

La situation d’offre sera analysée en tant qu’interaction ordinaire. A travers l’analyse de données empiriques, les interactions sont « décortiquées » et analysées en prenant en compte le contexte d’énonciation. Notre étude s’inscrit alors dans le champ de la linguistique interactionniste, dont l’objectif est de dégager l’ensemble des règles et principes qui sous-tendent le fonctionnement des conversations et autres formes d’interactions verbales.

‘L’objectif de l’analyse des interactions est donc de déchiffrer la « partition invisible » qui guide (tout en leur laissant une large marge d’improvisation) le comportement de ceux qui se trouvent engagés dans un processus communicatif ». (Kerbrat-Orecchioni, 1990 : 157)’

Parmi les règles et principes, certaines d’entre elles jouent un rôle particulièrement important, ce sont celles qui relèvent de la « politesse linguistique »2, au sens de la pragmatique interactionniste. De nombreuses recherches concernant la politesse dans différentes situations ont été effectuées par le laboratoire.

On comprend l’intérêt des chercheurs pour cette notion ordinaire qui touche de près chacun de nous. Comme le rappelle Lacroix :

‘Y a-t-il une seule situation humaine dans laquelle la politesse n'entre pas en jeu ? Elle s'introduit dans les interstices de nos moindres actions. Son régime est celui de l'omniprésence, de la permanence. La brièveté des instants où elle se manifeste est compensée par leur succession incessante.(1990 : 12)’

La politesse est un objet d’étude dont l’attrait est son « ordinarité ». Il est intéressant de mettre à jour des situations banales qui sont « vues sans qu’on y prête attention »(seen but unoticed) (Garfinkel, 2007 : 99). Et parmi ces situations ordinaires c’est celle de l’offre d’un cadeau que nous avons choisi d’étudier plus précisément. Cet acte apparaît comme un révélateur possible de l’importance et de la ritualisation de la politesse de tous les jours.

Le cadeau est aussi très présent dans notre quotidien. Les cadeaux rythment notre vie et nos relations. Produit marketing inévitable, le cadeau est aussi omniprésent lors de nos diverses activités. On nous offre un aimant dans une boîte de céréales, un DVD dans un magazine, ou un sac de voyage pour un achat par correspondance, on peut aussi essayer de gagner un voyage en participant à un jeu télé par SMS. Le cadeau est utilisé dans le commerce et les médias pour « attirer le client » et créer un « lien » avec celui-ci. Dans notre vie familiale, professionnelle et sociale c’est un peu la même chose. Il y a les cadeaux d’entreprise, des fruits de la part de la voisine, le cadeau d’anniversaire pour nos proches et le bouquet de fleurs pour la fête des mères. Les occasions pour offrir un cadeau et créer un lien sont nombreuses. Mais nous allons voir que ces situations ne se déroulent pas de n’importe quelle façon. Les échanges en situation d’offre sont soumis aux règles de la politesse. Notre but premier sera alors de comprendre de quelle manière et dans quelle mesure celles-ci structurent nos paroles et nos gestes lors de l'offre d’un cadeau. Offrir un cadeau est un acte non-verbal avant tout et celui-ci s’accompagne d’actes verbaux et para-verbaux. Nous tenterons d’observer minutieusement tous ces actes à travers la réalité des interactions.

Pour étudier les interactions autour de l’offre d’un cadeau nous nous sommes appuyée sur un corpus que nous avons pris soin de constituer dès le début de notre recherche. Celui-ci se compose pour une part d’interactions authentiques et pour une part d’interactions fictionnelles extraites de scènes de films français. Le corpus constitue la matière première de notre travail. Il permet une analyse linguistique précise. Mais celle-ci ne suffit pas à expliquer toutes les manifestations observées dans ce corpus. Une analyse socio-anthropologique et psychologique semble pouvoir apporter beaucoup à notre recherche. Il nous a semblé inévitable d’aller voir comment le sujet qui nous intéressait pouvait être traité dans d’autres disciplines. Il est apparu très vite que ces recherches dans d’autres domaines pouvaient apporter des explications aux manifestations linguistiques observées dans le corpus. Ces différentes approches complètent l’analyse linguistique de manière pertinente.

‘C’est, me semble-t-il, une caractéristique de l’analyse de conversation (de la pragmatique, en général ?) que de nous mener rapidement aux frontières du sociologique et du psychologique. Là où d’aucuns verraient peut-être un inconvénient, je vois une ouverture par laquelle je me sens curieux de pénétrer. (Vanoye, 1985 : 117)’

Nous verrons que l’articulation entre ces différents outils et notions nous dirige naturellement vers une approche pluridisciplinaire de cette étude et que chaque discipline permet d’apporter un éclairage important à l’analyse de ce corpus. Cependant, nous ne pouvons pas nier qu'une approche pluridisciplinaire pose certains problèmes car il n'est pas toujours aisé de délimiter les frontières entre les disciplines et de parcourir tous les domaines efficacement. A ce sujet, Vion nous explique que :

‘Cette pluridisciplinarité implique que chaque discipline définisse une spécificité et, de manière paradoxale, respecte l’apport des autres tout en ayant la possibilité d’intervenir sur leur terrain. (1992 : 17)’

Pour ce travail nous nous sommes beaucoup intéressée à un sociologue qui dépasse aussi les frontières de sa discipline pour trouver des réponses en psychologie ou en linguistique. Les travaux de Erving Goffman ont constitué une référence importante dans notre recherche. Ce sociologue américain décrit la vie quotidienne de façon « pointilleuse » et précise, mais sans s’inscrire réellement dans un « courant » déterminé. Son travail se traduit par l’observation et la description d’une situation précise dont il analyse les enjeux sociologiques. Mais il laisse aussi beaucoup de place à des approches plus psychologiques ou linguistiques, comme en témoigne la place importante qu’il accorde aux échanges conversationnels et aux relations interpersonnelles dans tous ses ouvrages. C’est dans une perspective goffmanienne que nous avons commencé notre recherche et ses travaux nous ont fortement inspirée tout au long de cette étude.

L’une des théories de Goffman qui nous semble intéressante par rapport à notre travail est celle de « la mise en scène » de la vie quotidienne :

‘La perspective adoptée ici est celle de la représentation théâtrale ; les principes qu’on en a tirés sont des principes dramaturgiques. J’examinerai de quelle façon une personne, dans les situations les plus banales, se présente elle-même et présente son activité aux autres, par quels moyens elle oriente et gouverne l’impression qu’elle produit sur eux, et quelle sortes de choses elle peut ou ne peut pas se permettre au cours de sa représentation. (Goffman, 1973 a : 9)’

Nous allons voir comment les participants se présentent les uns aux autres lors d’une situation d’offre, quels moyens ils utilisent pour que l’interaction se déroule sans heurts, comment les rituels de la politesse interviennent dans cette interaction, comment les participants contrôle cette « mise en scène ». Ce point de vue nous semble pertinent pour comprendre certains aspects de nos interactions.

Cette recherche pluridisciplinaire nous a permis de nous intéresser de plus près aux notions qui entourent la situation d’offre. Nous avons alors été fouiller du côté de la sociologie et de l’anthropologie pour ce qui concerne la notion de don (et donc de cadeau) avec comme référence primordiale les travaux de Marcel Mauss (1995, 1ère édition 1950). Les notions de rituel ou de rite ont par exemple été approfondies grâce aux travaux de Claude Rivière (1995, 1996). Nous nous sommes aussi beaucoup appuyée sur les travaux de Dominique Picard (1995, 1998, 2007) qui abordent les rituels du savoir-vivre avec une approche psychosociale.

En ce qui concerne l’analyse linguistique du corpus c’est principalement les nombreux travaux de Catherine Kerbrat-Orecchioni (1990, 1992, 1994, 1996, 2005) sur la politesse qui ont constitué nos références pour le corpus d’interactions authentiques et les travaux de Francis Vanoye (1981, 1989, 1991, 1998) pour le corpus d’interactions fictionnelles cinématographiques. Ce travail sur les interactions verbales et non-verbales est le point de départ de notre recherche. Ce sont les questions soulevées par l’étude linguistique qui nous ont poussée à compléter notre travail par des recherches dans les autres disciplines. Les notions de politesse et de don (ou de cadeau) sont des notions complexes qui méritent ce traitement transversal.

Notre travail va se présenter de la façon suivante. Nous aborderons dans la première partietous les outils et notions qui permettent de faire l’analyse.

Le premier élément qui constitue la base de notre travail est le corpus, nous commencerons donc par présenter celui-ci. Ce premier chapitre permettra de décrire la composition du corpus authentique et du corpus fictionnel. Nous évoquerons aussi quels ont été les avantages et les inconvénients de la méthode de recueil de ces deux corpus.

Le deuxième chapitre de cette partie sera consacré aux rituels de la politesse en situation d’offre. Nous commencerons par interroger ce terme de « rituel », ainsi que la notion de « politesse ». Puis nous chercherons à comprendre comment les rituels de la politesse trouvent leur place dans notre société et quels rôles ils y jouent. Dans un deuxième temps, nous aborderons la notion de don et de cadeau, en nous demandant aussi quelle est la fonction de celui-ci dans notre vie quotidienne.

Dans le troisième chapitre, nous essayerons de voir de quelle manière les guides de savoir-vivre abordent la politesse d’aujourd’hui et quels conseils et principes ils donnent aux lecteurs. Nous regarderons aussi quelle place tient l’offre d’un cadeau dans ces ouvrages. Nous verrons que ces guides apportent une vision intéressante et normative de la politesse qui est présentée à la fois comme une valeur traditionnelle et très actuelle.

Dans le quatrième et dernier chapitre, nous parlerons de la politesse linguistique qui constitue la théorie fondatrice de notre analyse. Nous présenterons la théorie des faces sur laquelle nous appuierons toute notre analyse linguistique. Nous appliquerons aussi cette théorie des faces à l’offre d’un cadeau.

Cette première partie nous permettra donc de mettre en place les outils et notions qui nous seront utiles pour la suite de la recherche. Une fois que cet éclaircissement sera fait nous pourrons ensuite analyser notre corpus avec tous les moyens nécessaires.

La deuxième partie sera consacrée à l’analyse linguistique du corpus authentique. Dans le premier chapitre, nous étudierons le déroulement d’une offre en situation réelle. A l’aide des exemples du corpus, nous établirons la liste des manifestations linguistiques récurrentes en situation d’offre. Nous essayerons de voir ce qui se passe avant et après l’offre d’un cadeau mais c’est essentiellement le moment de l’offre du cadeau qui sera étudié. Cette approche minutieuse du corpus nous permettra de décrire les rituels de politesse en situation d’offre.

Dans un deuxième chapitre, nous tenterons de voir comment la politesse normative des guides de savoir-vivre se situe par rapport à la politesse effective observée dans notre corpus et dans notre environnement.

Nous appuierons notre étude sur l’analyse détaillée de deux séquences représentatives de notre corpus, puis de l’analyse d’une séquence dans laquelle le receveur effectue une remarque inattendue. Ces analyses vont permettre de comprendre l’enjeu de l’utilisation de certaines règles de politesse et le risque en cas de déviation de ces règles.

L’étude du corpus authentique nous permet de construire une base sur laquelle nous nous appuierons pour effectuer la comparaison avec le corpus fictionnel. Dans la troisième partie nous analyserons le corpus cinématographique afin de voir si le déroulement des scènes d’offre est le même qu’en situation authentique. Nous dégagerons les points communs mais aussi les différences. La fiction nous amène des situations nouvelles qui donnent un éclairage à nos situations authentiques. Nous verrons que les particularités du dialogue de cinéma ouvrent des possibilités plus larges. Nous essayerons ainsi de voir quelles sont ces particularités qui permettent d’apporter un vrai regard critique sur les situations authentiques. Nous procèderons alors à l’analyse détaillée de certaines scènes. Nous en avons choisi trois qui étaient représentatives de notre corpus fictionnel.

L’analyse de ces extraits de films met particulièrement en valeur le problème de la gestion des émotions en situation d’offre. La caricature effectuée par certains réalisateurs fait ressortir l’importance de contrôler ses émotions dans des situations comme celle de l’offre d’un cadeau. C’est ce que nous avons choisi d’étudier plus en détail dans la quatrième partie.

Cette dernière partie sera donc consacrée aux émotions. La comparaison entre nos deux corpus, authentique et fictionnel, nous a permis de révéler la pertinence et l’importance de la gestion des émotions en situation d’offre. A travers la gestion des paroles, les participants à l’interaction doivent manifester certaines émotions et en contrôler d’autres. C’est tout ce travail qui va nous intéresser ici. Nous commencerons par étudier quelles sont les émotions qui animent une situation d’offre puis nous tenterons de voir comment les participants expriment ou non leurs émotions selon l’influence des règles de politesse. Nous analyserons les différentes possibilités qui s’offrent aux participants et cela nous amènera à parler des difficultés que l’on rencontre pour gérer ses émotions et à évoquer la notion de sincérité qui se pose parfois en contradiction avec les règles de politesse.

Cette approche comparative nous permet de mettre au jour la gestion des émotions en situations d’offre. Les scènes comiques révélatrices de la difficulté émotionnelle nous ont alors incitée à aller voir plus loin concernant les émotions en situations d’offre. En nous appuyant essentiellement sur les travaux de Cosnier (1994) et de Kerbrat-Orecchioni (2000) à ce sujet, nous nous sommes interrogée sur la difficulté de contrôler ses émotions en situation. C’est d’ailleurs la fameuse scène du Père Noël est une ordure qui met nettement en avant ce problème. Comment montrer du plaisir si on ressent du dégoût ? Et cette question amène bien sûr le problème de la sincérité. Peut-on être sincère et poli à la fois ? Quel est le but du contrôle émotionnel ? L’émotion est-elle comme le dit Patricia Paperman « une forme sociale attendue comme ratification exigée d’une définition de la situation » (1995 a : 16) ? Les émotions apparaissent comme un moyen et un éminent révélateur à la fois des contraintes et de la pertinence de la ritualisation.

‘Chaque fois que surgit la possibilité matérielle d’une interaction verbale, on voit entrer en jeu un système de pratiques, de conventions et de règles de procédure qui sert à orienter et à organiser le flux des messages émis. (Goffman, 1974 : 32).’

C’est ce système que nous allons essayer de décrypter ici. A travers l’exemple de la situation d’offre, nous souhaitons illustrer une approche pragmatique des rituels de la politesse afin de mettre en avant « les coulisses » de ces actes ordinaires.

Notes
1.

ICAR : Interactions, Corpus, Apprentissage, Représentations - Université Lumière Lyon 2.

2.

Notion que nous expliquerons dans la première partie.