1.2. Rites, rituels, routines

Nous allons distinguer ici les notions de « rites », « rituels » et « routines » qui sont des notions connexes et parfois difficiles à différencier.

Les rites et rituels apparaissent en fait comme des stratégies communicatives, ils cadrent les actions sociales et les conversations qui les animent :

‘On déploie des stratégies de défense et de protection. Celles-ci peuvent être différentes d’un individu à un autre. Mais lorsqu’elles prennent une forme stable pour devenir, dans certains cas, une conduite quasi-obligatoire, elles constituent alors des rituels. (Picard, 1996 (a) : 29)’

Lorsque l’on approche la notion de rite, on se trouve tout d’abord confronté à un problème important de définition. Comme le souligne Segalen, « le problème avec le rite (…) est qu'il n'existe pas une définition reconnue, canonique et fixée » (1998 : 4).Il est difficile de manier une notion sans savoir réellement de quoi on parle. Nous allons essayer de nous approcher le plus possible d’une définition, de cadrer le concept afin de pouvoir l’appliquer dans la suite de notre étude.

‘Selon Emile Benveniste, le rite, du mot latin ritus, ordre prescrit, est associé à des formes grecques comme artus (ordonnance), ararisko (harmoniser, adapter), arthmos (lien, jonction).(Rivière, 1995 : 11)’

Cette étymologie évoque les différentes fonctions du rite que nous allons évoquer plus loin : fonction d’harmonisation, de socialisation.

La force du concept de « rite » c’est qu’il est transdisciplinaire. En effet, il est abordé largement par des disciplines comme la sociologie, la psychologie, l'anthropologie, l'ethnologie, la linguistique. Et c’est pour cela qu’il est difficile d’établir une définition commune, chaque discipline en fait une application selon ses besoins.

C’est en éthologie que l’on parle tout d’abord de rite en évoquant la parade amoureuse ou encore la gestion de la hiérarchie chez les animaux.

L’ethnologie et l’anthropologie sont inévitables en ce qui concerne l’analyse des rites10. C’est le plus souvent les rites magiques ou religieux qui attirent l’attention des chercheurs. Par exemple, les rites de sacrifice, de purification, d’offrande aux divinités, de deuil, sont étudiés dans de nombreuses populations car ce sont souvent des rites très marqués socialement et culturellement, et qui apparaissent selon un déroulement assez structuré.

Par la suite, les sociologues se sont penchés sur l’analyse de rites plus « discrets», plus « souples », qui concernent la vie quotidienne des sociétés contemporaines. Rivière, lui, s’est particulièrement intéressé aux rites profanes11. Goffman est l’un des sociologues qui s’est penché attentivement sur la question des « rites d’interaction »12. Ces rites d’interaction concernent principalement les rites de politesse qui constituent le centre de notre étude.

C’est à partir de toutes ces approches que la linguistique a pu aborder ensuite la notion de rite dans les interactions verbales et voir comment ils aident à la communication.

Le second problème que l'on rencontre en abordant l’étude des rituels c’est l'existence de plusieurs termes très proches sémantiquement. On rencontre des termes comme « rituel » ou « routine ». Là aussi les théories divergent. Par exemple, certains sociologues, comme Javeau, justifient la différence entre rite et rituel par une dichotomie religieux / profane. Le « rite » correspondrait à tout ce qui relève du religieux et du sacré, et le « rituel » serait associé à tous les actes profanes. Mais si on se fie à l'utilisation des termes « rite » et « rituel », il paraît difficile, dans le domaine qui nous intéresse ici, de distinguer ces deux termes, la nuance entre le sacré et le profane n’étant pas toujours nette. Par exemple, certains rites se sont « profanisés ». Des fêtes comme Noël par exemple ont perdu le caractère religieux qui les a fait naître, le père Noël est une création commerciale largement étendue13, et la naissance du Christ est reléguée en arrière-plan dans bien des familles dans les sociétés modernes. Le trait sacré ou religieux qui caractérisait le rite est donc moins présent.

Durkheim signale que les actions profanes peuvent aussi être considérées comme des rituels en tant que régulateurs des interactions. C’est à partir de ce moment-là que le terme de rite a connu une définition élargie et que le terme de rituel vient se confondre avec lui.

Si on se réfère à ce que dit Goffman, on peut considérer que dans les interactions sociales c'est « la face » qui est sacrée. Il définit « la face » comme :

‘La valeur sociale positive qu’une personne revendique à travers la ligne d’action que les autres supposent qu’elle a adoptée au cours d’un contact particulier. » (1974 : 9)’

Et pour lui « la face est un objet sacré » car les individus font beaucoup d’efforts pour protéger cette face «  et il s’ensuit que l’ordre expressif nécessaire à sa préservation est un ordre rituel » (1974 : 21)14. Par là même le lien à l'autre est sacré, donc on est bien en présence de rites dans des relations quotidiennes rituelles profanes. Le sacré s’est déplacé sur d’autres objets qui prennent ainsi la valeur nécessaire à la naissance d’un rituel.

‘Les micro-rituels ne sont pas sacraux par essence, ils le deviennent par l’attribution d’un sens sacré aux gestes qui les manifestent. (Javeau, 1995 : 148)’

Il existe aussi le terme de « routine », mais il est moins utilisé et plus facile à définir et à distinguer que les termes de « rite » et « rituel ». C’est un terme que l’on rencontre essentiellement en linguistique. Coulmas qui a beaucoup étudié les routines nous dit que :

‘A routine is not an expression or a strategy, but rather an expression which is appropriate to a situation of a certain kind or a strategy which is appropriate relative to certain communicative ends. (1981 : 16)’

La routine correspond donc plutôt a une forme préfabriquée, beaucoup moins souple que les rites et rituels. Les routines prennent des formes verbales plus figées. On parle souvent de « routines conversationnelles », par exemple « de rien » après un remerciement, « il fallait pas » après l’offre d’un cadeau15. Une routine est une formule que l’interactant a en sa possession et qu’il utilise pour marquer son intention et signaler qu’il s’inscrit dans cet échange en connaissant le code. C’est en quelque sorte une forme rhétorique qu’il ne faut

pas interpréter au premier degré. Les routines sont beaucoup plus codifiées que les rituels qui sont plus variables.

Nous suivrons ici des auteurs comme Rivière, Kerbrat-Orecchioni ou encore Picard qui ne distinguent pas les termes de « rite » et de « rituel » dans leur définition. Comme nous l’avons vu auparavant, la distinction entre « rite sacré » et « rituel profane » ne semble pas une distinction satisfaisante et pertinente pour notre étude. Le « sacré » et le « profane » évoluent avec les sociétés et leur distinction n’est aujourd’hui pas si évidente. Mais nous gardons comme valeur qu’un rite ou un rituel est lié à la notion de « sacré » dans le sens où « la face » peut être « sacrée » comme l’explique Goffman. C’est le respect de cet objet sacré qui implique une manifestation ritualisée, que l’on veuille la nommée « rite » ou « rituel ».

Voici les traits définitoires que nous donnerons pour ces deux termes, « rite » et « rituel » :

  • Qui est « répétable » dans une même situation, en tenant compte ici de la distinction que fait Marty entre répétable et répétitif :
‘Ce couple de catégories voudrait caractériser deux structures. L'une « répétitive » a la rigidité de ce que l'on appelle justement « un stéréotype ». (…). La structure « répétable » est celle de l'instrument, dont l'usage se répète, mais avec la possibilité d'adaptation à des circonstances variables. (1981 : 70)’
  • Qui suit un certain format, plus ou moins souple.
  • Qui dépend d’un savoir commun, d’une convention, d’un code.
  • Qui est en lien avec quelque chose de sacré.

Nous allons prendre ici l’exemple d’une fête d’anniversaire. Si l’on suit les traits définitoires de « rite-rituel », on peut considérer que la fête d’anniversaire est rituelle car elle est répétable : cette fête se renouvelle chaque année et une certaine souplesse est accordée à la réalisation de cette fête. Elle suit un certain format. Il y a les éléments incontournables : la date, le cadeau, le gâteau avec les bougies, ces deux éléments s’effectuant souvent en fin de repas. Et des éléments qui peuvent s’ajouter : le chant en chœur pour souhaiter un « joyeux anniversaire », un bon dîner, la fête sous forme de surprise. Cette fête est conventionnelle, connue de tous, et attendue de tous. Et ce sont les faces des interactants qui représentent la valeur sacrée si l’on se réfère à la définition de Goffman. Le lien social intervient lors de cette fête et influence le choix du cadeau (plus on est proche plus le cadeau peut être intime), le choix du style de fête (par exemple « une fête surprise » est plutôt organisée par quelqu’un de proche, ou un dîner aux chandelles au restaurant par le conjoint). La forme du rituel est fonction du lien qui unit les interactants.

On peut distinguer différents types de rituels. Nous reprendrons ici des typologies de différents auteurs afin de montrer la diversité des rites et de leur représentation.

Durkheim et Mauss distinguent deux types de rites : les rite positifs (les commémorations, par exemple les prières et les offrandes) et les rites négatifs (par exemple les interdits alimentaires).

La typologie de Goffman se compose de la même dichotomie (positif / négatif) que celle de Durkheim. Il distingue les rites de confirmation (positifs) : maintenir, instaurer une relation, par exemple le compliment ; et les rites d’évitement (négatifs) : réparation d’une offense, par exemple les excuses.

Van Gennep, lui, s’est intéressé principalement aux rites de passage (changement d’appartenance ou de statut social), ce sont les rites qui marquent les étapes de la vie (mariage, deuil, naissance, …). Rivière, dans Les rites profanes, distingue, entre autres : les rites de fonctionnement (les règles du jeu), les rites ascétiques (rite de l’isolement), les rites identitaires (la tenue vestimentaire déterminant l’appartenance à un groupe). Quant à Picard, elle s’inspire de la typologie de Goffman en évoquant les rituels de confirmation (la déférence, l’entretien, la ratification), et de réparation (la justification, l’excuse, la prière), auxquels elle ajoute les rituels d’accès (les salutations, les adieux),

Comme le rappelle Rivière, « Le rite a pour finalité essentielle de faire communiquer des êtres et des choses entre eux, selon des règles codées » (1995 : 57) Alors quelle est, plus précisément, la finalité des rituels de politesse ?

Notes
10.

Voir Mauss 1995 et Durkeim 1991.

11.

Voir Rivière, 1995.

12.

Voir Goffman, 1974.

13.

A ce propos voir deux ouvrages de Martyne Perrot : Ethnologie de Noël, Grasset, 2000 et Noël, Le cavalier bleu, 2002.

14.

Nous reparlerons de la notion de face au chapitre 4 « La théorie des faces ».

15.

Nous verrons dans la deuxième partie la place et le rôle de cette routine dans l’interaction lors de l’offre d’un cadeau.