1. La politesse linguistique

Dans leurs travaux, Brown et Levinson (1987), qui s'inspirent des recherches de Goffman, abordent la notion de « face » en distinguant la face positive et la face négative de chaque individu. Kerbrat-Orecchioni reformule leurs définitions comme suit  :

‘la face positive, (qui) correspond en gros au narcissisme, et à l’ensemble des images valorisantes que les interlocuteurs construisent et tentent d’imposer d’eux-mêmes dans l’interaction (et la) face négative », qui correspond à ce que Goffman (1973-2, chap.2) décrit comme les « territoires du moi » - « territoire corporel spatial, ou temporel ; biens et réserves, matérielles ou cognitives. (Kerbrat-Orecchioni , 1992 : 167-8). ’

Cette notion de « face » permet d'aborder la politesse en considérant que le rôle de la politesse consiste à ne pas heurter les faces. Toutes les interactions mettent en jeu la « face » des interlocuteurs, et sont régulées par le désir de la préserver. Cette idée apparaît d’ailleurs communément dans les expressions comme « ne pas perdre la face » ou « sauver la face ».

Pour des raisons de facilité de compréhension nous avons choisi d’adopter la terminologie de Goffman qui parle de « face » pour parler de la face positive et de « territoire » pour parler de la face négative.

Tous les actes verbaux ou non-verbaux que l’on effectue peuvent être des actes menaçants ou au contraire valorisants pour la face et/ou le territoire d’une personne.

Brown et Levinson, dans leur théorie de la politesse, évoquent la présence d'actes « menaçants » pour la face positive et négative de chaque individu. Ces actes verbaux ou non-verbaux menaçants sont appelés Face Threatening Acts (FTAs).

Différents cas de figure peuvent être envisagés pour chacun des participants :

Pour la face, on peut avoir  :

  • Un FTA pour la face de celui qui le produit : c'est le cas par exemple de l'autocritique.
  • Un FTA pour la face de celui qui le reçoit : par exemple une insulte se présente comme un cas extrême de menace pour la face de celui à qui elle est destinée.

Pour le territoire, on peut avoir :

  • Un FTA pour le territoire de celui qui le produit : par exemple donner un objet qui nous appartient c'est se déposséder d'une partie de son territoire.
  • Un FTA pour le territoire de celui qui reçoit : la visite présente ici un bon exemple d'invasion du territoire d'autrui24.

Il apparaît nettement ici que Brown et Levinson ont orienté leur étude vers les actes menaçants pour la face et le territoire. Mais Kerbrat-Orecchioni relève qu'il y a ici un déséquilibre et que les actes « non-menaçants » pour la face et le territoire ne sont pas envisagés.

Pour rétablir l'équilibre, elle propose de compléter la théorie de Brown et Levinson en introduisant la notion d'actes non-menaçants qui seront appelés Face Flattering Acts (FFAs). De la même façon que pour les FTAs, les FFAs peuvent s'envisager de différentes façons :

Pour la face :

  • FFA pour la face de celui qui le produit : effectuer un acte généreux met en avant sa propre face par exemple.
  • FFA pour la face de celui qui reçoit : le compliment ou un cadeau peut apparaître comme très valorisant pour la face de celui qui le reçoit.

Pour le territoire :

  • FFA pour le territoire de celui qui produit : acquérir un bel objet peut apparaître comme un acte positif pour son propre territoire.
  • FFA pour le territoire de celui qui reçoit : un cadeau peut (dans certaines conditions que nous évoquerons plus tard) être un acte positif pour le territoire de celui à qui il est destiné.

Mais il est bien évident que le système des FFAs et des FTAs est complexe. Ce qui est un FFA pour l'un peut être un FTA pour l'autre, par exemple l'excuse est un FFA pour la face de celui qui le reçoit mais c’est un FTA pour la face de celui qui le produit. D'autres actes peuvent aussi être à la fois un FFA et un FTA pour la personne qui le produit ou qui le reçoit. Par exemple, le compliment peut être à double tranchant dans le sens où il apparaît principalement comme un FFA pour la face de celui qui le reçoit, mais il peut en même temps être ressenti comme un FTA pour sa face et son territoire dans la mesure où le compliment peut provoquer l'embarras.

La politesse linguistique consistera à atténuer ou à éviter les FTAs et à produire de préférence des FFAs. C'est ce que Goffman a nommé le « travail de figuration » (face work) qu'il définit comme « tout ce qu'entreprend une personne pour que ses actions ne fassent perdre la face à personne (y compris à elle-même) » (1974 : 15).

Goffman précise que :

‘les membres de tout groupe social ont une certaine connaissance de la figuration et une certaine expérience de son emploi. Dans notre société, une telle capacité porte parfois le nom de tact, de savoir-faire, de diplomatie ou d’aisance. (1974 : 16)’

Pour effectuer ce travail de figuration, il faut tenter d'atténuer ou d'éviter de produire des FTAs et produire des FFAs envers autrui qui eux peuvent être intensifiés.

L'ensemble des moyens utilisés pour atténuer un FTA sont appelés softeners. Parmi eux on trouve : l'intonation (ex : une voix douce et un débit pas trop rapide), les mimiques (ex. : un sourire), les modalisateurs (ex : il me semble que), le conditionnel (ex : tu pourrais fermer la porte), la formulation indirecte (ex : on pourrait peut-être fermer la porte), les excuses (ex : excusez-moi de vous avoir bousculé), l'utilisation de minimisateurs (ex : j'ai un petit service à te demander). Certains softeners peuvent même être utilisés en prévention d'une offense, par exemple : «excusez moi de vous déranger, j'ai une petite question à vous poser ».

En ce qui concerne les intensifieurs de FFAs, ils sont moins diversifiés mais fonctionnent de la même façon. Par exemple, on intensifie un remerciement ou un compliment en ajoutant certains adverbes : « merci beaucoup », « tu as un très joli pull », « tu es vraiment très gentille ». Bien entendu ici aussi l'intonation et les mimiques peuvent jouer des rôles d'intensifieurs du FFA.

Goffman explique ce système en indiquant que la face est un « objet sacré », et que

‘c'est parce que l'interactant se réfère automatiquement à la face qu'il sait comment se conduire vis-à-vis d'une conversation. C'est en se demandant sans cesse et à tout coup : « Est-ce que, en faisant ou en ne faisant pas cela, je risque de perdre la face ou de la faire perdre aux autres ? » qu'il décide à chaque moment, consciemment ou non, de sa conduite. (1974 : 34)’

Dans sa théorie, il envisage deux types d'échanges : les échanges réparateurs et les échanges confirmatifs. L'échange confirmatif apparaît comme un échange positif dans une relation, par exemple les salutations, l'offre d'un cadeau, les compliments. Alors que les échanges réparateurs correspondent à tous les échanges qui se présentent sous le schéma : offense - réparation. Ces échanges sont là pour réparer le FTA commis. Par exemple, A bouscule B et s'excuse auprès de B. Goffman distingue trois réparations principales : la justification, les excuses et les prières (qui préviennent une offense)25.

Ces notions de « face » et de « travail de figuration » seront les deux notions que nous utiliserons tout au long de notre étude pour expliquer le déroulement de l’interaction.

Une des situations appropriée pour étudier et voir les diversités des rituels de politesse est celle de l’offre d’un cadeau. Cet échange relevant d’un déroulement ritualisé à différents niveaux, il semble pouvoir être pris comme un cas révélateur de la prégnance des rituels de politesse.

Notes
24.

Concernant la visite, voir Traverso, 1996.

25.

Voir Goffman, 1974.