4.1. Le cas du refus

Comme nous l'avons signalé auparavant, refuser un cadeau est une réaction minoritaire. D'ailleurs nous n'avons pas pu observer ce type de réaction. Mais on peut imaginer que cet acte serait perçu comme un « gros » FTA pour la face de l’offreur. On peut aussi supposer que ce refus entraînerait une négociation de la part de l’offreur qui tenterait de faire accepter le cadeau au receveur. Une telle situation pourrait amener une séquence de type conflictuelle où chaque participant risque de perdre la face. Or, « a priori le cadeau ne devrait pas être porteur de conflit »(Montant, 1998 : 445). Quelles sont les raisons qui peuvent inciter le receveur à refuser un cadeau ?

Il semble qu'on puisse envisager deux raisons principales : parce que le cadeau implique un sentiment de dette trop lourd ou parce que le cadeau implique un changement de la relation qui unit les participants.

Tout d'abord, le refus semble donc être une réaction possible face à une offre qui semble trop importante pour le receveur, que ce soit financièrement ou moralement. En effet, on peut faire l’hypothèse que des personnes peuvent refuser le cadeau lorsqu'elles s'imaginent qu'on leur offre un cadeau qu'elles estiment trop cher par rapport aux moyens financiers de l'offreur. On peut alors imaginer des phrases du type : « Ah non ça je ne peux pas l'accepter c'est beaucoup trop cher » ou « Je ne mérite pas que tu me fasses un cadeau pareil ».

Le receveur peut donc refuser un cadeau qu'il considérera comme trop cher (par exemple, un voyage, un bijou), le refus lui permettra d'éviter une position de dette qu'il estime ne pas pouvoir « rembourser ». La gêne que provoquera ce type de cadeau sera alors plus forte que le plaisir éprouvé et l'acceptation deviendra impossible.

On peut aussi remarquer que le cadeau peut être refusé lorsque la règle du secret du prix est transgressée. C'est le cas par exemple d'un cadeau que l'on fait devant la personne dans un magasin. Il est possible d'observer des scènes où l'offreur potentiel propose d'offrir un objet qu'il voit dans un magasin devant le receveur et que le receveur refuse immédiatement. On peut alors relever des échanges du type :

O : tiens je t'offre ce livre si ça te fait plaisir

R : ah non non non je veux rien que tu m'offres

O : mais si, allez, ça me fait plaisir de te faire un cadeau

R : non mais j'en ai pas besoin et puis t'as pas beaucoup d'argent

O : bon ben la prochaine fois alors

Proposer à une personne de lui laisser choisir un cadeau est une position trop gênante pour le receveur. Il ne peut accepter facilement un cadeau offert de cette façon, d'autant plus qu'il sait le prix. On peut penser que la négociation échoue souvent dans ce genre de cas car le receveur se trouve dans une position où s’il accepte, c'est comme s’il décidait lui-même de se mettre en dette.

Après avoir interrogé notre entourage de manière informelle, certains évoquent aussi le fait qu'ils pourraient refuser un cadeau qui aurait une valeur sentimentale importante pour l'offreur. Là aussi, c'est la notion de mérite qui intervient dans leurs réflexions et ils signalent aussi que le contre-don serait quasi-impossible. Mais on peut penser qu'une négociation s'établira et que l'offreur tentera de faire accepter le cadeau. Nous avons pu observer une séquence où le cadeau était d'abord refusé puis accepté après négociation, la scène s'est déroulée de la façon suivante :

O et R sont deux amies, et O part pour l'étranger pour plusieurs années ; O veut offrir la chaîne en or qu'elle porte à R en souvenir d'elle ; R refuse ce cadeau qui lui semble trop important ; O insiste pour que R accepte ; R propose un compromis, elle accepte le cadeau si O accepte de recevoir en cadeau sa chaîne en or à elle ; O accepte.

L'offre unilatérale du début s'est donc transformée, après négociation, en échange équivalent. Il y a eu don et contre-don immédiat. R, qui refusait le cadeau au départ, a réglé la situation en payant sa dette tout de suite par un cadeau identique. La négociation s'est donc passée de la façon suivante :

O fait une proposition à R : je t'offre ma chaîne en or en souvenir

R refuse la proposition de O : je ne peux pas accepter un tel cadeau

R fait une contre-proposition : j'accepte ton cadeau si tu acceptes de recevoir aussi ma chaîne en or

O et R tombent d'accord

Ici, c'est bien la valeur sentimentale du cadeau qui pousse R à refuser dans un premier temps, pour R c'est un « trop gros » cadeau. Donc R accepte le cadeau après avoir proposé de s'acquitter immédiatement de sa dette en faisant un cadeau équivalent : « le compte est bon ». On peut imaginer ici que dans les deux cas le sentiment de dette serait trop important, trop lourd à porter et qu'un contre-don équivalent ne serait pas forcément possible.

Ensuite, la deuxième raison invoquée pour refuser un cadeau est le fait que le cadeau implique un changement de relation. A ce propos, Godbout nous signale que « le don est refusé (...) parce que l'accepter serait reconnaître l'établissement d'une relation personnelle dont justement on ne veut pas ou dont on ne veut plus. » (1992 : 17). Il existe différents cas.

Etre fâché avec une personne peut être une raison qui nous pousse à ne pas accepter un cadeau de sa part. En effet, un cadeau offert pour se faire pardonner après une dispute peut être refusé si le receveur ne souhaite pas rétablir la relation. Le cadeau apparaîtra ici comme un acte « réparateur », mais dans certains cas, le receveur considère que l'état de la relation n'est pas réparable et n'acceptera pas le cadeau.

Refuser un cadeau peut aussi s'expliquer par le fait que le lien qui unit les personnes n'est pas assez fort. On peut refuser un cadeau d'une personne qu'on connaît à peine pour signaler qu'on ne souhaite pas entretenir une relation plus forte avec elle.

Lorsqu'une relation est déjà établie mais que l'on ne désire pas l'approfondir on peut aussi utiliser le refus du cadeau. Par exemple, on peut refuser une bague de fiançailles si on ne veut pas s'engager avec la personne.

Godbout nous donne aussi un exemple au travail : « J'ai refusé le cadeau que mon patron m'offrait, dit une secrétaire. Il ne mérite pas que j'accepte ses cadeaux. Cela supposerait un type de rapport dont je ne veux pas. » (1992 : 15)

Dans ces occasions, le cadeau revêt une valeur symbolique beaucoup plus forte, le but est moins de faire plaisir que de chercher à établir une nouvelle relation ou rétablir une relation endommagée. Ici aussi ce type de séquence peut amener une négociation. Par exemple le mari qui rentre avec un bouquet de fleurs pour se faire pardonner une dispute peut se trouver face à un refus de la part de sa femme. Dans ce cas-là, il essayera d'argumenter et d'insister pour qu'elle l'accepte, car si elle le fait cela veut dire pour lui qu'il est pardonné.