1.2. Dette et reciprocité

Tous mes cadeaux précédents avaient été des moyens de m’acquitter de ma dette, de riposter à d’autres cadeaux dont chacun avait paru accompagné d’une facture invisible.
(Flusfeder, Le cadeau, Seuil, 2004 : 347)

Dans son Essai sur le don, Mauss étudie le cycle du don dans des tribus de Polynésie, Mélanésie et dans le Nord-ouest américain. Il a pu alors constater que chaque cadeau offert doit être rendu et de qualité égale ou supérieure à celui reçu. C’est le phénomène de « potlatch ». Bonte et Izard en donne la définition suivante :

‘« potlatch » signifie don ou donner dans un contexte cérémoniel. (...) Organisées à l'occasion d'événements importants de la vie de l'individu (mariage, funérailles, initiation), et dans des contextes de rivalités entre chefs, ces cérémonies trouvent leur pleine expression dans la distribution de biens de prestige et de nourriture par un hôte à des invités formellement conviés en vue de la validation publique de prérogative familiale. (...) Le potlatch ratifie à la fois le statut du donateur et celui du donataire. Le donataire a obligation de rendre au moins l'équivalent de ce qu'il a reçu à l'occasion d'un potlatch qu'il organisera ultérieurement (1991 : 598). 41

L'obligation de rendre, et le sentiment de dette, fait donc partie intégrante du don dans certaines sociétés archaïques. Certains sociologues, qui ont repris l'étude de Mauss sur le don, placent aussi le receveur en position de dette vis-à-vis de l’offreur dans nos sociétés occidentales. Le receveur doit « rendre » pour clore le « cycle du don »42. Selon l'étude de Mauss, le « cycle du don » se déroule en trois étapes : donner-recevoir-rendre. On peut représenter ce cycle par le schéma suivant :

Pour Haesler, « donner ne serait rien d'autre qu'une ouverture de l'interaction, et rendre ne serait rien d'autre que la stabilisation de celle-ci » (1993 : 174). Mais on peut aussi se demander si l'interaction ne se stabilise pas simplement lorsque le receveur a accepté le cadeau, car nous noterons que la dernière étape, « rendre », se trouve en marge de l'échange lui-même.

Godelier pour sa part nous explique que

‘celui qui reçoit le don et l'accepte se met en dette vis-à-vis de celui qui lui a donné. Par cette dette il devient son obligé, et donc se retrouve jusqu'à un certain point sous sa dépendance, du moins pour tout le temps où il n'aura pas «rendu » ce qu'on lui a donné. (1996 : 21). ’

Ce point de vue implique que le receveur se met en position de débiteur lorsqu'il accepte un cadeau et qu’il se sentira obligé de rendre ce cadeau d'une

façon ou d'une autre43. Par exemple, si un ami nous offre un cadeau pour notre anniversaire et que l'on se sent en dette, on sera amené à lui offrir aussi un cadeau au moment de son anniversaire pour établir un équilibre, que le désir d'offrir soit réel ou non. Un exemple dans notre corpus marque ce besoin de rétablir l’équilibre. Dans la séquence 15, L a reçu un cadeau pour son anniversaire et dit à la fin de l’échange : « L : bon maint'nant c'est moi qui doit t'en offrir » car c’est bientôt l’anniversaire de l’offreur. Le receveur clôture bien l’échange donner-recevoir par les prémisses de l’étape du rendre.

Cependant, « il est tacitement admis qu'on ne rend pas sur-le-champ ce qu'on a reçu, ce qui reviendrait à refuser » (Bourdieu, 1994 : 179). Dans cette optique, « rendre » doit apparaître comme une étape indépendante de l'échange qui a précédé et cet acte doit apparaître comme un désir de donner à son tour. Mais Bourdieu ajoute que les participants effectuent « un travail de dissimulation » car il pense que :

‘Tout se passe comme si l'intervalle de temps, qui distingue l'échange de dons du donnant-donnant, était là pour permettre à celui qui donne de vivre son don comme un don sans retour, et à celui qui rend de vivre son contre-don comme gratuit et non déterminé par le don initial. (1994 : 179)’

Les cadeaux de Noël sont un peu particuliers à cet égard car ils demandent une réciprocité immédiate. Certains exemples de notre corpus soulignent d’ailleurs cette importance. Par exemple dans la séquence 26 où le receveur dit après avoir reçu un cadeau : « F : merci c’est gentil (.) mais on n’a pas le tien nous (air gêné) » et à la fin de l’échange il réitère son embarras en disant : « F : et puis il faudra que tu reviennes pour chercher ton cadeau à toi ».

Autre exemple dans la séquence 8 où le receveur n’a pas prévu de cadeau Noël pour les offreurs : « F : j'ai rien pour vous j' suis désolé (il prend un air très gêné) (…) F : j' suis mal quoi ».

Pour certains, la position de dette est donc effective et se traduit aussi par le calcul de la valeur économique du cadeau. Car pour rendre de manière équivalente comme dans les « potlatchs », il faut avoir une notion de la valeur à « rendre ». Le contre-don peut se calculer et se préparer de manière tacite en fonction du cadeau reçu. En fait,

‘l'acte d'offrir doit apparaître libre, gratuit et unique. Pourtant, le cadeau s'inscrit aussi dans un jeu de symétrie et de réciprocité qui contraint au calcul, à l'évaluation même minime de la valeur marchande pour y répondre d'une façon proportionnelle. (Monjaret, 1998 : 496).’

Ainsi, il paraît inévitable d'admettre que la position de débiteur du receveur existe théoriquement. Mais cette vision de la situation d'offre altère un peu l'image positive que l'on a du cadeau. Pour Bourdieu, seul l'intervalle de temps entre l'offre des cadeaux différencie l'échange de cadeaux de l'échange de biens économiques qui correspond au donnant-donnant. Mais peut-on envisager de voir l'offre d'un cadeau comme un acte dénué de tout calcul, par lequel on souhaiterait uniquement faire plaisir à l'autre sans espérer que celui-ci nous en offre un en retour ?

Si on prend l'exemple des cadeaux « d'allégresse », c’est-à-dire les cadeaux que l’on fait sans occasions précises, il semble que le désir d'offrir et de faire plaisir est plus fort que le désir que l'autre nous rende la pareille. C'est l'idée que souligne Godbout et Charbonneau en nous disant que :

‘parce que le geste du don nous fait plaisir, qu'on a envie de le faire, il ne nécessite pas de retour du receveur autre que la reconnaissance. Le don étant librement voulu, non contraint, il n'implique pas un retour. (1993 : 245)’

Alberoni nous explique aussi que la notion de dette n’a pas lieu d’être :

‘le don n'attend pas un autre don, il n'attend pas la réciprocité. En offrant un présent, le compte est tout de suite positif si l'autre apprécie cet objet et en est heureux. (1981 : 64-65)’

Donc, pour certains auteurs, le contre-don se réaliserait uniquement à travers une attitude reconnaissante, de gratitude, qui serait la manière de rétablir l'équilibre. Mais, là aussi, on peut se demander si la reconnaissance suffit pour payer sa dette entièrement au moment de l'offre ou si elle permet uniquement de redresser en partie « la balance » et que le contre-don sera réalisé complètement lors d'un retour effectif ?

La position de dette du receveur semble donc discutable et paraît dépendre de la situation, des participants et aussi de la culture. Il est à noter que le sentiment de dette varie beaucoup d’une culture à l’autre. Chaque situation d'offre correspond à un cas particulier qui demanderait une analyse plus précise pour établir la position réelle du receveur au moment de l'offre. Peut-être que la théorie et la pratique ne sont pas forcément compatibles dans le cas du sentiment de dette. Nous verrons plus loin comment apparaît la notion de dette dans nos corpus.

Cependant, on peut envisager une alternative provisoire que nous emprunterons à Godbout qui souligne qu'« il faut penser le don non pas comme une série d'actes unilatéraux et discontinus, mais comme une relation » (1992 : 15).

Notes
41.

«  Ton père m’a offert un cadeau magnifique. Comment lui rendre la pareille ?  Si tu lui donnes quelque chose, il t’offrira plus encore.  Que dois-je faire ?  Rien. Il avait raison. Pour éviter l’escalade de générosité, il n’y a d’autre solution que d’accepter courageusement les offrandes somptueuses. » (Nothomb, Ni d’Eve ni d’Adam, Albin Michel, 2007 : 88)

42.

Rappelons que le terme de don est employé ici uniquement dans le sens de « cadeau-objet ».

43.

« Ce tire bouchon est un beau cadeau. / On leur en offrira un plus beau. / Hein ? / J’ai dit, on doit leur offrir quelque chose aussi / Je ne crois pas que ce soit ce que tu as dit. / Non. Je pense simplement qu’on doit, que je dois - que nous devons leur montrer que nous pouvons leur offrir quelque chose d’aussi chouette que ce qu’ils nous ont offert. Plus chouette. / Ce n’est pas pour ça qu’on offre des choses. / Non, bien sûr. Mais c’est une question de prévenance. Même si nous ne sommes pas aussi riches qu’eux, je veux leur montrer que nous pouvons être aussi attentionnés qu’eux. Plus attentionnés. » (Flusfeder, Le cadeau, Seuil, 2004 : 70)