3.2. Le tabou du prix

Nous avons pu observer que cette règle qui consiste à ne pas dire le prix est très respectée. Le prix n’est pas dévoilé et si une étiquette est oubliée, l’offreur se précipite pour l’enlever quand il s’en aperçoit. L’oubli de l’étiquette provoque souvent une attitude de déception de la part de l’offreur, comme si cela gâchait un peu l’offre.

C'est ce que souligne Bourdieu en indiquant que :

‘Dans l'échange de dons, le prix doit être laissé dans l'implicite (c'est l'exemple de l'étiquette) : je ne veux pas savoir la vérité des prix et je ne veux pas que l'autre le sache. Tout se passe comme si on s'accordait pour éviter de se mettre explicitement d'accord sur la valeur relative des choses échangées. (1994 : 182)’

Notre corpus authentique nous donne un seul exemple où le prix du cadeau est évoqué et le cadeau dévalué c’est dans la séquence 7 (J et L sont les offreurs, K le receveur) :

L’offreur va même encore plus loin en évoquant ensuite le prix qu’il n’était pas prêt à mettre dans le cadeau.

L’offreur paraît très impoli car la valeur du cadeau est abordée ici comme le prix de la relation. Le deuxième offreur L essaye de minimiser cette offense en signalant avec un rire accompagnateur que ce n’est pas « sympa » de dire ça.

Cet extrait est l’exemple d’une remarque « déplacée » dans cette situation d’offre puisque l’offreur donne une idée du prix du cadeau, dévalorise le cadeau offert et donne un « prix » à la relation. Seuls l’âge et la situation des protagonistes, 20 ans et étudiants, semblent pouvoir expliquer que cet impair ne gêne pas directement le déroulement de l’interaction. Mais le receveur peut très bien avoir été offensé sans le dire (nous aborderons ce type de situation lors de la quatrième partie sur les émotions).

Dire le prix du cadeau que l'on offre serait une manière de montrer au receveur de combien il nous est redevable. Ce serait le mettre en position de dette égale ou supérieure à celle de la valeur du cadeau qu'on vient de lui offrir. Cacher le prix permet au receveur de ne pas être embarrassé si la valeur du cadeau est élevée ou au contraire vexé si le cadeau n'a qu'une petite valeur.

Pourtant, ce tabou du prix n'est bien souvent qu'une « mascarade » et chacun des acteurs joue le jeu. Chacun de nous fait des achats pour lui ou pour les autres, chacun de nous offre et reçoit des cadeaux. Il est donc bien évident que nous avons une notion approximative du prix des objets, et donc bien souvent on peut se faire une idée du prix du cadeau que l'on reçoit. La réaction du receveur de la séquence 11 le montre : « ouais mais là c'est une folie hein pa'ce que j' sais bien aussi les prix des livres hein (ton embarrassé) »

Il n'est d'ailleurs pas rare d'observer des réactions de la part du receveur qui indiquent qu'il a une notion du prix du cadeau qu'on lui offre. Par exemple :

Séquence 6  :

« M : ah mais j' veux pas qu'elle fasse ça t'as d'jà pas beaucoup d' sous ma belle »

« M : ah ouais il est beau ce p'tit bouquet mais faut pas pa'ce que tu t' ruines ».

Séquence 9 (le receveur P est le père des enfants qui sont les offreurs) :

P : j'ai dit que j' participais faudra m' dire combien j' vous dois

S : ouais c'est ça (.) tu rêves (ton désapprobateur)

P : non non non c'est trop cher pour vous

Ce qui nous montre que bien souvent le receveur n'ignore pas la valeur du cadeau qu'on lui fait. A ce propos, Bourdieu nous dit que :

‘L'explication de ce secret de Polichinelle est tabou. Tout cela doit rester implicite. Il y a des foules de mécanismes sociaux objectifs et incorporés en chaque agent qui font que l'idée même de divulguer ce secret (...) est sociologiquement impensable. (1994 : 183)’

On voit bien l'importance de cette règle et les enjeux qu'elle implique entre les participants de l'échange. D’ailleurs cette règle donne lieu à une stratégie de politesse employée par le receveur qui est « montrer sa gêne et son embarras ». Cette attitude n’est pas prescrite par les guides de savoir-vivre et elle est pourtant bien avérée dans notre corpus. Nous pouvons noter la position inverse de Pidolle qui nous dit :

‘Surtout ne dites pas « il ne fallait pas ». Un de ces jours, je vais remporter mon paquet sous le nez de la personne qui viendra me dire : « Oh ! Il ne fallait pas ! ». Voilà bien une des expressions les plus irritantes de la création. (2002 : 84)’

Cela montre qu’elle ne prend pas en compte la fonction de cette stratégie de politesse qui permet au receveur de montrer sa gêne, et sa position de débiteur, et ainsi de flatter la face de l’offreur en mettant en valeur la générosité de son geste.