2. Analyse d'une deuxième séquence représentative du corpus : la lampe marocaine

Nous avons choisi d’analyser une deuxième séquence représentative de notre corpus. Cette séquence a été enregistrée dans des groupes de personnes qui ne sont pas de la même famille ou du même groupe d’amis que la séquence précédente (« le vase »). Cela permet de voir si le travail de figuration est exploité différemment selon les contextes.

Cette séquence nous paraissait aussi intéressante car elle présente bien le problème du sentiment de dette que nous évoquions précédemment.

Cette séquence comporte 25 tours de paroles, la voici dans son intégralité.

La séquence commence par une parole d’accompagnement du don classique « tiens » comme dans 50 % des séquences observées.

Cette parole est accompagnée d’une mimique qui montre la fierté de l’offreur. Le premier receveur répond à cette parole d’accompagnement du don par un remerciement direct et un remerciement implicite focalisé sur l’offreur.

Ce premier remerciement avant l’ouverture se focalise en général sur l’offreur puisqu’on remercie le geste même de l’offre et donc celui qui offre. Nous avons ici notre échange confirmatif dans sa forme la plus simple et la plus classique.

Ensuite, F initie le premier mouvement qui consiste à montrer son sentiment de dette en disant « mais on n’a pas le tien nous (air gêné) ». Ici c’est la réciprocité de l’offre à Noël qui est évoquée. Ce cadeau se fait entre amis après le jour de Noël, nous avions vu précédemment que le moment de l’offre pouvait supporter d’être différé pour les anniversaires ou pour Noël entre amis par exemple car traditionnellement Noël se fête plutôt en famille. En revanche la réciprocité au moment de l’offre reste importante lorsqu’il s’agit d’un cadeau de Noël. C’est pour cette raison que les receveurs ressentent de la gêne. Ce principe n’est pas respecté et les receveurs se sentent mal à l’aise.

Le deuxième receveur vient confirmer cette gêne en donnant une explication à l’absence de leur cadeau. Ici C explique que ce n’est pas de leur faute mais que c’est un problème de livraison, donc que l’intention était là. On comprend d’ailleurs au début de son intervention qu’il a prévenu J avant le moment précis de l’offre puisqu’il lui dit « ben oui c’est ce que je te disais ». Le sentiment de dette étant important, C a pris les devants et a prévenu J qu’il ne pourrait pas honorer la réciprocité de l’offre qu’impose un cadeau de Noël. Ensuite C tente de rétablir un certain équilibre en lui assurant qu’il aura le cadeau plus tard. C a utilisé différentes méthodes pour se soulager de son sentiment de dette : prévenir, se justifier puis promettre.

J peut donc rassurer le receveur en minimisant le FTA.

J nie l’importance de la réciprocité de l’offre à Noël et minimise l’offense. Il tente d’atténuer le sentiment de dette des receveurs pour que l’offre puisse suivre son cours. Et c’est donc après ce rééquilibrage que le déroulement de l’offre peut reprendre son cours normalement.

F commence à déballer le cadeau et continue le travail de figuration en utilisant la stratégie de politesse éventuelle de montrer son excitation et son impatience.

F utilise la formule classique en demandant « qu’est-ce que c’est ↑ ». Comme nous avons pu le voir cette formule est employée par 40 % des receveurs qui expriment cette stratégie d’impatience.

F joue aussi sur la découverte petit à petit lorsqu’on déballe le cadeau, en disant « hm hm ça a l’air chouette ». F entretient la stratégie d’excitation et commence à exprimer son contentement. Le cadeau n’est pas encore complètement déballé mais il plaît déjà.

J peut donc aussi rentrer dans son rôle et commencer à utiliser d’autres stratégies de politesse facultatives.

J commence donc par expliquer son choix en associant le cadeau à une pensée. Le receveur aime savoir que l’offreur a pensé à lui, à ses goûts et a choisi le cadeau avec soin. Le côté immédiat du choix présente ici une assurance de l’offreur qui peut être interprétée comme une valeur du lien, on pourrait comprendre « je vous connais bien alors ce cadeau je l’ai associé à vous tout de suite ». Et on peut même aller jusqu’à supposer que « si je vous connais bien c’est que je m’intéresse à vous et donc que je vous aime ». Pour expliquer son choix, l’offreur peut soit émettre des doutes soit, comme ici, montrer qu’il est sûr de son choix, mais c’est la même attente de confirmation.

Après l’ouverture du , les deux receveurs expriment leur joie.

Les paroles des receveurs se chevauchent car ils expriment « spontanément »46 leur joie au moment de la découverte du contenu du paquet. F confirme que le contenu est « chouette » après avoir émis une supposition « ça a l’air chouette » en déballant le paquet. F exprime ici deux remerciements implicites focalisés sur le cadeau : « c’est chouette », « elle est super belle », le superlatif « super » et la répétition du remerciement viennent souligner le remerciement indirect. C, quant à lui, n’utilise pas un remerciement indirect mais une stratégie de politesse éventuelle puisqu’il montre à J qu’il a fait le bon choix : « ça fait longtemps qu’on en veut une ». Par cette formule, il lui signale qu’il a fait le même choix que lui puisqu’il comptait s’en acheter une. Cette phrase permet de dire à l’offreur « tu as devancé mes désirs », ce qui est un gros FFA pour la face de l’offreur.

J réitère son explication de choix en soulignant de nouveau l’immédiateté de son choix :

Ici, il précise son explication en signalant qu’il a même pensé où mettre la lampe. Comme on l’a évoqué tout à l’heure, J utilise ici utilise une stratégie qui consiste à affirmer son choix de manière sûre (« j’ai tout de suite pensé que ça irait super bien sur votre terrasse ») afin que le receveur confirme. Au delà de l’aspect plein d’assurance de la remarque, on peut y voir une demande indirecte de confirmation. L’explication de choix et la demande de confirmation sont souvent deux stratégies très liées.

F confirme le bon choix de J en produisant un remerciement indirect :

Puis F fait de nouveau un remerciement indirect focalisé sur le cadeau en rappelant qu’elle trouve la lampe belle, et en insistant sur la sincérité de sa parole par l’utilisation du terme « vraiment ». Ensuite F pose une question à J sur l’origine du cadeau « tu l’as trouvée où ↑ ».

Comme on l’a vu dans l’analyse de la séquence précédente cette manière de montrer de l’intérêt au choix du cadeau est une variante de la stratégie montrer à l’offreur qu’il a fait le bon choix. Si F pose une question sur le cadeau lui-même, c’est qu’elle montre de l’intérêt donc que le cadeau lui plaît, normalement.

J répond à la question et pour la troisième fois il explique qu’il a choisi cette lampe rapidement (« c’est celle là qui m’a plu tout de suite »). L’offreur montre ici qu’il n’a pas hésité dans son choix, cela peut être une façon de diriger la réponse du receveur. Si l’offreur se présente sûr de lui et de son choix, il est plus difficile pour le receveur de dire qu’il n’aime pas. Alors que si l’offreur émet des doutes, le receveur peut éventuellement se glisser dans la brèche.

J renforce aussi son assurance en signalant que cette lampe a été choisie parmi « une tonne » de lampes. Cette explication de choix place l’offreur dans une position de confiance et de générosité.

Les receveurs vont donc répondre à cette explication de choix par une réponse « préférée » en lui confirmant qu’il a fait le bon choix.

F utilise la stratégie éventuelle de politesse qui consiste à montrer à l’offreur qu’il a fait le bon choix. Elle l’exprime à travers une formule on ne peut plus explicite car elle lui dit « tu l’as bien choisie ». L’offreur ne peut pas espérer une réponse plus claire et satisfaisante.

De plus F réitère un remerciement indirect focalisé sur le cadeau en disant que la lampe est « très belle ». Ce compliment est renforcé par le « très » et aussi par le « vraiment » qui donne comme précédemment un côté sincère au compliment. Ensuite toujours pour confirmer à l’offreur qu’il a fait le bon choix, F va lui apprendre qu’elle cherchait à se procurer ce type de lampe. Cette façon de rassurer l’offreur sur son choix a déjà été utilisée plus haut (« ça fait longtemps qu’on en veut une ») et là elle dit « ça fait longtemps que j’en regardais ». Préciser que « ça fait longtemps » permet d’insister sur le plaisir de recevoir ce présent, elle lui montre qu’il satisfait une envie qui est là depuis longtemps. F explique qu’elle en a déjà vu mais que c’est celle-ci qui lui plaît : « mais celle-là elle a vraiment des jolies formes ». Nous noterons encore une fois la présence du terme « vraiment » qui vient valider la sincérité du compliment. Cette façon de dire « vraiment » à chaque compliment et remerciement nous montre que F sait que l’on peut être insincère lorsqu’on fait les éloges d’un cadeau reçu, alors c’est une manière de dire « je ne te remercie pas que par politesse, je pense sincèrement ce que je dis ».

C, le deuxième receveur, vient appuyer les remarques de F en confirmant aussi que J a fait le bon choix. C’est une formule plus courte « ouais très très bien » mais intensifiée pas la répétition et l’insistance du superlatif.

Ensuite J explique comment utiliser la lampe :

Cette manière d’expliquer le fonctionnement du cadeau est un moyen indirect de demander confirmation. L’intervention « il faut mettre une grosse bougie à l’intérieur » paraît neutre, mais elle permet de relancer le receveur qui peut répondre soit en posant une question soit en approuvant le côté pratique, utile, original, etc du cadeau. C’est une façon discrète pour l’offreur d’attendre un retour positif du receveur. Cela fonctionne ici car C s’intéresse en posant une question et cela permet à F de refaire un compliment à travers le remerciement indirect « ça s’ra super chouette ».

Arrivent ensuite les remerciements de fin d’échange.

Le « ben » qui commence l’intervention de C annonce que la clôture de la séquence est proche, ces remerciements seront sûrement les derniers de la séquence. C produit le remerciement direct : « merci hein », appuyé par le terme « hein », suivi du remerciement indirect focalisé sur l’offreur : « c’est gentil ». F effectue aussi un remerciement direct, intensifié par une hyperbole : « merci beaucoup », et continue avec le remerciement implicite focalisé sur le cadeau : « c’est super ». L’échange de bises vient clôturer ces remerciements.

J réagit à ces remerciements par l’utilisation d’une stratégie de politesse facultative qui consiste à minimiser son offre et son geste :

J : ben de rien hein

J utilise ici la formule rituelle « de rien » et l’intensifie aussi par le terme « hein ».

La séquence pourrait se terminer logiquement après cette intervention mais comme on l’a vu au début, le sentiment de dette de C et F est important et c’est à la fin de la séquence que ce sentiment ressort.

F : et puis il faudra que tu reviennes pour chercher ton cadeau à toi

J : ouais y a pas de souci

C : ouais on est désolé hein

J : non mais

F signale à nouveau que la réciprocité de l’offre sera respectée mais plus tard. L’étape du « rendre » (selon le cycle du don de Mauss), qui devait être immédiate, car c’est un cadeau de Noël, est différée. F rappelle que le cadeau se fera plus tard (« il faudra que tu reviennes »). Cette intervention souligne que F y accorde de l’importance.

J minimise l’offense en expliquant que « y a pas de souci » pour déculpabiliser F et sauver sa face. Ensuite C présente ses excuses pour appuyer le discours de C (« on est désolé »). J répond sans finir sa phrase mais on peut envisager que s’il avait fini sa phrase il aurait pu dire « non mais c’est pas grave ». Ce « non mais » apparaît aussi comme une minimisation de l’offense.

Cette séquence est donc ouverte et clôturée par un échange sur le sentiment de dette des receveurs. Entre ces deux échanges, le déroulement de l’offre se passe de manière tout à fait classique avec la présence de l’échange confirmatif et l’utilisation des stratégies de politesse facultatives. L’offreur utilise toutes les stratégies qui sont à sa disposition : demander confirmation, expliquer son choix et minimiser son offre. Pour les receveurs c’est la même chose, ils ont utilisé toutes les stratégies possibles : montrer son excitation et son impatience, montrer à l’offreur qu’il a fait le bon choix et montrer sa gêne et son embarras (en ce qui concerne la réciprocité de l’offre). Cette séquence est donc un exemple qui nous permet de voir de quelle façon les stratégies de politesse s’actualisent en contexte.

Notes
46.

Nous nuancerons cette notion de « spontanéité » dans la quatrième partie lorsque nous étudierons les émotions plus en détail.