3. Analyse d’une séquence « marquée » : le sac de « pétasse »

Nous allons étudier maintenant une séquence « marquée » de notre corpus. Dans cet exemple, nous allons voir que la receveuse effectue une remarque inattendue qui va bouleverser le déroulement de la séquence.

Nous allons tout d’abord présenter l’extrait de la séquence qui nous concerne car la séquence 19 est composée de quatre scènes d’offre puisque les participants s’offrent plusieurs cadeaux. Mais ici c’est l’extrait qui concerne le troisième cadeau qui nous intéresse.

Ensuite nous aborderons de façon linéaire cet extrait afin de voir à quel moment le déroulement de la séquence prend une mauvaise tournure.

Comme dans la majorité des cas, la séquence commence par une parole d’accompagnement du don de la part de l’offreuse.

C : à toi d’ouvrir le deuxième

Pour la receveuse, c’est son deuxième cadeau et elle utilise la stratégie qui consiste à exprimer son embarras et sa gêne pour mettre en avant la générosité de l’offreuse :

M : ah que de cadeau : :x qu’est-ce qu’on est gâtés : :

L’ouverture de la séquence se fait donc dans des conditions habituelles.

Ensuite il y a des échanges sur l’emballage du cadeau.

M :attends que je déchire pas tout il doit y avoir un système (7 s)

(…)

M : faut le sortir mais je vois pas comment y attraper

L : ben déchire (3 s)

C : non c’est la boîte le cadeau

L : (rires)

M : c’est comme toi c’est une boîte artistique

C : c’est une boîte bien

Cette manière de parler de l’emballage cadeau permet à la receveuse de remplir le « blanc » pendant l’ouverture du paquet et aussi permet de mettre en valeur le cadeau. En ne voulant pas déchirer l’emballage la receveuse marque une sorte de respect du paquet lié à la préciosité du cadeau. De cette façon, elle montre à l’offreuse que son cadeau est précieux et qu’elle le traite avec soin.

Ces commentaires sur l’emballage amènent assez facilement des remarques qui entrent dans la stratégie de la receveuse qui consiste à montrer son impatience et son excitation :

C : c’est une boîte bien

Ici la receveuse applique la stratégie de manière directe en parlant de « suspense » et en demandant « qu’est-ce que c’est ». Et on peut constater que C renforce l’ambiance de cette stratégie en soutenant les interventions de la receveuse par des répétitions :

La lenteur et la précaution de l’ouverture, suivie de cette stratégie de la part de la receveuse place dans la séquence un moment positif pour l’offreuse qui est mis en valeur à travers son paquet-cadeau.

Mais cela ne va pas durer car M découvre le cadeau et au lieu de voir produire des interventions correspondant à des remerciements implicites focalisés sur le cadeau ou sur l’offreur comme on pourrait s’y attendre, M dit :

(M découvre le cadeau)

M : c’est un sac de pétasse

Et c’est à ce moment-là que le déroulement de la séquence bascule.

M découvre dans le paquet un sac à main et produit cette surprenante intervention puisque M qualifie le sac à main de « sac de pétasse ».

Selon le Petit Robert 47, le terme « pétasse » signifie : « prostituée ⇒ pouffiasse, roulure. Terme injurieux à l’adresse d’une femme (sans connotation sexuelle). ⇒ grognasse ».

Donc c’est bien un terme injurieux qui est utilisé ici par M pour parler du cadeau.

On va donc voir quelle est la réaction de l’offreuse :

M : c’est un sac de pétasse

L : (rire « jaune ») (L est surprise)

La première réaction de L est de rire, mais un rire « jaune », c’est-à-dire contrarié48. L est évidemment surprise par cette intervention de la receveuse.

Ce gros FTA émis par M doit être réparé pour que l’équilibre de la séquence soit rétabli. Comme nous le rappelle Goffman :

‘La fonction de l’activité réparatrice est de changer la signification attribuable à un acte, de transformer ce qu’on pourrait considérer comme offensant en ce qu’on peut tenir pour acceptable. » (1973 : 113 b)’

La receveuse doit effectuer le travail de figuration et après une offense comme ici, elle doit essayer de réparer en utilisant par exemple la justification.

M : nous on appelle ça sac pétasse

L : ben je suis contente hein

M : non mais on s’en achète et tout hein

L : (rire « jaune »)

M : non mais on admet de dire que c’est un sac pétasse

L : (rire « jaune »)

On peut voir dans cet extrait que M essaye de justifier l’emploi du terme « pétasse ». Elle tente d’expliquer que ce terme fait partie de son champ lexical à propos des sacs. Elle dirige l’explication vers un problème de dénomination : « on appelle ça », « on admet de dire ».

M déploie ces arguments sémantiques mais visiblement, L n’est pas satisfaite de ces explications puisqu’elle dit « ben je suis contente hein » en utilisant un ton ironique et continue à produire un rire « jaune » qui semble être son seul moyen de défense pour le moment.

En voyant que cette justification du terme ne convainc pas l’offreur et n’atténue pas le FTA, M tente de revenir à des stratégies de politesse habituelles en situation d’offre. Elle passe donc à des interventions beaucoup plus habituelles après un cadeau : le remerciement direct et le remerciement implicite :

M : non il est beau il est bien merci : : super

(M fait la bise à L et C)

M : merci

(…)

M : non il est bien joli (.) merci

M effectue donc trois remerciements directs successifs et trois remerciements implicites focalisés sur le cadeau. Ici, la receveuse utilise la répétition pour renforcer ces FFAs, après l’offense effectuée auparavant, il faut qu’elle utilise tous les moyens à sa disposition pour rétablir l’équilibre des faces. Nous pouvons aussi remarquer que certains remerciements sont précédés de l’occurrence « non », comme si elle faisait une ellipse et disait « non mais malgré ce que j’ai dit, il est beau ».

Suite à ces échanges plus traditionnels dans une séquence d’offre, l’offreuse utilise alors une de ses stratégies de politesse et se lance dans l’explication du choix de ce cadeau :

L : il va avec ton imperméable

L : au début je voulais t’acheter un petit sac à dos mais en fait t’en a déjà un

L : je me suis dit qu’avec le bébé c’était mieux d’avoir les mains libres

Ici, L plaide sa cause en essayant d’expliquer le choix de ce sac à main, et comme on l’a vu dans d’autres exemples, l’offreur attend ensuite que le receveur confirme son choix. Mais ici la receveuse, pour qui pourtant c’est une bonne occasion de se rattraper, n’en fait rien, elle ne montre pas à l’offreuse qu’elle a fait le bon choix.

On peut supposer que la receveuse reste focalisée sur le fait d’expliquer l’utilisation qu’elle fait du terme « sac de pétasse » aux vues des échanges qui suivent :

M : à la base je crois qu’on disait je crois que c’est à P qu’on en avait offert un au début un sac à main vraiment et on disait que ça faisait sac pétasse parce que c’est quand même un peu

L : (inaudible)

M : mais c’est pas du tout péjoratif

L : ouais ouais d’accord il faut le savoir quoi (rires)

M : non non non non j’aurais peut-être dû mettre des précautions avant de le dire

C : (rires) mettre des guillemets

M : voilà

M essaye de nouveau d’expliquer à L le sens qu’elle donne aux termes « sac de pétasse ». Sa première intervention n’est pas claire mais ensuite elle dit clairement que ce terme n’est pas « péjoratif », et L souligne que c’est bien un problème de savoir-commun qui se pose ici. Comme le précise M, elle aurait dû prendre des précautions, ou mettre des guillemets comme le souligne C, afin que l’utilisation de ce terme dans ce contexte ne fasse pas cet effet de gros FTA pour la face de l’offreuse.

Le malaise n’étant pas pour autant tout à fait dissipé, J intervient pour venir à la rescousse de L et M. Il tente de sauver la face de L et de M et donnant lui aussi un argument :

J : mais t’en a

M : ouais j’en ai un

C : c’est un sac pétasse

M : ouais ouais non mais j’en ai un

L : (rires)

M : tu vois c’est pas du tout le dénigrement de la forme du sac

J amène ici un argument supplémentaire en signalant que M a déjà un sac de cette forme-là. M, ravie de cette aide, confirme les dires de J et en profite pour expliquer de nouveau qu’elle ne « dénigre » pas le sac offert. Tout le problème pour M est de faire comprendre à L que le terme injurieux utilisé n’est pas injurieux pour elle dans ce contexte-là.

Par la suite, un peu comme une « bouteille à la mer », L tente de nouveau d’expliquer son choix en avançant un argument sur le côté « pratique du cadeau :

L : normalement ça se tache pas ça

M : ouais ouais

Mais la réponse de M (« ouais ouais ») n’est pas très rassurante pour l’offreuse qui attend la confirmation qu’elle a fait un bon choix.

C’est M qui clôt la séquence en disant :

M : bon ben merci je suis très contente

M finit bien par un remerciement et par une évaluation positive en exprimant du plaisir. Mais on reste dans une impasse au niveau du travail de figuration dans une séquence perturbée par un élément inattendu.

Cette séquence est l’exemple d’une situation où le travail de figuration ne prend pas la tournure habituelle d’une scène d’offre. L’offense effectuée par la receveuse semble avoir beaucoup de mal à être réparée. L’offreuse reste blessée par les propos de la receveuse et malgré la justification de ces propos, la receveuse ne semble pas arriver à rattraper la situation de déséquilibre qui s’est créée.

Ayant eu accès à des échanges « après » l’offre du cadeau, nous pouvons préciser que cette scène d’offre reste dans la mémoire des deux principaux participants. Ce souvenir donne lieu à des échanges amusés sur le malaise qu’il y a eu et sur l’utilisation du terme « sac de pétasse ». Il semble même que ce terme soit devenu un savoir-commun à L et M pour lequel la connotation injurieuse n’est plus présente. Finalement ce sac n’est plus défini comme « celui que M a reçu pour son anniversaire » mais comme « le sac de pétasse ».

Cela montre bien que l’équilibre des faces est fragile et que le non-respect du script « invisible » de la séquence peut engendrer des situations plus ou moins conflictuelles. L’utilisation des stratégies de politesse que l’on a à notre disposition n’est donc pas inutile et montre que la ritualisation de ces situations est nécessaire à l’équilibre des faces de chacun des participants.

Nous allons maintenant faire appel à un élément de comparaison fictionnel pour voir comment est représenté le désir de préservation des faces. Nous avons choisi d’observer des scènes d’offre dans des films français afin de voir comment sont représentées ces stratégies de politesse en situation d’offre. Les dialogues de fiction semblent pouvoir nous éclairer sur l’utilisation du face work et nous allons voir de quelle manière dans la troisième partie.

Notes
47.

Dictionnaire de la langue française Le Petit Robert, 2002.

48.

Nous appelons rire « jaune », un rire un peu nerveux et forcé qui exprime un certain mécontentement ou un malaise.