3. Harry, un ami qui vous veut du bien (Dominik Moll ; 2000)

Nous avons choisi d’étudier plus précisément la scène de Harry, un ami qui vous veut du bien car c’est une situation d’offre plutôt atypique. Harry veut offrir une voiture à Michel et Claire et nous assistons à leur tentative de refus face à ce cadeau « disproportionné ». Nous allons voir comment opère le travail de figuration dans cette représentation. Voici d’abord la scène en intégralité.

Dans la scène suivante, on voit Harry et Claire revenir à la maison de vacances avec le 4X4. Michel est devant la maison et les regarde arriver très étonné. Harry descend du 4X4 très fièrement et Claire est très énervée.

C’est une scène assez longue qui se découpe en deux parties : chez le concessionnaire puis chez Michel et Claire.

Au début de la scène Harry n’explique pas ce qu’il fait et discute avec le vendeur.

Harry ne s’adresse pas encore à Claire mais le spectateur comprend rapidement ses intentions. Depuis le début du film, Harry est présenté comme un personnage inquiétant, envahissant et déterminé. Alors l’enchaînement de la scène du véhicule de Claire qui tombe en panne et de la visite chez le concessionnaire donne les indices nécessaires au spectateur. Dans les premiers échanges, Harry laisse croire que la voiture est pour lui : « il me la faut pour tout de suite ». Puis il se tourne vers Claire qui le suit sans comprendre ce qu’il fait.

Avec cette question Harry dévoile indirectement ses intentions. Il dirige sa question sur le choix de la couleur mais ses intentions apparaissent. Il avance d’ailleurs en deux temps puisqu’il demande d’abord si la couleur va plaire à Michel puis si elle plait à Claire. C’est aussi un moyen de placer une hiérarchie dans les relations entre les personnages. Harry est « obsédé » par Michel depuis le collège.

Claire qui commence à comprendre ce que Harry veut faire, exprime son étonnement et son opposition.

Claire ne se positionne pas encore comme receveur et signale à Harry qu’elle ne souhaite pas acheter une voiture, pour l’instant elle fait comme si Harry demandait des renseignements pour eux. Puis Harry formule son offre.

Harry signale clairement que c’est lui qui achète la voiture et qui la leur offre même si le mot « offre » n’est pas prononcé, peut-être pour atténuer le côté « cadeau ».

Bien entendu Claire va manifester son refus.

Claire qui commence à mesurer l’enjeu de ce qui se passe préfère se diriger vers l’idée que c’est une plaisanterie : « tu plaisantes ↑ ». Mais le personnage inquiétant qu’est Harry laisse peu de place pour croire qu’il plaisante. Cette question apparaît comme le dernier espoir de Claire avant de devoir se défendre contre cette offre.

Offrir une voiture n’est possible que dans des cas bien particuliers. Harry et Michel sont des camarades de classe qui ne se sont pas vus depuis le collège, rien ne permet l’offre d’un cadeau aussi important. Le sentiment de dette est aussi extrêmement présent face à une offre de cet ordre.

Claire tente donc ensuite un refus clair et net qu’elle appuie d’un ton ferme : « ah non non non je t’arrête tout de suite c’est hors de question c’est non (ton ferme) ». Pour son refus, Claire utilise la répétition du « non », une formule plus intense que le non qui est « c’est hors de question », cette formulation est utilisée pour stopper net la proposition et montrer sa ferme intention de refuser.

On pourrait s’attendre à ce que Harry insiste en utilisant des formules du style « allez ça me fait plaisir, j’insiste », mais il choisit un autre stratagème.

Harry choisit de feindre l’étonnement pour tenter de convaincre Claire. Il fait celui qui ne comprend pas pourquoi elle n’accepte pas alors qu’on va voir par la suite qu’il connaît très bien les règles de l’offre.

Claire reste un peu estomaquée de cette question qui ne semble pas que rhétorique et elle ne trouve pas d’argument de réponse. Harry montre ensuite qu’il comprend très bien le problème.

Le terme choisi par Harry semble très juste c’est « disproportionné » que cela soit au niveau du prix ou au niveau du cadeau offert par rapport à leur relation. Le cadeau n’est pas offert pour une occasion précise. La seule explication qu’il va donner ensuite c’est que ce 4X4 est plus spacieux que leur voiture et qu’il a la climatisation. Le cadeau doit s’inscrire dans un contexte particulier, ici il n’est pas justifié. Claire rit de cette évidence prononcée et souligne effectivement que le cadeau est disproportionné. Mais Harry ne se démonte pas et continue sur sa lancée.

Harry choisit d’argumenter et d’utiliser une stratégie de politesse avérée puisqu’il explique son choix. Il vante les mérites de la voiture mais Claire ne semble pas touchée par son explication.

Claire rejette ses arguments et son explication et continue de refuser le cadeau. Elle ne dénigre pas les qualités du cadeau mais l’offre elle-même. Elle lui rappelle qu’elle ne peut pas accepter un tel cadeau : « c’est impossible c’est tout ». Avec cette formule, elle essaye de mettre un point final à l’échange. Mais Harry persévère.

On peut sentir que Harry commence à s’énerver et inverse la phrase de Claire en essuyant le refus. Il transforme le « impossible » de Claire en « très possible » et il insiste sur le « très ». On peut expliquer cette formulation par le fait que Harry ne semble pas maîtriser totalement la langue française, mais cela permet à Harry de montrer sa détermination et cette insistance sur le « très » nous montre qu’il signale à Claire qu’elle n’a pas trop le choix. Cette phrase marque un tournant dans l’échange car Harry fait comprendre à Claire qu’elle doit accepter le cadeau. D’ailleurs Claire ne répond rien et ne peut exprimer que sa frustration et la sensation de se sentir piégée par un soupir et un visage énervé.

Ensuite Harry se radoucit et tente de reprendre le script normal d’une offre.

Il utilise ici la minimisation de l’offre pour mettre le receveur plus à l’aise. C’est une stratégie de politesse éventuelle de l’offreur mais celle-ci est utilisée ici pour que le receveur accepte le cadeau. Claire répond à cette minimisation par un rejet de celle-ci.

Harry dit « c’est rien » et Claire lui oppose un « cadeau pareil ». Elle signale que « personne ne peut accepter un cadeau pareil » sous-entendu « donc pas moi ». Elle édicte une généralité pour expliquer son refus. Elle essaye ensuite de terminer la conversation mais c’est sans compter sur la persévérance de Harry.

Harry cherche à comprendre son refus. Il n’évoque pas les principes de politesse mais les qualités du cadeau lui-même. Par cette question, on peut supposer qu’il veut pousser Claire à dire que le 4x4 lui plaît. Mais Claire évite de répondre. Elle trouve une excuse pour quitter les lieux et terminer cet échange qui la met mal à l’aise. Mais Harry trouve encore des arguments.

Il essaye de plaider sa cause en vantant le côté pratique d’un 4X4 puis il tente une autre approche en désignant Michel comme le receveur potentiel « ça plaira à Michel un 4X4  ». Voyant le refus de Claire, il choisit de rappeler ici que le cadeau est d’abord pour son ami Michel. Il utilise ici le futur comme s’il avait déjà acheté la voiture. De cette façon, il continue à coincer Claire en lui faisant comprendre qu’elle n’a pas trop le choix et qu’il va acheter cette voiture. Face à la détermination et l’obstination de Harry, Claire va employer d’autres moyens.

La politesse est mise de côté et c’est avec agressivité et fermeté que Claire fait comprendre à Harry qu’elle n’est pas d’accord pour recevoir ce cadeau. Elle parle des goûts de Michel, puisque c’est ce qui touche Harry, et explique qu’il déteste ce genre de voiture. Dénigrer le cadeau est le moyen qu’elle trouve ici pour que Harry accepte son refus. Elle ne cache pas son agacement et cette agression verbale apparaît comme si elle abattait sa dernière carte. La scène se termine sur cette phrase et la suivante commence par l’arrivée de Claire et Harry dans le 4X4 en question. Cette image suffit au spectateur pour comprendre l’échec de Claire. On aperçoit donc Harry très fier de lui et Claire qui descend du 4X4 très énervée. Michel regarde incrédule cette arrivée.

Harry prend un air dégagé pour lui demander si la voiture lui plaît. Il utilise ici une demande de confirmation comme stratégie de politesse. Cette demande sert ici aussi de parole d’accompagnement du don puisque c’est à ce moment-là qu’il offre la voiture à Michel. Après un petit silence et devant le regard étonné de Michel, Harry précise ses intentions : « votre nouvelle voiture  (2 s.) c’est votre nouvelle voiture  ». Il utilise la répétition pour être sûr que Michel comprend que c’est un cadeau.

Michel répond par une question car la scène paraît très étrange. Il réagit de la même façon que Claire auparavant en demandant si c’est une blague. La situation paraît tellement improbable et cette offre tellement disproportionnée que « la blague » semble être la seule porte de sortie à cette situation inconfortable.

Claire anticipe la question de Michel et se dédouane immédiatement. Elle précise tout de suite qu’elle n’a pas accepté le cadeau et qu’elle a essayé de le refuser. Indirectement cela répond à la question de Michel et confirme que ce n’est pas une blague.

D’ailleurs Harry, toujours très calme, précise effectivement que ce n’est pas une blague pour que les choses soient bien claires. Puis, comme si la situation était banale, il demande où est sa femme.

Ensuite Harry reprend son argumentaire et essaye d’expliquer son choix auprès de Michel.

Pour convaincre Michel, il utilise la notion de plaisir comme si de rien n’était. Michel qui est toujours abasourdi continue de marquer son étonnement.

Il ne parle plus de « blague » mais de « truc ». Il cherche l’explication à cette situation qu’il refuse de considérer comme réelle. Recevoir une voiture en cadeau par une personne que l’on connaît très peu ne peut pas être une situation actualisable pour Michel, il cherche alors une explication rationnelle face à Harry qui développe des stratégies de politesse comme dans une situation d’offre classique.

Harry essaye toujours de montrer à Michel que l’offre est réelle, et il exprime enfin son geste en terme d’offre : « je voulais t’offrir une nouvelle voiture ». Jusqu’ici le mot cadeau ou offre n’avait pas été prononcé par Harry. Il semble que Harry utilise le mot « offre » pour persuader Michel que c’est un vrai cadeau de sa part.

Michel qui ne souhaite toujours pas accepter cette situation d’offre exprime très sincèrement son étonnement. Avec la question « ben pour quoi faire  », il soulève le problème de cette offre en sous-entendant « pourquoi tu me fais un cadeau ? », « pourquoi tu m’offres ce cadeau ? », « que souhaites-tu obtenir en m’offrant ce cadeau ? ». Mais Harry reste toujours calme et déterminé.

Il explique simplement qu’il offre cette voiture pour remplacer celle qui est en panne, il évite de prendre en considération le problème que pose l’offre d’un cadeau important par rapport à la situation. Ensuite il prévient les éventuels contre-arguments de Michel et lui explique qu’il va finir par aimer le 4X4.

Michel commence à s’énerver en voyant que l’offre de Harry est sérieuse. Il essaye toujours de se raccrocher à l’idée que tout ceci est une blague mais il n’y croit plus lui-même et exprime le souci principal sous-jacent de cette offre : le prix du cadeau. Jusqu’ici, ni Claire ni Harry n’avaient parlé directement du prix du cadeau et pourtant c’est bien là que le « bât blesse ». On peut comprendre que le prix de la voiture n’est pas une valeur raisonnable par rapport au lien qui unit les personnages. Michel qualifie donc cette offre de « grotesque », ce qui est un gros FTA pour Harry et refuse clairement le cadeau « j’en veux pas moi ».

Harry ne se laisse toujours pas décontenancer face au refus de Michel. Il reprend donc l’argument de Claire qui lui a expliqué que Michel trouve les 4X4 vulgaires.

Michel essaye toujours de replacer l’échange autour du problème de l’offre elle-même et non du choix du cadeau « ça on s’en fout ». Puis finalement, il en profite et essaye aussi de dénigrer le cadeau pour appuyer son refus « oui je trouve que ça fait vulgaire ».

Toujours très calme, et avec réponse à tout Harry dévie la contestation en utilisant un terme rassurant « familial ». Il essaye de toucher la corde sensible. Michel se sent un peu coincé et s’en prend à Claire.

Michel reproche à Claire d’avoir accepté le cadeau et Claire se défend de l’avoir fait. La tension se crée dans le couple : Michel rejette la faute sur Claire car il n’arrive plus à se défendre face à Harry.

Harry tout heureux de semer la discorde au sein du couple profite de l’arrivée de sa femme pour enfoncer le clou.

Indirectement, il affirme que Michel et Claire ont accepté le cadeau puisqu’il désigne la voiture comme leur appartenant. La suite de l’échange confirme que le refus du cadeau est un échec.

Michel accuse toujours Claire mais sa phrase sous-entend qu’il capitule et que le cadeau est accepté, mais il rend Claire responsable. Ici le mot « accepté » est prononcé, il n’y a plus de doute sur leur capitulation.

Michel parle encore en termes de « refuser /accepter ». Il reproche à Claire de ne pas avoir refusé le cadeau, or Claire répond qu’elle l’a fait. Pourtant, cela rentre en contradiction avec la phrase qui suit puisque celle-ci sous-entend qu’elle accepte la voiture. En disant à Michel « ramène-la si ça te plaît pas », Claire abandonne le combat et accepte implicitement la voiture. Elle va même jusqu'à argumenter puisqu’elle explique que de toute façon leur voiture est « pourrie ». Cette intervention de Claire fait basculer l’échange : elle accepte le cadeau et accepte les arguments de Harry en disant « puis c’est vrai », sous-entendu « Harry a raison ».

Harry en profite alors pour insister auprès de Michel. Il essaye de lui montrer que le plus simple est d’accepter le cadeau. Il présente la situation comme une offre normale : je t’offre un cadeau et tu l’acceptes, il n’y a donc pas de souci. Harry se présente aussi comme rendant service : « c’est juste pour éliminer un souci ». Mais Michel, qui ressent cette offre comme intrusive, lui signale qu’il préfère gérer ses soucis lui-même.

Cet extrait de Harry, un ami qui vous veut du bien présente donc une scène d’offre très particulière. Harry ne respecte pas les règles de savoir-vivre puisqu’il offre à quelqu’un qu’il connaît peu un cadeau très cher qui n’est pas à son goût. Cette offre commence mal mais finalement, la tentative de refus des receveurs échoue et, contre toute attente, le cadeau est accepté implicitement.

A travers cette scène, on peut supposer que l’auteur a voulu insister sur le caractère déterminé, envahissant et inquiétant de Harry. En lui faisant offrir ce cadeau, cela lui permet de le présenter au spectateur comme quelqu’un qui n’a pas de limites et notamment qui ne respecte pas les règles de politesse. Harry s’impose à eux par sa présence et par l’intrusion importante de ce cadeau « disproportionné ». Malgré tout Harry est présenté dans cette scène comme une personne de mauvaise foi puisqu’il montre qu’il connaît les règles mais qu’il ne souhaite pas les respecter. Offrir ce cadeau est un moyen pour lui de prendre le dessus et d’endetter le destinataire de manière importante.

L’analyse de ce corpus fictionnel nous permet de mettre en valeur la pertinence des stratégies de politesse et l’importance vitale et « sociale » de tout le travail de figuration. Les cinéastes peuvent nous dire à travers ces scènes « regardez comme les règles de politesse sont importantes », « regardez comme cela crée des tensions lorsqu’elle ne sont pas respectées ». Ils peuvent aussi nous dire : « regardez comme vous êtes en apparence et regardez ce que vous pensez vraiment ». A travers le phénomène du trope communicationnel, les scènes cinématographiques peuvent montrer les deux facettes des émotions du personnage et c’est ce que nous allons explorer dans la quatrième partie. Comment gérons-nous nos émotions et leurs contraintes dans des situations ordinaires comme l’offre d’un cadeau ?