Chapitre 2. Emotions éprouvées vs exprimées

Un jour où nous allions passer un après-midi chez des amis, nous avons pu observer une scène révélatrice du problème de la gestion des émotions. Nous avions acheté un livre pour leur enfant âgé de 4 ans. Un peu après notre arrivée, nous avons tendu le paquet à l’enfant. Impatient et content l’enfant commence à déballer le cadeau, mais lorsqu’il découvre que c’est un livre il arrête de le déballer, dit avec un air extrêmement déçu « ah ce n’est qu’un livre », arrête de déballer le cadeau et le pose sur le côté. Cette interaction montre toute la spontanéité que peuvent montrer les enfants en exprimant les émotions sincèrement sans avoir encore acquis les règles de politesse nécessaires à ce type de situation. Ce que l’on peut accepter d’un enfant de 4 ans, on ne peut pas l’accepter d’un adulte. Ne pas contrôler ses émotions lors de l’offre d’un cadeau et exprimer sa réelle déception n’est pas « poli ». Comme l’explique Rimé :

‘par l’éducation, l’individu assimile les règles sociales de l’expression et du contrôle et il apprend quand et sous quelle forme il convient de manifester ses émotions. (2005 : 54)’

Nous allons voir dans ce chapitre comment le travail émotionnel apparaît dans notre corpus authentique et fictionnel. Comme nous avons pu le voir, l’offre d’un cadeau est une situation émotionnelle intense qui doit s’accommoder au travail de figuration que la politesse nous impose. Or « La politesse et les émotions sont généralement considérées comme antinomiques (...) » (Kerbrat-Orecchioni, 2000 : 51). En effet, les émotions sont considérées comme des réactions spontanées, alors que par définition la politesse est prévisible et relève des conventions sociales. Pourtant, comme on a pu le voir précédemment, en situation d’offre, les locuteurs utilisent des stratégies de politesse, et cela tout en exprimant des émotions. Les locuteurs utilisent des stratégies de politesse qui sont ritualisées lors de cet échange. Ce sont des réactions attendues, « préférées », dont l’absence peut blesser l’autre locuteur, voire faire « capoter » l’interaction. On peut donc supposer que les émotions s’inscrivent aussi dans le rituel langagier et comportemental de l’interaction, dans le but de sauver la face de chacun des participants. En effet, on imagine difficilement que l’offreur montre du dégoût ou de la tristesse lorsqu’il offre un cadeau, ou que le receveur montre sa déception face à un cadeau qui ne lui plaît pas. Le conditionnement social, les conventions de civilité poussent chacun de nous à exprimer des émotions attendues qui respectent le bon déroulement de l’échange rituel.

Mais il est bien entendu que ce n’est que l’expression de nos émotions qui est contrôlée et non pas les émotions que l’on éprouve réellement. Comme le rappelle Kerbrat-Orecchioni il y a une différence entre « les émotions éprouvées » et « les émotions exprimées » (2000 : 59). Il est possible d’exprimer du plaisir alors qu’on ressent du dégoût, d’exprimer de la gêne alors que rien ne nous met réellement mal à l’aise. On peut simuler une émotion pour préserver les faces.

Il y a donc une différence entre les émotions qu’on éprouve et les émotions qu’on exprime, car celles-ci ne sont pas toujours en adéquation.

‘The complexity of the interface between language people, and affect is implicit in the observation that :
(1) we can all expresse feelings that we have
(2) we can all have feelings that we do not express
and (3) we can all express feelings that we do not have, or feelings that we think our partners might simply be felicitous to have in a given situation for particular reasons. (Caffi and Janney, 1994 : 326)’

La situation d’offre d’un cadeau permet d’observer ces différentes possibilités de lien entre les émotions éprouvées et exprimées. Comme nous l’avons vu auparavant un échange autour d’un cadeau amène les interactants à ressentir beaucoup d’émotions et à en exprimer quasiment tout autant.

Nous allons voir comment nous retrouvons les trois possibilités précédentes lors de situations d’offre authentiques et fictionnelles.