1. Les émotions exprimées correspondent aux émotions éprouvées

‘C’est pour vous. En fait, poursuit James, c’est vraiment pour la boutique mais si ça ne vous plait pas, il faut me le dire.
Allez Cath, me lance Lucy, comme par hasard subitement très occupée par un pot de peinture. Ouvre-le toi.
Je m’essuie les mains sur mon bleu de travail pour y enlever les résidus de peinture fraîche puis ouvre tout doucement le paquet pour découvrir un minuscule tableau au cadre en bois tout simple. C’est une aquarelle abstraite incroyablement exquise aux bleus roi intenses se fondant dans des turquoises, des bandes de couleurs qui s’entrecroisent et se superposent de telle sorte qu’elles se détachent du papier en miroitant somptueusement.
C’est magnifique, fais-je. (Parce que c’est la vérité)
Tu es sûre ? me demande James, qui ne peut cacher le soulagement sur son visage. Je voulais juste offrir quelque chose pour la librairie, ma façon à moi de vous souhaiter bonne chance si vous voulez. Et j’ai trouvé les couleurs très ensoleillées – ça me rappelle l’été et je me suis dit que vous aimeriez peut-être l’accrocher quelque part.
(Jane Green, Les millefeuilles de Lucy, Florent Massot, 2001 : 125-126)’

Dans cet extrait, le narrateur souligne le problème de transmettre une émotion sincère : « C’est magnifique, fais-je. (Parce que c’est la vérité) ». Avec ce commentaire entre parenthèses, le narrateur montre combien il est parfois difficile de distinguer les paroles de politesse et les paroles qui expriment sincèrement nos émotions. Comment faire comprendre à l’offreur qu’un cadeau nous plaît vraiment et qu’on ne dit pas ça juste par politesse alors qu’on ressent autre chose ?

Il n’est pas toujours possible de savoir si le receveur exprime une joie réelle ou feinte. Dans notre corpus, nous n’avons pas ce type d’informations pour la majorité des interactions, mais nous pouvons tout de même utiliser les séquences où nous sommes le propre receveur et donc dans lesquelles nous seule pouvons savoir si l’émotion exprimée correspond à l’émotion éprouvée.

Pour analyser les émotions éprouvées, nous pouvons nous appuyer sur deux types d’indices : des indices internes et des indices externes.

Les indices internes à l’échange sont par exemple les silences, les intonations, les mimiques, ou encore les raisonnements par déduction (« il n’a pas dit que c’était beau donc il n’aime pas »). Ces indices sont souvent fragiles et soumis à une interprétation personnelle, mais ils influencent le déroulement de l’échange car les participants s’appuient sur ces indices. Ce qui est exprimé verbalement peut être différent de ce qui est exprimé par les actes non-verbaux ou paraverbaux..

En tant que receveur de l’échange nous pouvons par contre donner des informations externes à l’échange et préciser les émotions éprouvées.

Nous allons prendre l’exemple de la séquence 26 dans laquelle nous recevons en cadeau une lampe marocaine qui est très à notre goût. Nous allons essayer de voir à travers cet exemple comment s’exprime cette émotion sincère et quelles stratégies de politesse sont employées pour soutenir l’expression de cette émotion positive.

La séquence débute avec un échange confirmatif parole d’accompagnement du don – remerciement, puis l’expression de la gêne par rapport au manque de réciprocité normalement nécessaire pour un cadeau de Noël.

(J tend fièrement son cadeau à F)

J : tiens

F : merci c’est gentil (.) mais on n’a pas le tien nous (air gêné)

C : ben oui c’est ce que je te disais ils nous ont pas livrés alors on te le donnera plus tard

J : non mais ça n’a pas d’importance

L’expression de joie de recevoir le cadeau et la gêne de ne pas en avoir un en échange ne pose pas de problème par rapport à la sincérité du receveur, les émotions éprouvées correspondent aux émotions exprimées. L’offreur n’en doute d’ailleurs sûrement pas. Le problème le plus épineux lors de l’offre d’un cadeau c’est bien entendu la réaction du receveur après l’ouverture du paquet.

Le receveur commence à déballer le cadeau en ressentant une excitation sincère qu’il exprime par « qu’est-ce que c’est  hm hm ça a l’air chouette ». D’une certaine façon le receveur exprime de la joie de recevoir ce cadeau et donne les prémisses d’une joie plus grande. Par ce biais, il rassure l’offreur et lui donne du plaisir. Montrer son excitation permet à l’offreur de ressentir le plaisir d’offrir. Cela permet d’ailleurs à l’offreur de prendre un peu d’assurance et d’affirmer « j’ai tout de suite pensé à vous quand je l’ai vu ».

Ensuite c’est le moment le plus délicat car le receveur découvre le contenu du paquet.

Le receveur F va exprimer sa joie à travers des remerciements indirects focalisés sur le contenu du cadeau : « c’est chouette », « elle est super belle ». Etant le receveur, nous pouvons affirmer que l’émotion exprimée ici est bien celle qui est éprouvée, nous trouvons réellement que cette lampe est « belle » et « chouette ». Seuls les indices non-verbaux et paraverbaux peuvent permettre éventuellement de déterminer cette adéquation entre l’émotion éprouvée et exprimée. Dans le corpus, nous avons d’autres exemples vécus dans lesquels nous pouvons exprimer de la joie en disant « c’est chouette » ou « c’est beau » sans pour autant ressentir ces sensations. Chacun est capable d’exprimer de la joie par politesse sans la ressentir. De plus, l’émotion exprimée peut être entièrement en accord avec l’émotion ressentie ou seulement en partie.

Toute l’ambiguïté, la tension et la difficulté de ces situations d’offres, ou toute autre situation qui demande un travail de figuration important, se résume à travers ce doute permanent de l’adéquation entre l’émotion éprouvée et l’émotion ressentie par les participants.

Comme l’explique Chabrol :

‘Les émotions peuvent être simulées ou jouées de façon « emblématique » et sont filtrées par des mécanismes de contrôle social qui imposent toujours des contraintes plus ou moins fortes à leurs manifestations publiques. (2000 : 5).’

Dans la suite de la séquence, les receveurs expriment leur joie sincèrement en s’appuyant sur les stratégies de politesse comme montrer à l’offreur qu’il a fait le bon choix :

« oh ça fait longtemps qu’on en veut une en plus »

« tu l’as bien choisie (.) non vraiment elle est très belle ça fait longtemps que j’en regardais y a un magasin à saxe mais celle-là elle a vraiment des jolies formes »

« et oui pour éclairer ouais avec une bougie l’été dehors ça s’ra super chouette »

Le receveur exprime donc sa joie et son plaisir à plusieurs reprises et en insistant pour faire comprendre à l’offreur que le cadeau lui plaît. On peut même remarquer que le receveur répète deux fois le terme « vraiment » pour convaincre l’offreur que ses émotions exprimées sont sincères. On sait ici que le receveur est sincère mais, malheureusement, même l’utilisation des termes comme « vraiment », « réellement », « je t’assure » ou « je te jure » ne peut pas être la preuve indéniable d’une joie sincère.

Dans cette séquence, les receveurs expriment leur joie en répétant plusieurs fois leur plaisir à travers les remerciements répétés et intensifiés, à travers la démonstration d’un intérêt pour l’origine du cadeau et son utilisation et à travers des justifications du bon choix de l’offreur. L’insistance et la répétition du receveur à exprimer sa joie peut être un indice de sincérité mais pas une preuve. Nous verrons plus loin l’exemple d’une opposition entre ce que ressent le receveur et ce qu’il exprime.

L’offreur doit alors s’appuyer sur les indices internes pour essayer de savoir si le receveur est sincère. Ici l’intensité de la joie exprimée, les mimiques et les gestes des receveurs peuvent lui indiquer la sincérité des émotions exprimées.

En situation authentique, il n’est pas souhaitable que le receveur exprime sa déception ou dise à l’offreur que le cadeau ne plait pas, cela serait une offense grave qui laisserait une marque dans la relation. Notre corpus ne nous a d’ailleurs pas donné accès à un exemple de ce type où l’émotion éprouvée négative serait exprimée telle quelle. C’est donc vers la fiction que nous allons nous tourner. Nous allons prendre l’exemple de la scène de Fanfan où le receveur exprime très directement sa déception. Nous allons voir comment l’offreur va réagir à cette offense et comment il va essayer de sauver sa face.

Scène 9 : Fanfan (Alexandre Jardin ; 1993)

Laure offre des pantoufles à son fiancé Alexandre pour la fête de la St Valentin. Alexandre n’a rien pour elle car il a oublié. C’est la première scène du film.

Le cinéma permet de faire dire aux acteurs ce qu’on n’ose pas dire dans la vie. Qui n’a jamais été déçu par un cadeau ? Et quelle déception lorsque ce cadeau est offert par quelqu’un de proche qui est censé mieux vous connaître !

Cette scène donne au receveur la possibilité d’exprimer cette déception, l’émotion éprouvée est manifestée. En situation authentique, exprimer sa déception de cette manière serait une offense grave qui donnerait certainement lieu à un conflit entre les interactants.

Cette scène va nous permettre de voir comment l’émotion éprouvée négative est exprimée.

La scène débute par le don du cadeau sans expression comme on pourrait l’attendre. Nous avons vu plus haut que l’offreur exprime habituellement son plaisir d’offrir le cadeau. Or, ici, Laure utilise un ton de reproche associé à sa parole d’accompagnement du don : « tiens (elle pose le paquet sur la table) bonne St Valentin la fête des amoureux c’était aujourd’hui  (ton de reproche) ». Elle utilise bien ici une formule classique de parole d’accompagnement du don (tiens + événement) mais la fin de la phrase « la fête des amoureux c’était aujourd’hui » et surtout les indices intonatifs et paraverbaux (expression du visage, paquet donné agressivement) nous permet d’identifier la colère de l’offreuse. A cette colère, on peut associer la déception qu’elle exprime à travers le reproche qu’elle fait à Alexandre. Dès le départ, l’offreuse ne cache pas ses émotions.

Le receveur quant à lui va exprimer de la gêne en réaction à ce reproche et vis-à-vis de son oubli. L’expression de la gêne ici ne correspond pas à la gêne rituelle de stratégie de politesse mais c’est une gêne réelle car la Saint-Valentin nécessite une réciprocité du cadeau. Le receveur exprime là une émotion attendue mais nous n’avons pas d’indice pour savoir si cette émotion est réellement éprouvée. On pourrait donc imaginer que le personnage va faire profil bas mais cela ne sera pas le cas.

Lorsqu’il ouvre le cadeau et qu’il découvre le contenu du paquet, Alexandre exprime la première émotion qu’il éprouve c’est-à-dire la surprise « (rires) (il regarde L avec un air interrogateur) ». Les rires d’Alexandre montre qu’il pense que c’est une blague, il ne prend pas le soin de feindre la joie ou le plaisir.

Laure, face à la réaction d’Alexandre, tente tout de suite de ne pas perdre la face en utilisant la stratégie de politesse qui consiste à plaider sa cause, elle dit « i’ sont super confortables  ». Alexandre qui donne toujours l’impression de ne pas croire qu’elle lui offre vraiment des chaussons va réaliser une très grande offense en disant : « (rires) c’est (il les regarde sous tous les angles) c’est encore une farce hein  (rires) ». Non seulement il ne pratique aucune des stratégies de politesse nécessaires au bon déroulement de l’interaction d’offre comme les remerciements, mais en plus il lui fait comprendre que l’objet offert est risible. Il ressent une grande déception face au cadeau offert et l’exprime très clairement.

L’auteur nous met ici face à une situation conflictuelle qui correspond à tout ce que les interactants d’une scène d’offre essayent d’éviter habituellement. La réaction du receveur au moment de l’offre est la réaction, et donc l’émotion, la plus attendue et la plus risquée. Nous avons pu voir auparavant que ce travail de figuration demande au receveur beaucoup d’implications et d’efforts pour, soit cacher son émotion si elle est négative, soit faire comprendre que son émotion est sincère si elle est positive. Alors évidemment cette scène nous interpelle par la sincérité des émotions des personnages. La fiction permet que l’émotion négative éprouvée par Alexandre puisse être exprimée. Cela nous montre l’importance du travail émotionnel dans toutes relations sociales. Les règles permettent de fixer des limites pour que l’on puisse vivre ensemble harmonieusement.

‘Un acteur social doit ménager ses expressions émotionnelles c’est-à-dire les accorder aux impressions qu’il désire produire sur ses partenaires et, pour cela, s’efforcer de gérer ses affects internes. (Cosnier, 1994 : 112)’

Dans la suite de la scène, l’offreur réagit à cette offense en montrant qu’il est vexé, en répondant que ce n’est pas une farce. C’est essentiellement à l’aide d’indices visuels (expressions du visage et regard) que l’on peut interpréter la vexation et la déception, à son tour, de l’offreur.

Le receveur ne va alors pas s’excuser comme on pourrait s’y attendre mais « enfoncer le clou » en expliquant que ce n’est pas le cadeau qu’il espérait : « ah j’ sais pas quoi t’ dire (.) pour nous deux on avait toujours rêvé d’autre chose non  hein  et toi tu m’offres des des des pantoufles pour pour ta St Valentin ». L’expression de déception, voire de colère, de la part du receveur est ici très franche et très directe. L’offreuse ne prend pas « de gants » pour exprimer son émotion et cela ne laisse aucune place au doute quant à l’adéquation avec les réelles émotions éprouvées par le personnage. Son énervement est même marqué par ses hésitations et ses répétitions dans sa phrase : « des des des pantoufles pour pour ta St Valentin ».

Le receveur explique sa déception par le côté symbolique qu’il accorde au cadeau offert. On comprend que les « pantoufles » comme cadeau d’amoureux n’est pas ce qu’il espérait. Et par cette injonction, il arrive à prendre une position haute dans l’interaction en plaçant le receveur dans la gêne : « (ton embarrassé) sois pas injuste c’est pour t’faire plaisir ». L’offreuse essaye de sauver sa face en invoquant l’émotion que le receveur aurait dû exprimer à défaut de la ressentir.

Le receveur dit ouvertement « je n’aime pas ton cadeau », « tu as vraiment mal choisi le cadeau », alors que nous avons pu voir que tout le rôle du receveur lors de son travail de figuration est de montrer que l’offreur a fait le bon choix et de montrer sa joie de recevoir. Laure lui rappelle d’ailleurs que « c’est pour t’faire plaisir ». Finalement, un cadeau c’est pour faire plaisir, quoi qu’il arrive. Le receveur doit montrer ce plaisir sous peine de gêner le bon déroulement de l’échange et mener à l’échec l’interaction. Laure exprime son émotion en parlant d’injustice, et on imagine que c’est l’injustice de ne pas respecter les règles de politesse qui consiste à exprimer une émotion positive à l’égard du cadeau ou de la personne qui l’offre.

Alexandre répond à l’intervention de sa femme par un soupir qui exprime son désarroi. Il exprime de la déception et de la colère face à ce cadeau, mais ne se sent pas entendu. L’offreuse ne souhaite pas accueillir cette réaction offensante, alors elle tente de sauver la face et, par la suite, tente une solution sémantique pour dériver le problème : « puis t’es pas obligé d’utiliser c’ mot-là tu peux dire chaussons si ça t’ rassure (elle l’embrasse) ». L’offreuse essaye de détourner le problème symbolique souligné par le receveur pour revaloriser son cadeau et sauver sa face. Pour reprendre le cours normal d’une interaction d’offre, elle va même l’embrasser pour signaler la clôture de l’échange. Elle cherche à travers ce geste et cette parole à faire retrouver le bon chemin à cette interaction qui avait déraillé. Vion parle à ce sujet de

‘moments de tensions où l’émotion et la subjectivité seront peu contrôlées, débouchant sur des choix lexicaux marqués et des comportements excessifs au regard d’une synchronisation interactionnelle. (2001 : 199)’

Comme nous avons pu le voir, cette scène permet au cinéaste de présenter la relation conjugale qui unit les personnages à travers l’offre de ce cadeau. On comprend alors que les émotions exprimées et ressenties par Alexandre dépassent la simple situation d’offre de ces chaussons.