3. Les émotions éprouvées sont différentes de celles exprimées

‘Elle lui tendit une petite enveloppe transparente. « Je ne voulais pas être la seule à ne rien vous donner » dit-elle. (…)
« Joyeux anniversaire ! » Bonnie alluma le plafonnier. William sortit le contenu du sac, regrettant la lumière. Il aimait bien la pénombre. Deux petits objets en argent tombèrent dans la paume de sa main. Des boutons de manchettes, d’une forme abstraite, irrégulière. A première vue de ces trucs modernes et atroces, se dit William. De minuscules bouts de viande congelée.
« Ma sœur dessine des bijoux » expliqua Bonnie.
 Ils sont jolis comme tout. Merci vraiment ». Ces ignobles petits machins ballottaient dans sa main. Il n’arriverait jamais à les aimer, mais parce que Bonnie les lui avait donnés, il les garderait pour toujours.
(Huth, Tendres silences, Quai Voltaire, 1999 : 93)’

Cet extrait de roman illustre tout à fait la situation où les émotions éprouvées ne correspondent pas aux émotions exprimées, le narrateur oppose ici « jolis comme tout » et « ignobles petits machins », joie et dégoût, deux émotions opposées qu’il faut apprendre à conjuguer en situation.

En situation authentique d’offre, le problème est le même mais la façon de le traiter est plus complexe. L’offreur et le receveur doivent gérer leurs éprouvés négatifs en exprimant les émotions positives attendues par chacun.

‘L’activité permanente consistant pour l’acteur socialisé à contrôler l’écart entre ce qu’il ressent (« vraiment ») et ce qu’il devrait « normalement » ressentir au vu de la définition de la situation. (Paperman, 1995 b :12).’

La situation d’offre, elle, impose des émotions plutôt positives comme la joie. Or, le receveur face au cadeau peut aussi ressentir du dégoût, de la colère ou de la déception. Alors comment harmoniser le ressenti et l’expression ? Ce sont les règles de politesse qui vont ritualiser l’expression des émotions en situation d’offre afin d’éviter les heurts car comme le souligne Kerbrat-Orecchioni :

‘la politesse est du côté de l’anti-nature, de la maîtrise des pulsions, et du souci premier d’autrui quand l’émotion est plutôt du côté de la nature de la pulsion individuelle et du comportement auto-centré. (2000 : 51). ’

Il faut des règles pour encadrer ces émotions qui sont à l’origine libres et incontrôlables. 58

Nous allons voir à travers un exemple de notre corpus authentique comment le receveur va contrôler son éprouvé et faire appel aux stratégies de politesse nécessaires au bon déroulement de l’échange.

Cet exemple est la séquence 3 dans laquelle nous sommes la receveuse du cadeau.

En tant que receveuse du présent (indice externe), nous pouvons affirmer que nous n’avons pas aimé ce cadeau. Le miroir n’est pas à notre goût et donc notre émotion éprouvée est plutôt de l’ordre du « dégoût ». Or, comme nous pouvons le constater dans la transcription, nous faisons appel aux stratégies classiques de politesse dans cette situation pour exprimer les émotions attendues :

Nous pouvons voir que même dans un échange aussi court, nous avons fait appel à toutes les stratégies de politesse à notre disposition pour sauver notre face et celle de l’offreur. Mais nous pouvons nuancer cette analyse en expliquant qu’une partie des émotions est transformée car la joie exprimée à travers les remerciements directs ou focalisés sur le geste sont sincères. Cependant nous avons pu dire « c’est super chouette » alors que nous le pensions pas.

‘We all seem to be capable of producing, modifying linguistic and other expressions of affects more or less at will, in very subte ways, in order to fit the personnal and interpersonnal exigencies of different occasions. (Caffi and Janney, 1994 : 326)’

Nous nous retrouvons donc face au problème de la double contrainte : comment être sincère et poli à la fois ? Les règles de la conversation nous poussent à être sincère dans nos propos alors que les règles de politesse nous incitent à ménager les faces. Ces deux principes peuvent se trouver en opposition dans une situation comme celle de l’exemple précédent, et

‘il semble bien que les interactants suivent le plus souvent la ligne de conduite : mieux vaut être insincère que grossier, et qu'ils préfèrent sacrifier la franchise sur l'autel de la politesse, plutôt que l'inverse. (Kerbrat-Orecchioni, 1992 : 277)’

Nous allons reprendre ici en exemple un extrait du film Le père Noël est une ordure (Jean-Marie Poiré ; 1982) qui illustre bien cette double contrainte. L’intérêt de cet exemple filmique c’est que le cinéaste peut montrer à la fois les émotions éprouvées et les émotions exprimées.

Le cinéaste présente ici une scène qui soulève le problème de la différence entre les émotions éprouvées et les émotions exprimées. Il nous montre bien dans cet extrait que l’émotion s’exprime à travers des actes verbaux mais aussi des actes paraverbaux et non-verbaux. L’intonation utilisée pas Pierre, ainsi que les gestes et mimiques ne laisse aucun doute sur son dégôut par rapport au cadeau. Mais le contenu verbal nous indique le contraire. L’invraisemblance de cette scène se trouve dans le fait que Thérèse n’interprète pas les indices paraverbaux et non-verbaux qu’elle reçoit.

Nous allons représenter ce découpage des indices et des émotions du receveur à l’aide du tableau suivant :

Nous avons choisi ici d’étudier de plus près le moment clé de l’échange qui est l’ouverture du cadeau. Comme on peut le constater, au début les interventions de Pierre semblent sincères et les émotions éprouvées semblent correspondre aux émotions exprimées. Il montre de l’excitation et de la joie avant l’ouverture du cadeau comme cela se fait souvent en situation d’offre. Puis Pierre découvre le contenu du paquet et c’est là que l’auteur différencie les indices corporels et intonatifs qu’il adresse au spectateur et les indices verbaux qu’il adresse au personnage de Thérèse. Alors que le spectateur interprète la grande déception et le grand dégoût que ressent Pierre face au cadeau, Thérèse ne perçoit que la joie exprimée à travers les indices de contenu de l’intervention de Pierre.

Le cinéaste pointe le problème de ces situations où les émotions ressenties doivent cohabiter avec l’expression d’émotions parfois opposées. Il souligne le problème de la double contrainte en signalant au spectateur que l’on vit tous ces moments délicats. C’est à travers l’identification que le spectateur prend la mesure de l’effet comique de la scène, car chacun s’est déjà retrouvé dans cette situation.

La représentation filmique de l’expression des émotions en situation d’offre permet de mettre en évidence l’importance du travail de figuration. Le choix que les auteurs effectuent pour représenter les comportements, les dialogues, et donc l’expression des émotions peuvent être vu comme des révélateurs des problèmes liés aux principes de la conversation ou aux règles de politesse. Ils soulignent la difficulté de gérer les faces dans certaines situations.

‘Les sujets engagés dans une interaction peuvent être comparés à des funambules qui évoluent sur le fil ténu de la conversation en veillant à ne pas perdre définitivement l’équilibre, et à ne pas le faire perdre à leur partenaire. (Kerbrat-Orecchionni, 2005 : 229)’
Notes
58.

Image extraite de FONTANEL et PERRON, Le savoir-vivre efficace et moderne, Nil éditions, 2003 : 62