4. Difficulté du travail émotionnel

Nous allons observer à travers un exemple filmique, une scène d’offre où la difficulté du travail émotionnel est mise en avant. Dans Un air de famille de Cédric Klapisch59 la scène d’offre fait apparaître toute la difficulté de contrôler ses émotions en situation d’offre et d’exprimer les émotions attendues lorsqu’elle ne correspondent pas avec celles que l’on éprouve.

Dans cette scène, le cinéaste nous montre à travers le personnage de Yolande que la frontière entre les émotions éprouvées et les émotions exprimées est mince et fragile. Nous allons voir comment le receveur et les offreurs gèrent cette situation d’échec face au contrôle des émotions.

C'est l'anniversaire de Yolande. Elle est avec son mari Philippe et la famille de son mari. Il y a Henri et Betty, le frère et la sœur de Philippe, et la mère de Philippe (M).

La mère offre un chien à Yolande. Ensuite Henri lui offre une laisse pour le chien. Et enfin Philippe lui offre un collier pour elle.

Yolande reçoit donc un chien de la part de sa belle-mère (M). Son beau-frère (H) a un chien de la même race qui est vieux et paralysé. Dans une scène précédente, Y signalait à un autre personnage que ce chien lui faisait de la peine parce qu'il est malade et on comprend aussi que cela ne lui plairait pas d'avoir le même si c'est pour qu'il devienne comme ça. De la même façon que pour Le père Noël est une ordure, le spectateur est mis dans la confidence. Mais la relation avec le spectateur ne se fait pas de la même façon car ici les informations sont données au spectateur avant la scène et pendant la scène d’offre, aucun indice n’est adressé directement à lui. La complicité avec le spectateur se fait sur la base d’une information antérieure partagée.

Nous allons donc commencer par voir comment se déroule l’offre de ce premier cadeau.

En réaction Yolande produit l’émotion attendue de joie et de surprise, elle montre qu’elle est touchée par le geste. Elle exprime aussi de l’excitation en montrant de l’impatience à ouvrir les paquets :

Y : ouh::: (elle est touchée) je peux commencer à ouvrir

Nous n’avons pas d’indices pour savoir si ces émotions exprimées sont celles éprouvées. Mais à ce moment de l’interaction, il n’y a pas de raison d’en douter.

Après que le premier cadeau à ouvrir a été désigné par la belle-mère, Yolande continue de montrer de l’empressement à ouvrir son cadeau (« Y : oui oui oui (doucement) (elle est pressée de l'ouvrir) »), joie et excitation sont pour l’instant les émotions que montre le receveur et ce sont les émotions attendues à ce moment de l’interaction d’offre. Mais la situation va prendre rapidement une autre tournure quand Yolande va découvrir le contenu du paquet. Yolande découvre la photo d’un chien dans une enveloppe et s’interroge :

La joie préalable s’est complètement effacée et Yolande présente une mine étonnée. Son mari s’énerve rapidement et la rabroue :

On comprend que Philippe aurait souhaité que Yolande exprime directement sa joie face à la photo du chien, il prend ici la place de sa mère car ce n’est pas lui l’offreur direct de ce chien. La réaction non-préférée, mais pas encore offensante, de Yolande suffit à énerver son mari qui, on imagine, souhaiterait qu’elle applique à la lettre les règles de politesse en situation d’offre.

Yolande est perplexe et fait un simple constat:

On sent qu’elle refuse de voir plus loin et d’imaginer qu’on lui offre un chien, il n’y a plus aucune excitation et on sent qu’elle commence même à être angoissée.

Après la réflexion cynique de sa belle-sœur (« B : tu fais une collection d' photos d' chien ↑), Yolande en profite pour exprimer implicitement qu’elle n’aime pas particulièrement les chiens :

Y : ben non non justement pas du tout

Le « pas du tout » est insistant et peut être vu comme un avertissement vis-à-vis de l’offreur, comme si elle lui signalait qu’elle espérait qu’on ne lui offre pas un chien. Son impolitesse commence réellement ici.

Ensuite, en retournant la photo elle découvre la teneur du cadeau dans le texte. Mais la pilule est tellement difficile à avaler qu’elle n’arrive même pas à lire le texte tranquillement et elle bégaye :

Y : (elle retourne la photo) ah voilà c'est pour re- re- =

Elle finit de lire le texte avec une intonation qui commence à traduire sa déception :

Y : un bon pour retirer un chien au chenil les pas perdus 57 boulevard des parloirs 45 mille- (4 S.)

Et le silence qui suit est aussi parlant que des paroles. La pression monte et Yolande réalise que c’est vraiment un chien qu’on lui offre.

C’est vraiment à partir de ce moment-là que Yolande commence à ne plus contrôler l’expression de ses émotions. Elle ressent une grande déception, une grande angoisse et de la tristesse face à l’offre de ce chien et elle commence à avoir beaucoup de mal à le cacher. Tous les indices montrent que le cadeau ne lui plaît pas. Ses mimiques et l’intonation de sa voix trahissent sa déception. Le même contenu avec une intonation joyeuse et de surprise pourrait être une réaction attendue par l’offreur. Mais là, le doute n’est pas possible, Yolande n’arrive pas à cacher ses émotions éprouvées.

A partir de ce moment-là, Yolande va produire beaucoup d’efforts pour essayer de contrôler sa déception face au cadeau et pour retenir son émotion. Ses gestes un peu tremblants et ses mimiques montrent qu’elle essaye de contenir l’émotion non-préférée.

La belle-mère répond à la question de Yolande comme si elle ne voyait pas les indices de sa déception. Yolande apparaît ici comme très seule face à la difficulté de contrôler ses émotions. Elle essaye de maintenir le bon déroulement de la situation d’offre et tente d’appliquer les règles de politesse :

Malgré son air dépité et son envie de pleurer, elle essaye d’avoir l’attitude attendue, comme les remerciements. Mais sa phrase est ponctuée de « euh » et de « hein » qui nous montrent toute sa difficulté à effectuer ce remerciement sincèrement et à réprimer son envie de pleurer. Ces hésitations et son questionnement (« mais euh qu'est-ce que j' voulais dire euh ») démontrent un problème de concentration car elle met toute son énergie à contrôler ses éprouvés négatifs qui ne sont pas souhaités dans une telle situation. Elle tente même de montrer de l’intérêt pour le cadeau en posant une question (« comment ça s'entretient ↑ »), mais cette question maladroite ne s’adapte pas à la situation et ne lui vaudra qu’une réponse sarcastique de sa belle-sœur (B : tu l'arroses une fois l' matin j' crois (ton sarcastique)).

Son mari va relever son attitude inadaptée et lui demande d’exprimer ce qu’elle ressent ou plutôt lui demande indirectement de cacher ses émotions éprouvées :

Philippe souligne ici que c’est le plaisir qui est l’émotion attendue à ce moment de l’interaction, or elle présente des émotions très éloignées du plaisir et de la joie. Mais, par cette remarque, c’est lui à son tour qui est impoli car il souligne et insiste sur sa difficulté à se contrôler alors que le tact demanderait d’ignorer ce débordement et de passer rapidement à autre chose. Le rôle de ce personnage est bien de souligner qu’il y a un comportement émotionnel à respecter selon la situation, « l’émotion étant une manifestation directe d’engagement à l’égard du groupe » (Paperman, 1995 b : 183). On peut effectivement imaginer que Philippe supporte mal le comportement de sa femme par rapport à la représentation dans sa famille.

La belle-mère comprenant ce malaise tente d’apaiser les tensions en jouant sur les types d’émotions :

M : elle est surprise =

Elle essaye de transformer l’émotion de déception de Yolande en une émotion de surprise qui est une émotion plus acceptable et moins offensante pour tout le monde. Yolande saute alors sur cette occasion pour justifier son attitude par une émotion de surprise :

Y : = oui voilà voilà je suis surprise mais je

La belle-mère se lance alors dans un argumentaire en faveur des chiens pour essayer de convaincre Yolande et pour « plaider sa cause ». Yolande reste pensive. Un peu plus tard, elle compare le chien sur la photo avec celui de Henri qui lui faisait de la peine car il est paralysé (Y : on dirait le chien d' Henri). Henry va enfoncer le clou puisqu’il explique à Yolande que c’est sa mère qui lui a offert aussi et que tous ces chiens finissent paralysés. C’en est trop pour Yolande qui craque et se met à pleurer. La belle-mère ne la trouve pas malpolie mais « sensible », elle fait une tentative pour « sauver » l’interaction.

Yolande reprend ses esprits et commence à ouvrir le deuxième cadeau.

Ce deuxième cadeau donne lieu à une interaction beaucoup plus courte. Yolande montre sa joie, éprouvée ou non, de recevoir ce cadeau. Le receveur présente ici une attitude beaucoup plus attendue lors de l’offre d’un cadeau. Elle n’est pas très bavarde mais ses rires et son remercient expriment la joie de recevoir ce cadeau. Nous noterons tout de même que le remerciement se focalise sur l’offreur (Y : c'est gentil merci) et non sur le cadeau lui-même puisque c’est une laisse pour le chien.

On pourrait penser que tout rentre dans l’ordre et que Yolande reprend le contrôle de ses émotions mais le troisième cadeau va aussi mettre le « désordre » dans l’interaction.

C’est au tour du mari d’offrir son cadeau. Il le donne à Yolande mais celle-ci craque avant même d’avoir ouvert le paquet et se remet à pleurer.

Y : oh ça va pas (elle pleure)

Cela devient même une réaction inattendue et décalée dans la situation car elle n’a pas encore ouvert le cadeau, mais on peut imaginer qu’elle pleure toujours par rapport au premier cadeau. C’est pour cela que son mari s’énerve et lui demande d’arrêter de pleurer. Lui, il ne dit pas qu’elle est sensible mais il parle de « sensiblerie », terme qui a une connotation plus péjorative.

P : non arrête de pleurer c'est d' là sensiblerie maint'nant (ton énervé)

Pleurs et énervement ne sont décidemment pas les émotions habituelles d’une scène d’offre. Yolande essaye de se reprendre et s’excuse. Elle tente même de justifier son manque de contrôle émotionnel par l’abus d’alcool.

Y : j' suis désolée (elle se mouche) oh j'ai j'ai trop bu j'ai pas l'habitude

Elle ouvre le paquet et découvre un collier qu’elle confond avec une laisse, influencée par le contexte. Elle exprime donc de la surprise de recevoir de nouveau une laisse :

Et le fait qu’elle tienne le cadeau du bout des doigts confirme que ça ne lui fait pas plaisir. Le mari va donc corriger l’erreur et préciser que c’est un collier. Il se montre mal à l’aise vis-à-vis de la bévue de sa femme et lui précise que c’est un collier sur un ton assez ferme et en « riant un peu jaune ». Mais il utilise le terme « chérie » pour adoucir le tout.

P : et non c'est un collier chérie (rire gêné)

Yolande s’enfonce dans son erreur et pense que c’est un collier pour le chien.

Y : c'est c'est c'est beaucoup trop luxueux pour un chien (elle a envie de pleurer)

Une fois encore son émotion éprouvée est trop forte pour être réprimée et elle a envie de pleurer.

Pour Philippe, cette bourde est la goutte d’eau qui fait déborder le vase puisqu’il va vraiment s’énerver et expliquer à sa femme en hurlant que c’est un collier pour elle.

P : NON C’EST POUR TOI C'EST PAS POUR LE CHIEN C'EST POUR TOI (Fort) (très énervé)

L’erreur de détermination de l’objet est bien sûr là pour donner un effet comique60 mais il permet aussi au cinéaste de faire ressortir les émotions éprouvées de ces personnages. On l’a vu pour Yolande, mais on le voit aussi pour Philippe qui ne contrôle pas non plus ses émotions puisqu’il s’énerve très fortement contre sa femme. Lui non plus ne respecte pas les règles de politesse en situation d’offre.

Yolande essaye de sauver la face de son mari et la sienne en le remerciant tout de suite, même si les indices intonatifs et visuels nous indiquent qu’elle n’exprime pas que de la joie puisqu’elle pleure encore et paraît décontenancée. Pour se rattraper, elle emploie ensuite une stratégie pour flatter la face de l’offreur qui consiste à utiliser immédiatement l’objet offert, en l’occurrence ici : mettre le collier. Cela lui permet d’essayer de montrer à Philippe que le cadeau lui plait, et elle utilise même la stratégie montrer à l’offreur qu’il a fait le bon choix en disant « il me va bien ». Yolande essaye sur la fin de sauver la situation en se rapprochant d’une attitude plus conventionnelle en situation d’offre mais le déroulement de cette scène d’offre reste chaotique et très chargée émotionnellement. Toute la tension que les règles de politesse et le travail émotionnel sont censés permettre d’éviter a été plus forte et c’est avec perte et fracas que se sont déroulés ces offres de cadeaux.

Cette scène est importante dans le film car elle permet au cinéaste de caractériser les personnages et de souligner les liens qui existent entre eux.

Par rapport au travail émotionnel, cette scène illustre l’importance du contrôle et de la gestion des émotions en fonction des situations que l’on vit, ce sont nos relations sociales et familiales qui en dépendent. Mais le réalisateur souligne ici toute la difficulté et tous les efforts que demande ce travail émotionnel. Cosnier explique que

‘le travail émotionnel (…) a pour résultat l’acceptation de l’émotion, ou sa modalisation, ou encore sa répression pour éviter, ou résoudre une éventuelle dissonance entre l’éprouvé profond et l’expression de surface supposée lui correspondre.. (1994 : 112)’

Ainsi, l’expression émotionnelle est ritualisée dans le sens où elle est canalisée par la situation. Les stratégies de politesse peuvent s’appliquer à travers elle. On arrive la plupart du temps à ajuster l’expression de nos émotions par rapport au contexte pour sauver la face des participants. L’expression des émotions est contrôlée, parfois en dépit de la sincérité, par respect des règles de politesse.

Nous terminerons en rappelant les indices d’insincérité :

Notes
59.

Ce film est une adaptation de la pièce de théâtre de Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri.

60.

Nous retrouvons ici le même procédé comique que dans Le père Noël est une ordure lorsque Pierre confond le gilet avec une serpillière.