Conclusion

Nous avons vu que faire un cadeau c’est « tout un cinéma ». Cet acte non-verbal qui apparaît au premier abord comme quelque chose de banal et simple se montre finalement complexe et régi par de nombreux rituels de politesse. Offrir un cadeau se présente en apparence comme un acte généreux qui amène de la joie aux participants. Mais nous avons vu que derrière cette façade se cache des enjeux relationnels et de face qui amènent de la tension lors de l’interaction. Les stratégies de politesse qui sont ainsi utilisées permettent de gérer ces tensions et enjeux de manière socialement acceptable.

Nous allons résumer par un tableau le déroulement possible d’une séquence d’offre.

  Offreur Receveur
Echange confirmatif Parole d’accompagnement du don Remerciements :
– directs
– indirects
Stratégies facultatives - Minimiser son offre
- Demander confirmation
- Expliquer son choix
- Montrer son excitation et son impatience
- Montrer à l’offreur qu’il a fait le bon choix
- Exprimer son embarras

Nous avons vu que la ritualisation des stratégies de politesse permet de canaliser les risques et d’obtenir une interaction harmonieuse. Comme Montandon le rappelle :

‘La politesse a un rôle de réassurance. Elle permet la construction d’un rituel servant à prévenir les dangers qui semblent liés aux risques des interactions sociales : l’agression, le conflit, la gêne, l’inconnu… (1997 : 8)’

L’analyse de notre corpus authentique nous a bien montré comment une interaction peut devenir difficile lorsque l’on sort des sentiers battus. L’exemple du « sac de pétasse » nous prouve que nous sommes soumis assez inconsciemment à ces rituels et que la déviance par rapport à ceux-ci amène un risque de heurt et donc de difficulté dans la relation. Les scènes de fiction permettent aussi d’accéder à tous les interdits de la vie sociale « harmonieuse ». La sincérité du receveur dans Fanfan en est un exemple flagrant et apparaît comme une sorte d’« exutoire » : pouvoir dire ouvertement ce qu’on pense et non ce que le cadre nous impose.

On ne dit pas n’importe quoi n’importe comment à n’importe qui. Dans les situations authentiques, nous sommes amenés à respecter ces règles de vie pour être acceptés par le groupe. Notre intégration sociale dépend, en partie, de ce que nous allons dire et faire selon la situation. C’est notre « adaptation » à la situation qui donnera une représentation de notre personne. Nous devons donc savoir appliquer les règles sociales de politesse. Javeau le souligne en expliquant que :

‘C’est à partir des définitions que les individus font des situations dans lesquelles ils sont impliqués qu’ils recourent aux ressources (de langage, de posture, de connaissance, de jugement) et aux règles (de courtoisie, de ritualisation, de correction communicationnelle) qui leur semblent nécessaires. (1998 a : 13)’

L’individu doit fournir un certain effort, c’est le « travail de figuration ». Ce travail passe aussi par le contrôle de certaines de nos manifestations, et notamment le contrôle des émotions comme nous avons pu le voir dans la quatrième partie. Que faire alors des notions d’hypocrisie, de malhonnêteté, de mensonge que certains associent à ce travail ? Javeau explique que « tout lien social comporte une part de mensonge » et que « les rituels en sont les manifestations visibles » (1995 : 147).

La fiction permet de mettre en avant ce problème de « mensonge » ou « d’hypocrisie ». Les scènes caricaturales, qui sont là pour faire rire le spectateur, pointent du doigt ce dilemme permanent dans lequel nous nous trouvons. Comment préserver notre propre face et celle de l’autre ? C’est là que la ritualisation a son importance et son rôle car

‘les micro-rituels « habillent » cette hypocrisie bien nécessaire au maintien d’un semblant d’harmonie sociale. (Javeau, 1998 b : 31).’

Tout le problème est là : c’est une hypocrisie nécessaire, et le paradoxe de l’homme poli est de devoir être parfois « malhonnête ». C’est ce que nous avons pu constater lorsqu’un cadeau ne plaît pas par exemple. Nous avons vu qu’il est préférable de mentir. La vie sociale ne supporte pas toutes les vérités et le mensonge social nous donne une alternative.

En nous intéressant aux livres pour enfants sur la politesse, nous avons pu constater que c’est principalement la gestion de la « double contrainte » qui leur ait expliquée. Nous avons observé quelques livres dont les principaux conseils, en ce qui concerne les cadeaux, sont :

Les remarques sont essentiellement destinées au receveur. Il est effectivement frappant de constater que l’un des premiers conseils que l’on donne aux enfants concernant la situation d’offre est de remercier même si le cadeau ne plaît pas.

Remercier est donc l’élément le plus important en situation d’offre. Cela se retrouve dans notre corpus puisque le remerciement tient une place très importante chez le receveur. Le remerciement compose l’intervention indispensable du receveur pour constituer l’échange confirmatif. Mais on peut voir à travers ces trois exemples qu’on apprend à l’enfant à remercier dans des situations où le cadeau ne plaît pas. Le contrôle des émotions est directement évoqué : « ne montre pas ta déception », « remercie même si le cadeau ne te plaît pas ». Paperman rappelle que « si un enfant de cinq ans (…) se met en colère lorsque vous lui offrez un cadeau vous pouvez corriger ses « erreurs » ». (1995 a : 7)

C’est bien cela qui ressort dans notre recherche. Le principal enjeu de la situation d’offre est de contrôler ses émotions et de présenter le comportement attendu. Et comme nous avons pu le voir dans notre corpus, « la pression » est principalement mise sur le receveur. La notion de « mise en scène » de Goffman prend alors toute sa pertinence. Pour lui, la vie ordinaire est un théâtre dans lequel l’acteur est en représentation permanente. Et pour cela, il faut suivre une certaine ligne de conduite et un certain script conversationnel qui est plus ou moins souple selon la situation. Nous avons pu voir que, pour la situation d’offre, le script se compose d’un échange confirmatif plutôt fixe et de stratégies de politesse plus variables. L’étude de cette situation d’offre nous permet de regarder dans le détail comment se met en place la politesse et quels sont les enjeux de la réussite ou non de l’interaction. Picard explique que le savoir-vivre

‘propose toute une série de stratégies qui régulent les interactions. Ces stratégies opèrent une ritualisation de la rencontre qui facilite l'ajustement mutuel dans les situations problématiques. De telles situations concernent le plus souvent des actions délicates de la vie sociale : ouvrir ou fermer la communication ; donner ou recevoir ; maintenir ou changer un statut. (1995 : 252)’

Nous préciserons ici que le savoir-vivre indique certaines règles de politesse mais que celles-ci ne sont pas toujours effectives dans la réalité. Nous avons pu voir que, dans l’ensemble, les règles édictées par les guides de savoir-vivre sont assez respectées en situation d’offre mais ces règles ne prennent pas en compte la complexité de la situation et les enjeux importants qui se jouent par rapport à la relation interpersonnelle. Les stratégies de politesse que nous avons pu dégager, nous ont montré la tension profonde qui est sous-jacente à l’interaction, et la nécessité d’apaiser celles-ci à l’aide d’un travail de figuration ménageant la face des participants. Offrir un cadeau est un « test » pour la relation entre les participants, réussir ce test permet d’entretenir la relation, mais le rater peut avoir des conséquences néfastes sur la relation. Offrir un cadeau n’est donc pas un acte anodin et demande aux participants une certaine compétence et une certaine connaissance du script « invisible » de ce type d’interaction.

Nous pouvons noter que, dans certaines sociétés, cette difficulté, et ce risque éventuel pour la relation, se gère par une stratégie d’« évitement ». Par exemple, au Japon ou dans les pays arabes, le receveur d’un cadeau ne déballe pas le paquet devant l’offreur pour ne pas risquer d’embarrasser l’offreur. La majorité des stratégies utilisées par les français lors de l’interaction n’ont donc pas lieu. Nous avons recueilli une interaction japonaise concernant l’offre d’un cadeau lors d’un documentaire consacré au savoir-vivre61.

Un journaliste suit Kessami (O) qui vit au Japon. Celle-ci va dîner chez des amis (R1 et R2) et apporte un cadeau. 62

O : Excusez-moi voici un petit cadeau. Désolée ce n’est pas grand-chose j’aurais dû trouver mieux. Si vous le permettez je vous ai aussi apporté quelques fromages de France en plus de mon petit cadeau.

R1 : oh merci merci (les receveurs s’inclinent)

O : pardonnez-moi de sortir le cadeau du sac comme ça ce n’est pas poli ce n’est vraiment pas poli

(rires)

R1 : merci c’est beaucoup trop vous n’auriez pas dû merci merci infiniment (les receveurs s’inclinent)

R2 va immédiatement dans une autre pièce pour ranger le cadeau de O sans l’ouvrir.

(R2 s’adresse au journaliste)

R2 : au Japon c’est impoli d’ouvrir le cadeau devant les invités, on ne prend pas le risque de mettre quelqu’un dans l’embarras donc on le fait plus tard quand les invités sont partis. Je ne sais pas ce qu’elle m’a offert mais je suis sûre que ça va me plaire

Cette interaction nous montre bien que l’offreur et le receveur utilisent des stratégies de politesse connues en France. Nous notons la présence importante de la minimisation de la part de l’offreur : « Excusez-moi voici un petit cadeau. Désolé ce n’est pas grand-chose j’aurais dû trouver mieux ». C’est un « petit » cadeau, « ce n’est pas grand-chose » sont des façons de minimiser son geste, comme on le fait en France. Cette façon de minimiser semble très renforcée par les excuses directes de l’offreur (« Excusez-moi », « désolée »). Ces excuses présentent le cadeau comme une « offense » qu’il faudrait « réparer » de manière anticipée. Pour un français, cela peut paraître un peu exagéré. De plus, l’offreur insiste en disant « j’aurais dû trouver mieux ». Cette formule ne semble pas pouvoir être utilisée en France, car l’offreur doit tout de même paraître content du cadeau qu’il a choisit, or ici l’offreur dénigre un peu son cadeau pour faire « profil bas » devant son hôte. Le respect de la face est tellement important au Japon que l’excuse est utilisée comme une stratégie de politesse réparatrice même si il n’y a pas d’offense. Dans l’extrait présenté dans ce documentaire, on peut voir Kessami arrivait au dîner parfaitement à l’heure prévue et pourtant s’excuser platement de son retard. Il y a bien alors ritualisation de la formule de politesse.

Dans cette scène d’offre, nous pouvons voir ensuite que les receveurs remercient de façon directe l’offreur (« oh merci merci ») et ajoutant la gestuelle importante au Japon qui consiste à incliner le buste pour appuyer le remerciement. Ce geste, marque de respect, renforce de manière importante le remerciement. Mais remercier, et même de manière intense, cela reste commun à la situation française.

Kessami sort alors son cadeau d’un sac en papier et le tend à ses hôtes. De nouveau, elle présente des excuses pour ce geste qui visiblement ne se fait pas au Japon. En France, il ne semble pas que ce geste soit particulièrement répréhensible, mais il est malgré tout préférable de tendre uniquement le paquet-cadeau hors du sac. Là où en France on accompagne ce geste d’une parole d’accompagnement du don, du type « tiens c’est pour toi », « tiens voilà », ici encore Kessami s’excuse. Elle dit même qu’elle est impolie. On peut donc penser que dire qu’on est « impolie » est sûrement une stratégie de politesse utilisée au Japon. On peut le voir un peu en France, mais ces remarques sont souvent furtives, et malgré tout peu présentes, d’ailleurs nous n’en avons pas dans notre corpus authentique.

Le receveur, comme en France, utilise la stratégie exprimer de la gêne (« c’est beaucoup trop vous n’auriez pas dû ») et remercie chaleureusement l’offreur (« merci merci infiniment (les receveurs s’inclinent) »). Ces interventions ne sont pas surprenantes pour nous, mais ce n’est pas le cas de l’action qui suit. Le receveur prend le cadeau et va le ranger dans une autre pièce sans l’ouvrir. En France, cet acte serait extrêmement grossier. Or, au japon, comme l’explique Kessami : « c’est impoli d’ouvrir le cadeau devant les invités, on ne prend pas le risque de mettre quelqu’un dans l’embarras ».

Les tensions possibles suite à l’ouverture du cadeau sont « évitées ». Cet acte est présenté comme une prudence « on ne prend pas le risque ». l’acte est reconnu comme un acte « dangereux » pour la relation et les faces des participants donc on l’évite. On ne met pas « quelqu’un dans l’embarras ». Conscient de la gêne que peut ressentir un receveur lorsqu’il se trouve face à un cadeau qui lui déplait, le Japonais préfère ne pas le pousser « à mentir ».

Les Japonais évitent alors toutes les différentes stratégies qui se mettent en place en France après l’ouverture comme expliquer son choix et demander confirmation pour l’offreur et montrer que l’offreur à fait le bon choix et exprimer son embarras pour le receveur. Pourtant nous avons pu voir qu’en France ce sont des stratégies qui prennent beaucoup de place lors de l’interaction.

Il semble intéressant de se demander comment fonctionnent les règles de politesse lors de l’offre d’un cadeau dans d’autres sociétés et d’autres cultures. L’exemple japonais nous montre bien que la situation d’offre est une situation à risque pour la face des participants et qu’ils écartent rapidement le danger. Qu’en est-il pour les autres pays ? Existe-t-il des pays où l’on peut dire sincèrement à l’offreur que le cadeau ne nous plait pas ? Existe-t-il des universaux ? On peut imaginer que cette situation d’offre sera ritualisée dans la majorité des pays et il serait intéressant de voir comment cette ritualisation s’actualise et quelles sont les règles conversationnelles qui s’appliquent. Notre recherche peut être le point de départ d’une comparaison interculturelle avec une ou plusieurs autres cultures. Il est intéressant de se demander comment deux personnes de cultures différentes peuvent gérer l’offre d’un cadeau avec des rituels différents. Lorsque l’on regarde l’exemple du Japon, on imagine le malaise qui pourra s’installer si un receveur japonais n’ouvrait pas le paquet-cadeau d’un français. Ou au contraire l’embarras du Japonais face à un français qui ouvre son cadeau avec joie et précipitation.

‘La comparaison est un moyen d’interroger les évidences puisqu’elle nous confronte au fait qu’il est toujours possible d’adopter un comportement communicatif autre que celui qui nous semble aller de soi. (Traverso, 1999 : 102). ’

Les rituels de politesse montrent alors tout leur sens, leur force et leur présence à notre quotidien. Les situations ritualisées sont pour la linguistique une source d’études passionnantes et complexes. L’analyse de ces échanges, comme l’offre d’un cadeau, permet à l’interactionniste de s’immiscer dans les « coulisses » de notre vie ordinaire et d’y trouver les secrets de leur structure. Cette recherche nous a permis de montrer les aspérités d’une interaction qui se doit d’être lisse. Les actes et paroles qui nous paraissent banals prennent alors un sens lourd de conséquences interpersonnelles que ce soit en France ou au Japon. Ils montrent que la politesse est « une abslolue nécessité sociale – un monde sans manières c’est tout simplement l’enfer. » (Kerbrat-Orecchioni, 2005 : 239)

Notes
61.

Documentaire intitulé « Les bonnes manières », diffusé sur le 31 août 2007 sur France 3 à 20h30.

62.

Nous n’utilisons pas les conventions de transcriptions habituelles car nous avons transcrit la traduction en « voix off » du documentaire.