Introduction – Gouverner la culture pour gouverner par la culture dans une ville moyenne ?

Le choix d’Annecy pour conduire ce travail de recherche en science politique tient donc, on l’aura compris, à une familiarité personnelle avec ce cadre et à un attachement profond à la ville, mais aussi et surtout au constat que cette dernière présente un ensemble de caractéristiques peu commun en France, au regard de la naissance et de la constitution des politiques culturelles. Son étude est-elle susceptible de fournir une contribution intéressante aux travaux entrepris depuis une vingtaine d’années dans ce domaine des politiques culturelles, de leur genèse, de leur constitution et de leur développement ?

Si nous avons choisi le domaine de la politique culturelle pour aborder l’histoire politique d’Annecy, c’est bien entendu également en raison de l’importance qu’elle a prise dans l’ensemble des politiques publiques, avec, depuis leur “ invention ”, les figures emblématiques d’André Malraux accompagnant la geste gaullienne au cœur du XXe siècle d’une prophétie de retour au mythe par la culture, de Jack Lang étayant l’arrivée de la Gauche au pouvoir sur une ouverture de la société politique à toutes les formes de culture. Quelle que soit l’acception que l’on donne à la notion de politique culturelle, et nous reviendrons plus loin sur ce point, force est de constater qu’elle a acquis une notoriété réelle tant en raison de l’acuité du débat politique sur les enjeux de cette politique, enjeux symboliques ou financiers, qu’en raison des travaux accomplis par les chercheurs, au premier rang desquels nous citerons Guy Saez, Philippe Urfalino et Vincent Dubois5.

Si la place singulière que la culture a prise au fil des décennies dans le champ politique est déjà en soi une motivation forte pour s’engager dans une recherche sur ce thème, il faut y ajouter une autre donnée, plus sensible celle là, relative aux œuvres, qui en forment le cœur. En effet, peut-on s’intéresser à une politique publique, quelle qu’elle soit, sans avoir une sensibilité, un penchant particulier pour ce qu’elle produit, non seulement comme effets sociaux, mais concrètement comme réalisations artistiques, à savoir les œuvres ? L’un des traits caractéristiques des politiques culturelles, mais elles ne sont pas seules dans ce cas, c’est d’alimenter un débat à un double niveau, celui de leur efficience sociale et politique, et celui, esthétique, sur la nature et les qualités des œuvres produites ou à produire. Les conflits, voire les scandales multiples autour de certaines œuvres, attestent assez de l’acuité de cette dimension esthétique incontournable.

Enfin, et ce n’est pas la moindre des raisons, la genèse des politiques culturelles s’alimente à plusieurs sources politiques, sociales, esthétiques et éducatives, qui toutes ont nourri les débats dont nous parlions plus haut, avec des périodes particulièrement vives, lorsque la société française s’est trouvée face à des choix cruciaux. Nous pensons en premier lieu à l’éducation populaire, ce mouvement à la fois singulier et complexe qui s’est manifesté très vivement en 1936 au moment du Front Populaire et à la Libération, en particulier, et qui, justement, s’est trouvé confronté à un dilemme au moment de la création du ministère Malraux. Ce n’est pas le lieu de faire l’histoire de ce mouvement à la fois social et de pensée, et d’entrer dans la controverse quant à sa définition. Bénigno Cacéres6, Geneviève Poujol7 , pour citer deux références principales, ont retracé les grandes étapes et les problématiques essentielles qui ont marqué ce courant. Son caractère composite, à l’encontre d’une doctrine bien formée, s’est alimenté d’apports divers, en conflits souvent, en convergence dans les périodes de crise du pays, c’est à dire dans les phases où elle a produit effectivement une action sociale, politique et culturelle d’envergure. Ce mouvement vise depuis son origine à l’émancipation de l’homme en s’appuyant essentiellement sur la formation des individus, et a fait de l’accès très large à la culture une des conditions de cette émancipation. Affirmer l’insuffisance intrinsèque du travail des partis politiques et la nécessaire complémentarité du travail de formation des hommes est l’une des caractéristiques essentielles du projet d’éducation populaire. Nous avancerons même l’hypothèse que le débat au sein de l’éducation populaire s’est largement structuré autour de la tension plus ou moins forte, selon les périodes, entre ces deux éléments, action politique et formation des hommes.

Ce courant, impliqué, durant et après la guerre, dans le mouvement de décentralisation théâtrale en particulier, porteur d’un idéal de démocratisation culturelle en 1945, se trouve pris à revers par la création du ministère Malraux en 19598. La formulation par Malraux d’une doctrine spécifique de l’action culturelle repose ainsi sur une vision charismatique de l’artiste et de l’œuvre d’art, très en phase avec le renouveau gaulliste d’alors, d’une part, et d’autre part sur une prise de distance nette par rapport à la dimension pédagogique et formative de l’éducation nationale, de même que le divertissement et le loisir dont il crédite l’éducation populaire. Ainsi, lors de l’inauguration de la Maison de la Culture d’Amiens le 19 mars 1966, Malraux marque-t-il sa distance au problème du loisir :  “ Le temps vide, c’est le monde moderne. Mais ce qu’on a appelé le loisir, c’est à dire un temps qui doit être rempli par ce qui amuse, est exactement ce qu’il faut pour ne rien comprendre aux problèmes qui se posent à nous. Bien entendu, il convient que les gens s’amusent, et bien entendu que l’on joue ici même ce qui peut amuser tout le monde, nous en serons tous ravis.

‘Mais le problème que notre civilisation nous pose n’est pas du tout celui de l’amusement, c’est que jusqu’alors, la signification de la vie était donnée par les grandes religions, et plus tard par l’espoir que la science remplacerait les grandes religions, alors qu’aujourd’hui il n’y a plus de signification de l’homme et il n’y a plus de signification du monde et si le mot culture a un sens, il est ce qui répond au visage qu’a dans la glace un être humain quand il y regarde ce que sera son visage de mort. La culture c’est ce qui répond à l’homme quand il se demande ce qu’il fait sur terre. Et pour le reste, mieux vaut n’en parler qu’à d’autres moments : il y a aussi les entractes. ” 9

Si la volonté de Malraux et de son équipe de se démarquer philosophiquement et politiquement aussi bien de l’enseignement que de l’éducation populaire est indiscutable et constitutive de ce nouveau ministère, pour autant il n’est pas certain qu’au niveau des collectivités ou des acteurs culturels, la ligne de partage ait été aussi tranchée, et que les filiations aient été rompues aussi aisément par la magie du verbe de Malraux.

L’ensemble de ces interrogations, qui, par delà, ou en deçà, des questions plus générales sur l’existence, la cohérence ou l’efficience d’une politique culturelle, ont passionné des hommes et des femmes, créateurs, administrateurs, militants syndicaux et politiques, autour des exigences de la démocratie au XXe siècle et de l’aspiration à une vie plus riche et plus digne, ont traversé notre expérience professionnelle au sein des services du ministère de la Jeunesse et des Sports à Annecy.

Aussi, préciserons-nous en premier lieu dans cette introduction les éléments qui font de la ville d’Annecy un cas de figure remarquable : sa modernisation au tournant des années 60, en particulier le développement d’une industrie de pointe, qui s’accompagne d’un essor démographique certain. Dans ce contexte l’installation de la famille Bosson au pouvoir pour une cinquantaine d’années, l’engagement exemplaire dans le domaine des politiques culturelles, soulignent le paradoxe d’un passage indiscutable de la ville à la modernité, en même temps que son inscription dans une configuration politique on ne peut plus traditionnelle.

En second lieu, nous préciserons nos choix par rapport aux travaux de recherches auxquels nous faisions référence plus haut. L’interrogation sur la réalité d’un pouvoir local, et sur les modalités de son exercice, forme depuis quarante ans un des axes majeurs de la recherche en science politique, et ses apports nous serviront à cerner le cas de la ville d’Annecy. La naissance des politiques culturelles, quant à elle, a tout d’abord fait l’objet de travaux menés par quelques pionniers avant d’accéder à une notoriété plus large, entre autre avec les initiatives du Comité d’histoire du ministère de la Culture. Le questionnement sur la catégorisation de cette politique, en particulier par rapport à l’éducation populaire et au socioculturel d’une part, et sur les tentatives d’élus locaux de proposer un contre-modèle à celui du ministère d’autre part, retiendra notre attention.

En troisième point, nous préciserons la problématique de recherche qui a guidé notre travail, à savoir la co-construction d’un pouvoir local et d’un pouvoir culturel, pour dessiner en fin de compte une figure qui fait cohabiter une action publique innovante et un pouvoir politique traditionnel. L’interrogation sur les modalités de cette construction, et plus précisément les modalités d’institutionnalisation, nous amènera à questionner le rapport entretenu entre la municipalité et le pouvoir central, en l’occurrence le ministère de la Culture. Dans ces modalités d’institutionnalisation, la question de la forme associative retenue formera l’un des points centraux de notre recherche. En effet, si les associations constituent un des supports des plus communs des politiques culturelles au sens large, elles sont aussi, dans la période d’émergence de ces politiques, l’expression d’une revendication démocratique nouvelle. En fin de compte, la construction d’une politique culturelle locale innovante, en phase avec une nouvelle politique publique nationale, peut-elle, dans une période de fort développement et de modernisation, former une ressource pour l’établissement d’un pouvoir politique de type notabiliaire, et sa pérennisation ?

Cette orientation déterminera le choix de méthode qui fut le nôtre lors de l’engagement de ce travail, choix qui s’est porté dès le départ sur la forme monographique, dont nous préciserons les limites. La proximité avec le terrain que constitue Annecy fut déterminante bien entendu, mais notre souci de revenir sur un exemple que les sciences sociales avaient largement étudié, en particulier la sociologie des loisirs, restait fort. Pour ce faire, à la tentation initiale de prendre en compte l’histoire de la ville depuis la Libération, nous avons préféré sélectionner une période plus courte, avec une césure que nous expliciterons plus loin. De même, plutôt que de poursuivre un travail de recueil de mémoire déjà amorcé par d’autres, il nous a paru plus productif de travailler sur une base archivistique que nous préciserons, afin de nous dégager de ce qui a pu, au fil des ans, former un véritable récit de l’histoire culturelle de la ville.

Notes
5.

En particulier avec leurs travaux suivants : Saez Guy et Gilbert Claude, l’Etat sans qualité, Paris, PUF, 1982, et Saez Guy, L’Etat, la ville et la culture, Thèse pour le doctorat en science politique, Grenoble, Université Pierre Mendès-France, Institut d’Etudes Politiques, 1993 ; Urfalino Philippe, L’invention de la politique culturelle, Paris, La Documentation française, 1996 ; Dubois Vincent, La politique culturelle. Genèse d’une nouvelle catégorie d’intervention publique, Paris, Belin, 1999.

6.

Cacéres Bénigno, Histoire de l’éducation populaire, Paris, le Seuil, 1964.

7.

Poujol Geneviève, L’éducation populaire : histoire et pouvoir, Paris, Editions Ouvrières, 1981.

8.

Sur ce point Philippe Urfalino a longuement analysé la relation entre les mouvements d’éducation populaire, liés étroitement avec la direction générale de la Jeunesse et des Sports, futur secrétariat d’Etat sous la houlette de Maurice Herzog en 1959, et la création du ministère des Affaires Culturelles, à la même époque : Urfalino Philippe, L’invention de la politique culturelle, Paris, La documentation Française, 1996, p. 39 et suiv.

9.

Discours rapporté dans  André Malraux, La politique, la culture, Paris, Gallimard Folio, 1996, p. 322-323