2 : Pouvoir local et nouvelles catégories d’action publique

Annecy s’inscrit donc dans le mouvement général de croissance des villes françaises, croissance démographique et économique, en même temps qu’elles prennent une place majeure tant dans le débat politique que dans la mise en œuvre des politiques publiques. De manière concomitante, émerge une problématique politique autour du pouvoir local : la ville est-elle seulement un lieu de mise en œuvre des politiques publiques ou bien en est-elle un acteur déterminant ?

La croissance des grandes villes, dans les années d’après-guerre, était à la fois un objectif économique et démographique, et un instrument d’aménagement du territoire. La mission confiée à la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (DATAR), créée en 1963, visait, dans le cadre de la planification, à introduire des correctifs aux inégalités de développement par une action volontariste dépassant les particularismes15. Le schéma de principe de cette intervention reposait sur le monopole de l’Etat dans les trois domaines suivants16 : monopole du savoir et de l’expertise, monopole financier et monopole de conception et de maîtrise d’ouvrage. La création des villes nouvelles (Loi Boscher de 1972), la mise en place des contrats villes moyennes en 1972, recentrent la question du développement sur les villes, alors que la reconnaissance des Régions franchit un timide pas, en 1972 également, avec la régionalisation du Plan.

Une des conséquences majeures de cette évolution, c’est la naissance des politiques contractuelles, qui marquent un vrai tournant dans le domaine des politiques publiques, et rompent avec les trois monopoles de l’Etat que nous rappelions plus haut. Politiques contractuelles, débat sur la décentralisation et reconnaissance du pouvoir des collectivités locales, problématique du cadre de vie, tous ces éléments modifient profondément les termes du débat politique, ainsi que l’approche par les sciences sociales de la question du pouvoir local

D’un côté, la référence encore très sensible à la lutte des classes et au combat anticapitaliste s’inscrit dans une filiation avec un courant très fort, de tendance marxiste, qui assoit son argumentaire sur le phénomène urbain : il y a, pour ce courant marxiste, un déplacement de la question sociale du plan des classes à celui de la ville, avec la négation de la possibilité d’un pouvoir local17 : « Et s’il est vrai que l’Etat exprime, en dernière instance et à travers toutes les médiations nécessaires, les intérêts d’ensemble des classes dominantes, la planification urbaine ne peut pas être un instrument de changement social, mais de domination, d’intégration et de régulation des contradictions. »18

L’autre courant qui en la matière fait référence, et fait son entrée sur la scène politique de ces années 70, s’appuie sur l’essor sans précédent des associations. Défense de l’environnement, aménagement du cadre de vie, prise en charge des problèmes sociaux, de logement, gestion des équipements collectifs, promotion des activités sociales et culturelles, la croissance du nombre d’associations est indéniable19, laissant entrevoir la naissance d’un “ secteur associatif ”. Aussi évidente que soit la réalité statistique de ce mouvement de créations d’associations, il n’en demeure pas moins que cela ne suffit pas à en faire un secteur au sens où on l’entend traditionnellement dans le domaine de l’analyse des politiques publiques (« Un secteur est un assemblage de rôles sociaux structurés par une logique de fonctionnement en général professionnelle »,pour reprendre la formule de Bruno Jobert et de Pierre Muller)20. L’échec que rencontrera en 1983 André Henry, le ministre du Temps Libre du premier gouvernement socialiste, en atteste suffisamment21. Toutefois, si ce mouvement associatif n’accède pas réellement au rang de “ secteur ” à part entière, il représente néanmoins un courant présent dans l’élaboration des politiques publiques tout à fait singulier dans les années 70. Cette présence est certainement due autant à sa démographie particulièrement dynamique qu’à une représentation sur la scène politique et sociale tout à fait remarquable : Jacques Delors, pour l’Association pour le Développement des Associations de Progrès (DAP), François Bloch-Lainé pour la très puissante UNIOPSS (Union nationale interprofessionnelle des œuvres privées sanitaires et sociales) entraînent à leur suite des hauts fonctionnaires multi-positionnés au croisement des centres de décisions de l’Etat, des partis politiques (le Parti Socialiste en l’occurrence) et des milieux associatifs22.

Démocratie locale, rôle des pouvoirs locaux, place du citoyen dans les institutions, décentralisation, tous ces thèmes plaident en faveur d’une reconsidération fondamentale de l’organisation du pouvoir à partir de l’échelon local. Ce sera l’un des thèmes essentiels des élections municipales de 1977.

Mais ce changement fort de perspective dans l’approche des problèmes politiques n’est pas sans poser de nombreuses questions quant au sens des modifications en cours, en particulier sur le rôle de l’Etat, la cohérence des politiques publiques, la défense de l’intérêt général. La réalité et la légitimité d’un pouvoir local forment l’une des questions majeures qui traverse à partir de ce moment là la science politique, et nous l’aborderons en premier lieu.

Pour autant, cette émergence du pouvoir local, et l’insertion d’Annecy dans cette problématique, ne doit pas faire oublier l’autre dimension de notre recherche, celle liée aux politiques culturelles. Nous avons souligné plus haut combien les thèmes du renouvellement de la démocratie, de la qualité de la vie, contribuent à alimenter le débat politique. Dans ce domaine, la culture représente un élément important en raison de l’élan que lui a donné Malraux, de la dimension emblématique qu’il lui a attribuée. La montée en puissance de cette politique est devenue objet de recherche, tant chez les historiens que dans les domaines de la sociologie et de la science politique : l’invention d’une nouvelle « catégorie d’intervention publique »23 aussi éclatante était bien de nature à susciter travaux et publications, participant ainsi à l’institutionnalisation de cette politique.

Notes
15.

Sur ce point, le petit ouvrage DATAR, 40 ans d’aménagement du territoire, Paris, La Documentation française, 2003, rappelle les éléments fondamentaux qui ont présidé à la création de la DATAR.

16.

Op.cit., p. 26 et 27.

17.

Par exemple, Castells Manuel, Luttes urbaines, Paris Maspéro, 1972 ; La question urbaine, Paris, Maspéro, 1972. Henri Lefebvre ouvre en 1970 La révolution urbaine, Paris, Gallimard, par cette phrase : “ Nous partirons d’une hypothèse : l’urbanisation complète de la société  ”.

18.

Castells Manuel, Luttes urbaines, op.cit., p.13.

19.

Ainsi que le relèvent par exemple Raffi Guy et Passari Solange, Les associations, Paris la Découverte, 1984.

20.

Jobert Bruno, Muller Pierre, L’Etat en action, politiques publiques et corporatismes, Paris, Puf, 1987, p.55.

21.

Nous avons analysé cet épisode dans notre mémoire de Diplôme d’études approfondies en science politique : Associations et décentralisation : le projet de loi relatif à la promotion de la vie associative de 1981, Grenoble, Institut d’Etudes Politiques, 1992.

22.

Dans ses Mémoires, Jacques Delors revient de manière assez détaillée sur cette phase de son action, notamment au sein du club Echange et Projets, dont il est l’un des fondateurs ; en particulier la convergence d’acteurs multi-positionnés est bien mise en évidence, mais l’action de la DAP n’est pas citée en tant que telle, même s’il rappelle que l’un des thèmes de travail du club avait porté sur le pouvoir des asssociations : Delors Jacques, Mémoires, Paris, Plon, 2004, ed. Pocket, p.142.

23.

Pour reprendre le sous-titre de Vincent Dubois : La politique culturelle. Genèse d’une catégorie d’intervention publique, op.cit.