A) Autour du pouvoir local : comment gouverner ?

C’est la sociologie des organisations qui a ouvert la voie à un dépassement d’une approche par trop substantialiste du pouvoir, inapte à rendre compte des enjeux nouveaux, par une analyse en termes de relations, l’analyse stratégique, que Michel Crozier définit ainsi dans La société bloquée :

‘“ Les hommes ne peuvent atteindre leurs buts collectifs que grâce à l’exercice de relations de pouvoir, mais ils ne peuvent en contrepartie exercer de pouvoir les uns sur les autres qu’à travers la poursuite de ces buts collectifs qui conditionne très directement leurs négociations ”24. ’

La fécondité de cette approche ne se démentira pas, car le renouvellement qu’elle introduit, notamment dans la science politique, permet de saisir la réalité du pouvoir et de son exercice, au-delà du postulat de la rationalité des acteurs centraux, et de la prééminence de la règle de droit comme élément normatif. Ainsi Pierre Grémion ouvre-t-il une voie importante en introduisant dans l’analyse du système politique français la notion de système politico-administratif local dans son important ouvrage de 1976 Le pouvoir périphérique :

‘“ Nous nous proposons de rompre (et de démontrer le bien-fondé de cette rupture) avec un schéma central/vertical d’interprétation du comportement des hommes dans les structures administratives. La notion de système politico-administratif local substitue à ce schéma un schéma périphérique/horizontal, tant il est vrai, du moins est-ce notre thèse, que c’est à la périphérie, non au centre que se comprend vraiment la centralisation. ”25. ’

Ce renversement de perspective, s’il permet de redonner sa juste place au pouvoir central, entraîne une rupture sur trois points essentiels : le problème de la rationalité de l’action publique, la coupure entre administration et représentation locale, et la contingence des facteurs locaux. L’analyse systémique met alors en évidence un pouvoir local, au sens non pas institutionnel, nié par le pouvoir central et les fonctionnaires, mais au sens où la sociologie des organisations l’entend : “ En effet, le problème théorique est de savoir si la négociation d’un pouvoir politique local autonome par rapport à l’Etat n’engendre pas, par un ensemble de mécanismes de compensation l’émergence de formes particulières de pouvoirs parallèles dont la non-légitimité dans le régime politique ne suffit pas pour conclure qu’ils n’ont aucune cohésion et aucune logique propre. 26

Ainsi formulée, la légitimité de la recherche sur l’existence d’un pouvoir local débouche sur la mise en évidence des phénomènes de négociations entre les différents niveaux, négociations dans lesquelles l’application de la règle de droit, ou plus simplement la norme d’action, devient un élément majeur. C’est autour de cette négociation que le rôle des notables prend toute son importance, en rapport avec celui des fonctionnaires chargés de l’application des normes, et que se constitue le système politico-administratif local. La petite révolution opérée par ce profond changement théorique se situe dans la place donnée au local, non pas seulement comme nouveau centre d’intérêt des chercheurs ou nouveau lieu d’observation, mais bien comme élément explicatif essentiel dans la mise en œuvre des politiques publiques et la compréhension de leur efficience.

Cependant, cette approche n’est pas sans remettre en question la nature même du politique et sa construction. La publication, en 1977, du livre majeur de Michel Crozier et Erhard Friedberg L’acteur et le système 27 a ouvert un fructueux débat scientifique quant à la dissolution de la notion de pouvoir dans cette approche systémique : Jean Leca et Bruno Jobert s’interrogent en effet sur Le dépérissement de l’Etat 28 qui serait finalement le terme de cette conception systémique. L’éviction du politique trouverait sa source dans une approche du pouvoir qui en fait plutôt une relation qu’une détention. La critique d’une conception substantiviste du pouvoir par Crozier et Friedberg est alors replacée dans l’opposition entre théories pluralistes et élitistes, illustrée par les travaux de R. Dahl et C.W. Mills29. Jean Leca et Bruno Jobert, après avoir observé que “ dans la problématique crozérienne l’acteur est roi mais que le roi est nu ”30, reviennent à l’interrogation fondamentale : “ comment des individus aux buts et intérêts contradictoires peuvent-ils créer un “ ordre ” ? Ou, sous une autre forme : comment des individus socialement construits pour s’opposer sont-ils astreints à des règles de coexistence qui tiennent le chaos en respect ? ”31. Si la disparition du pouvoir politique de la scène par immersion dans tous les systèmes d’action concrets représente finalement le risque le plus inquiétant de cette problématique, il n’en demeure pas moins qu’elle offre la possibilité “ d’un regard plus précis sur des actions politiques spécifiées, avant tout les politiques publiques ”32. Cependant, c’est bien en fin de compte l’interrogation sur les formes du pouvoir qui demeure, et qui interroge les modes de construction et de maintien d’un ordre perceptible et intelligible. Pour reprendre le propos de Pierre Muller, “  l’analyse des politiques a contribué à renouveler de manière spectaculaire un certain nombre d’interrogations fondamentales de la science politique, à commencer par celles concernant la nature du pouvoir politique, par ce qu’elle a conduit à sociologiser l’analyse de l’Etat ”. Mais de souligner la difficulté “ pour poser ce qui reste plus que jamais l’une des questions centrales de la science politique : comment “ fabrique-t-on ” de l’ordre dans une société complexe ? ” 33 .

Albert Mabileau et Claude Sorbets, dont les travaux dans le cadre du Centre d’études et de recherches sur la vie locale (CERVEL) de l’Université Montesquieu-Bordeaux IV se sont portés principalement sur le rôle et la nature du « local »34, ont précisé ce questionnement : l’essor des politiques publiques, qui font du local « principalement le lieu de la distribution des biens et des services »35, lui ont permis de développer des capacités d’innovation, d’adaptation aux changements. En parallèle, Mabileau et son équipe soulignent combien c’est en même temps le lieu d’exercice et de conservation d’un pouvoir notabiliaire. La grande enquête publiée en 1989 avec Claude Sorbets36 porte d’ailleurs, à partir d’un échantillon de 22 villes moyennes, sur les conditions de conservation ou de perte du pouvoir politique entre 1977 et 1983, en fonction, entre autres, des politiques municipales, du développement des services, du rôle des associations. Leur hypothèse selon laquelle « les villes moyennes constituent la matrice d’une classe originale de gouvernement local » s’appuie sur une série d’indicateurs politiques et sociaux : « un nouveau style de leadership, caractéristique des « nouvelles couches » sociales plus ou moins articulées sur les associations volontaires et les supports partisans ; une autonomisation sensible par rapport à l’Etat et à son emprise territoriale que la décentralisation est en mesure de consolider, en même temps qu’une multiplication des interférences entre politiques municipales et politiques étatiques. »37.

Capacité d’innovation dans de nouvelles actions publiques et conservation d’un pouvoir notabiliaire dans une ville moyenne, ce couple problématique est au cœur de notre interrogation dans le cadre de la recherche menée sur la ville d’Annecy.

Notes
24.

Crozier Michel, La société bloquée, Paris, Seuil, 1970, p.36.

25.

Grémion Pierre, Le pouvoir périphérique. Bureaucrates et notables dans le système politique français, Paris, Le Seuil, 1976, p.154.

26.

op.cit. p.158.

27.

Crozier Michel et Friedberg Erhard, L’acteur et le système, Paris, Seuil, 1977.

28.

Leca Jean et Jobert Bruno, “ Le dépérissement de l’Etat. A propos de L’acteur et le système de Michel Crozier et Ehrard Friedberg ”, Revue française de science politique, vol.32, n°465, 1980

29.

Dahl Robert, Qui gouverne ?, Paris, Armand Colin, 1971 ; Mills C. Wright, L’élite du pouvoir, Paris Maspéro, 1966.

30.

Leca Jean et Jobert Bruno, art.cit., p. 1161.

31.

Leca Jean et Jobert Bruno, ibid., p.1162.

32.

Leca Jean et Jobert Bruno, ibid., p.1169.

33.

Muller Pierre, “ L’analyse cognitive des politiques publiques : vers une sociologie politique de l’action publique ”, Revue française de science politique, vol. 50, avril 2000, p. 189.

34.

Mabileau Albert (sous la dir. de), A la recherche du « local »,Paris L’Harmattan, 1993.

35.

Mabileau Albert,op.cit., p25

36.

Mabileau Albert et Sorbets Claude, (sous la dir. de), Gouverner les villes moyennes, Paris, Pédone, 1989

37.

Mabileau Albert et Sorbets Claude, op.cit. p41