B) La culture : les comédiens et le politique.

Une des grandes innovations du pouvoir gaulliste réside bien dans la création d’un ministère des Affaires culturelles en 1959, qui ouvre indiscutablement une nouvelle ère dans le domaine de ce qui s’appelait jusqu’alors les beaux-arts, dédiés principalement à la conservation du patrimoine et à l’encouragement des arts et lettres. La fortune ultérieure du substantif culture, de l’adjectif culturel, doivent beaucoup à la force avec laquelle Malraux et son équipe ont forgé et porté le projet d’une nouvelle politique : « rendre accessible les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre possible de Français ; (d’) assurer la plus vaste audience à notre patrimoine culturel, et de favoriser la création des œuvres de l’art et de l’esprit qui l’enrichissent »38. Pour autant, si cette genèse apparaît comme une épopée pleinement inscrite dans la grande histoire des Trente Glorieuses, elle n’en demeure pas moins éminemment problématique, et le développement des polémiques en atteste. Le retentissement public des essais de Marc Fumaroli, L’Etat culturel. Essai sur une religion moderne 39 et de Michel Schneider, La comédie de la culture 40 , pour citer les plus marquants, mettent en évidence les enjeux de valeurs autour de cette politique, et plus particulièrement autour du rôle de l’Etat et de ses responsabilités dans ce domaine.

Cependant, les polémiques ne peuvent masquer l’important travail de recherche qui a accompagné le développement de la politique culturelle. L’aspect majeur qui a retenu l’attention des chercheurs a concerné sa genèse, et l’effort de catégorisation qui l’a caractérisée dès le début. Ainsi Philippe Urfalino souligne-t-il, dans son ouvrage consacré à L’invention de la politique culturelle 41 que cette invention s’est faite contre « l’Education populaire et son représentant administratif, le Haut-Commissariat à la jeunesse et aux sports, et d’autre part, contre l’Education nationale et l’ancien secrétariat d’Etat aux Beaux-Arts. »42. L’élaboration d’une doctrine spécifique à cette administration passe par la définition d’une « philosophie de l’Etat esthétique » qui va appuyer concrètement son action sur un réseau, à créer de toutes pièces, de maisons de la culture, et sur des artistes de renom pour les diriger, principalement des hommes de théâtre en raison de leur antériorité dans l’engagement culturel. Ce que Philippe Urfalino résume en une formule choc pour caractériser la force du projet : « la cathédrale et les démiurges », titre de la deuxième partie de son ouvrage. Toutefois Urfalino souligne combien cette volonté étatique de porter une charge esthétique forte s’est heurtée à une double difficulté : l’opposition d’une part des élus locaux qui ont tenté, à travers la Fédération nationale des centres culturels communaux (FNCCC), de proposer une contre-politique culturelle, refusant la rupture voulue par Malraux. D’autre part, la démarcation d’avec l’éducation populaire et son choix pédagogique opposé au choc de la révélation esthétique, ne s’est pas effectuée sans mal au niveau des administrations centrales, et, ce qui nous intéresse fort, la confusion est restée grande au niveau local.

Vincent Dubois a replacé La politique culturelle 43 dans une perspective historique plus large, en partant de la constitution d’une administration des Beaux-Arts dont les interventions « sont essentiellement celles d’un Etat subsidiaire garantissant le fonctionnement d’un marché privé et se bornant (…) pour l’essentiel à protéger le patrimoine et les monuments historiques »44. D’autre part, il prend très largement en compte, dans son analyse, les rapports entretenus par l’Etat avec les mouvements, associatifs et politiques, qui, des Universités populaires du début du XXe siècle au Front Populaire puis la Libération, ont développé une action en faveur de la culture, et de l’éducation des masses. Rapports paradoxaux puisque Malraux dans son souci de trouver des acteurs porteurs de son ambition de rupture ne peut guère s’appuyer que sur des forces déjà engagées en faveur d’une idée de culture qui reste à définir. La professionnalisation, à laquelle Vincent Dubois attache une grande importance en raison du rôle majeur qu’elle joue dans l’institutionnalisation de cette politique, et de sa catégorisation, cette professionnalisation voulue dès les origines, lui apparaît donc comme « paradoxale » au terme du processus d’institutionnalisation : « Autant dire que les positions de ces ‘professionnels’ sont marquées par l’hybridation de formes disparates, qui vont de l’éducation populaire ‘de terrain’ à la célébration légitimiste de l’innovation culturelle, du militantisme politique à la ‘consommation’ culturelle. »45

Le paradoxe, poussé à son terme ces dernières années, conduit à ce que Pierre-Michel Menger a appelé le Portrait de l’artiste en travailleur 46 , à la suite de ses recherches sur Les intermittents du spectacle 47 dont la situation est le résultat à la fois du succès des politiques culturelles et de la spécificité de leurs produits, et de leurs conditions de production.

Conditions de professionnalisation et d’institutionnalisation ont donc largement déterminé la catégorisation d’une telle politique et une périodisation que Philippe Poirrier, en rassemblant les textes officiels qui ont défini Les politiques culturelles en France 48 , a précisées en cinq phases : l’héritage (1789-1958), l’invention (1959-1969), le développement culturel (1969-1981), l’impératif culturel (1981-1993) et la refondation (1993-2002).

C’est autour de la construction des maisons de la culture, lieu central de la mise en œuvre de la politique voulue par Malraux, mais aussi enjeu majeur des négociations entre le ministère et les collectivités locales pour leur édification, que se sont noués les grands enjeux. En effet cette politique ne pouvait exister que territorialisée dès son origine, ainsi que l’a souligné Guy Saez, qui a fait de cette question son axe de recherche essentiel, en particulier dans sa thèse L’Etat, la Ville et la Culture 49: « Le rôle dominant que l’Etat s’était octroyé avec la création des maisons de la culture, les villes devaient l’accepter ou se priver de la manne nationale, renonçant ainsi au surcroît de prestige que peut apporter une institution d’Etat localisée, symbole de l’excellence culturelle. L’Etat recherchait dans les villes des partenaires prêts à distribuer ses produits ; il définissait non seulement le produit mais aussi son usage et la vitrine dans laquelle il allait être exposé »50. Mais ajoute-t-il, « les domaines culturel et socioculturel ont été les premiers, parce qu’ils étaient les plus neufs, parce que les structures déconcentrées des administrations de l’Etat étaient faibles, à se dégager de cette emprise »51. Déjà, dans l’Etat sans qualité 52 , Guy Saez et Claude Gilbert avaient fait de « l’équipement » le point focal des politiques culturelle et socioculturelle, définissant ainsi une phase topique de ces politiques, succédant à la phase épique, portée par les grands idéaux de libération de l’homme. La conséquence de cette territorialisation de la politique culturelle, et socioculturelle, à travers l’équipement et les problèmes relatifs à sa gestion, c’est qu’elles « nous placent d’emblée au lieu stratégique où s’accomplit l’interpénétration de la société civile et de l’Etat, nous obligeant du coup à faire preuve d’imagination pour penser l’osmose que réalise l’action publique au quotidien. »53

Ainsi, c’est aussi au niveau de sa mise en œuvre, au niveau local, que nous sommes invités à suivre le développement de cette nouvelle politique. Les travaux entrepris sous l’égide du Comité d’histoire du ministère de la Culture, et qui ont donné lieu depuis des années à une série de publications très diversifiées, ont mis largement l’accent sur la dimension locale  des processus étudiés : que ce soit en approfondissant la question des Politiques locales et enjeux culturels. Les clochers d’une querelle. XIXe-XXe siècle, sous la direction de Vincent Dubois avec Philippe Poirrier, en particulier les relations entre le local et le national, les acteurs locaux de ces politiques et la localisation des concurrences.54La faiblesse de l’administration d’Etat, que soulignait ci-dessus Guy Saez, a donné lieu à une étude importante de Jean-Luc Bodiguel sur L’implantation du ministère de la culture en région, qui retrace très finement les difficultés du ministère pour arriver à constituer des services déconcentrés porteurs des missions nouvelles en matière de culture, alors que jusque là les différents services étaient principalement dédiés à la conservation du patrimoine55. Enfin deux ouvrages collectifs ont traité des Affaires culturelles et territoires, sous la direction de Philippe Poirrier et Jean-Pierre Rioux pour l’un56, Les collectivités locales et la culture. Les formes de l’institutionnalisation. XIXe-XXe siècle pour l’autre sous la direction de Philippe Poirrier avec la collaboration de Vincent Dubois57.

Sans prétendre avoir fait ici un recensement exhaustif de la littérature consacrée aux politiques culturelles, il faut constater la prégnance de la dimension locale  dans ces travaux de recherches : leur territorialisation précoce, presque initiale, renvoyant inéluctablement vers ce niveau d’analyse, même si les enjeux autour des valeurs portées, modernité ou tradition, libération de l’homme ou défense des valeurs traditionnelles ont motivé nombre de publications, et alimenté polémiques et controverses.

Ainsi la présence incontournable des collectivités territoriales dans la construction de ces politiques, notamment pour ce qui concerne la construction et la gestion des équipements, le lien indéfectible entre le culturel et le socioculturel, que ce soit par le biais des professionnels ou des responsables associatifs en charge des centres culturels, tous ces éléments forment un ensemble problématique centré sur le local, et qui interroge fortement la relation centre/périphérie dans ce domaine de politique publique.

Notes
38.

Décret du 24 juillet 1959 portant création du ministère chargé des Affaires culturelles, dans Les politiques culturelles, textes rassemblés et présentés par Philippe Poirrier, Paris, La documentation française, 2002, p.188.

39.

Fumaroli Marc, L’Etat culturel. Essai sur une religion moderne, Paris, Fallois, 1991.

40.

Schneider, Michel, La comédie de la culture, Paris, Seuil, 1993.

41.

Urfalino Philippe, L’invention de la politique culturelle, Paris, La documentation française, 1996.

42.

Ibid.p. 34.

43.

Dubois Vincent, La politique culturelle. Genèse d’une catégorie d’intervention publique, Paris, Belin, 1999.

44.

Ibid. p.64

45.

Vincent Dubois, op.cit. p.265

46.

Menger Pierre-Michel, Portrait de l’artiste en travailleur, Paris, Seuil, La République des idées, 2002.

47.

Menger Pierre-Michel, Les intermittents du spectacle. Sociologie d’une exception, Paris, Editions de l’EHESS, 2005.

48.

Les politiques culturelles en France, textes rassemblés et présentés par Philippe Poirrier, Paris, La documentation française, 2002.

49.

Saez Guy, L’Etat, la Ville et la Culture, thèse pour le doctorat en science politique, Université Pierre Mendès-France, Institut d’Etudes Politiques de Grenoble, 1993.

50.

Saez Guy, op. cit., p.387.

51.

Ibid., p. 390.

52.

Gilbert Claude et Saez Guy, L’Etat sans qualité, Paris, PUF, 1982.

53.

Saez Guy, L’Etat, la Ville et la Culture, op.cit., p.467.

54.

Dubois Vincent (sous la dir.) avec la collaboration de Philippe Poirrier, Politiques locales et enjeux culturels. Les clochers d’une querelle. XIXe-XXe siècle,Paris, La documentation française, 1998.

55.

Bodiguel Jean-Luc, L’implantation du ministère de la culture en région, Paris, La documentation française, 2000.

56.

Poirrier Philippe et Rioux Jean-Pierre (sous la dir.de), Affaires culturelles et territoires, Paris, La documentation française, 2000.

57.

Poirrier Philippe (sous la dir.de) avec la collaboration de Vincent Dubois, Les collectivités locales et la culture. Les formes de l’institutionnalisation. XIXe-XXe siècle, Paris, La documentation Française, 2002.