A) Le pouvoir culturel, du concept a la revendication politique 

La proposition d’une théorie d’un pouvoir culturel émane de Joffre Dumazedier, à la suite de ses travaux d’enquête sur la ville d’Annecy, et dont il fera le sous-titre de son deuxième volume consacré aux résultats de vingt années de recherches, Le loisir et la ville. Société éducative et pouvoir culturel 58 . De manière concomitante, par la voix de quelques artistes de renom, hommes de théâtre principalement, se fait entendre la revendication d’une autonomie du secteur culturel par rapport aux pouvoirs en place, notamment aux pouvoirs locaux. Si l’esprit de mai 68 n’est pas étranger à cette revendication, pour autant, on ne peut éviter de s’interroger sur la réalité d’un mouvement social ou politique allant dans le sens d’une telle autonomie.

C’est en 1974, dans une publication consécutive à sa soutenance de thèse sur travaux59, que Dumazedier a conceptualisé le plus clairement sa démarche théorique et la visée de son travail, notamment les notions de développement culturel, de planification culturelle et de sociologie active. La notion de pouvoir culturel est l’un des éléments essentiels de son travail à ce moment là, en ce sens qu’elle est ce qui réfère la dimension démocratique de la culture . Nous noterons cependant que, venu le temps du regard rétrospectif et du bilan d’une vie de recherche, Dumazedier ne retient plus le pouvoir culturel comme l’une des clefs de son œuvre : dans le récit autobiographique qu’il livre à Nicole Samuel, dans les Mélanges 60 en son honneur, en 1993, en effet il n’y fait plus aucune allusion.

Sa méthode de sociologie empirique, basée sur l’observation de la croissance des consommations culturelles, sur le recueil des opinions auprès des responsables locaux à l’aide de questions très inductives, le conduit à reporter la question de la définition théorique du pouvoir culturel, et sa dimension politique, à la conclusion de son étude, dans laquelle il évoque rapidement la controverse en cours quant à la possibilité d’un pouvoir local : la proposition de Pierre Birnbaum, à partir de la sociologie des organisations, qui en justifie l’existence61, et, à l’opposé, la dénonciation marxiste d’une telle réalité par Manuel Castells62. Dumazedier formule alors une proposition prudente : « Nous savons que ce pouvoir culturel luttant sans cesse pour accroitre sa puissance et son autonomie relative, s’est affirmé dans une relation de coopération et de tension avec le pouvoir politique et le pouvoir économique. »63. Cette position de retrait par rapport à la controverse majeure de la sociologie politique du moment, cette prudence dans la définition d’une notion qu’il veut alors centrale dans ses recherches, pourrait nous conduire à délaisser ce développement, si elle ne témoignait de l’incidence problématique de cette nouvelle politique culturelle sur les pouvoirs en place.

Et puis le choc de mai 68 dans une société qui voit remis en cause un développement longtemps pensé comme linéaire, l’ouverture des sciences sociales aux questions touchant à la culture, en même temps que la naissance d’une sociologie critique (dont l’un des premiers textes est présenté par Pierre Bourdieu à l’occasion des Rencontres d’Avignon en 1964, et sera publié en 1966 sous le titre L’amour de l’art. Les musées et leur public.64), tous ces éléments tendent à repousser la sociologie empirique dans une marge de plus en plus éloignée du débat politique et scientifique, comme le souligne Philippe Poirrier dans son étude sur les Rencontres d’Avignon65. Pourtant les courants sociologiques qui s’emparent du problème culturel sont d’origines et de fondements très divers : l’importance prise par Herbert Marcuse et l’Homme unidimensionnel 66 comme héritier de l’Ecole de Francfort et de la critique de la domination, la virulence de la dénonciation par Pierre Gaudibert des illusions de la culture67, l’analyse critique qu’amorce Pierre Bourdieu des phénomènes de reproduction des rapports sociaux, tous ces courants ont en commun une remise en cause radicale du modèle de développement social et économique en vigueur. La remise en cause de la culture, comme politique publique et comme horizon démocratique, ouvre le champ à la contestation du pouvoir en général, source potentielle de désordre.

Mais la critique vient également du côté des artistes, acteurs centraux de la nouvelle politique. Lors des Rencontres d’Avignon de 1967, le metteur en scène et auteur de théâtre Roger Planchon prend la parole au cours d’une séance de travail, et le compte rendu, cité par Philippe Poirrier, nous restitue ses propos : « on nous parle de collaboration entre les municipalités et les créateurs. Tout cela est fini. Nous voulons le pouvoir. Pas de collaboration ; le pouvoir, c’est très simple. »68. La formule à l’emporte-pièce exprime crûment la revendication des professionnels de la culture dans le sens de la reconnaissance de leur autonomie et de la spécialisation des institutions qu’ils dirigent. Cette déclaration d’intention marque de manière symbolique l’accession de la culture à une réelle autonomie et la constitution d’un domaine de politique publique. Il n’y a pas de valeur démocratique affectée à cette revendication, sinon par le biais du sens de l’action culturelle élaborée et menée de manière autonome par les professionnels, mais aussi par les œuvres, dont les créateurs sont les seuls responsables.

L’affrontement autour de la définition du pouvoir culturel et des enjeux de cette politique ne peut faire oublier l’autre dimension, celle de la mise en œuvre qui nous renvoie immédiatement à la réalité du pouvoir local. Augustin Girard, le chef du Service des études et de la recherche du ministère, dans un article de 1967, développe en direction des communes un argumentaire en faveur de leur intervention en matière culturelle et précise : « Entre les exigences contradictoires de la qualité des offres, de la communication avec les plus démunis, et des contraintes de l’action communale, l’équilibre est précaire et peut être détruit au profit de l’ésotérisme, de la démagogie ou de l’inaction. Pour le maintenir, il faut que les instances soient toujours composées de trois groupes égaux : les représentants de la puissance publique, les représentants du public lui-même et les représentants de la vie culturelle dans ce qu’elle a de spécifique et d’inaliénable. »69.

Ainsi est formulée très précocement, et de manière souvent aiguë, l’interrogation centrale quant au rapport entre la culture et le pouvoir, à partir des modalités de mise en œuvre de la politique culturelle. Ces relations sont-elles fondées sur une coopération, ainsi que le laisse sous-entendre Dumazedier, faite de tensions et de rapprochements entre les acteurs culturels et les pouvoirs locaux ? Comment la collaboration nécessaire et équilibrée entre les trois parties que préconise Augustin Girard peut-elle s’instaurer dans la durée, et produire une politique culturelle efficiente ? La ville d’Annecy, avec un pouvoir municipal remarquable de stabilité et un secteur culturel qui semble avoir échappé aux crises habituelles dans ce domaine, est-elle alors une illustration, et une justification, de la conception positiviste qui dominait l’œuvre de Dumazedier ? Ou bien serait-ce un cas particulier dans lequel la construction, même problématique et conflictuelle, d’une politique culturelle aurait permis en fin de compte de consolider le pouvoir local ?

Nous nous proposons d’inscrire ces interrogations sur la nature d’une coopération, d’une coexistence ou d’une collaboration entre pouvoir local et acteurs culturels, dans un cadre de recherche centré sur un processus de co-construction du pouvoir local et du pouvoir culturel.

Notes
58.

Dumazedier Joffre et Samuel Nicole, Le loisir et la ville. Société éducative et pouvoir culturel, Paris, Seuil, 1976.

59.

Dumazedier Joffre, Sociologie empirique du loisir, Paris Seuil, 1974.

60.

Dumazedier Joffre, Temps libre et modernité. Mélanges en l’honneur de Joffre Dumazedier, Québec, Presses de l’Université du Québec, 1993, p.120.

61.

Birnbaum Pierre, « Le pouvoir local : de la décision au système », Revue française de sociologie, XIV, 1973

62.

Castells Manuel, « Remarques sur l’article de P.Birnbaum », Revue française de sociologie, XIV, 1974.

63.

Dumazedier Joffre et Samuel Nicole, op.cit., p.273.

64.

Bourdieu Pierre et Darbel Alain, L’amour de l’art. Les musées et leur public, Paris, Editions de Minuit, 1966.

65.

Poirrier Philippe, La naissance des politiques culturelles et les Rencontres d’Avignon, Paris, La documentation française, 1997.

66.

Marcuse Herbert, L’homme unidimensionnel, Paris, Editions de Minuit, 1968.

67.

Gaudibert Pierre, Action culturelle : intégration et/ou subversion ?, Paris, Castermann, 1972.

68.

Poirrier Philippe, op.cit., p.42

69.

Cité dans Les politiques culturelles en France. Textes rassemblés par Philippe Poirrier, Paris, La documentation française,, 2002, p.241.