Richard Balme et Alain Faure, introduisant un ensemble de recherches consacrées aux Nouvelles politiques locales 70 , soulignent qu’une des caractéristiques des politiques locales est de se déployer « dans un espace complexe de pluralisme institutionnel et de concurrence normative »71 qui rend illusoire la recherche d’une autonomie des institutions locales qui se trouvent, de fait, imbriquées fortement dans l’ensemble de l’édifice institutionnel. La co-construction et la co-administration des normes d’action publique signifient que le registre de l’action publique locale est en grande partie contraint par les choix de l’Etat : les auteurs précisent que « les répertoires qu’elle emprunte sont souvent pré-constitués. »72. Pour autant, les recherches présentées mettent en évidence une complexité et une fragmentation de « l’action publique locale dont la réalité est dispersée à tous les niveaux de l’interaction entre l’Etat et la société, entre le domaine privé et le domaine public »73, ce qui peut accréditer une interprétation en termes de désordre.
Notre travail de recherche sur le cas de la ville d’Annecy, et en particulier sur la permanence du pouvoir municipal tout au long de plusieurs décennies, en parallèle avec la construction d’une politique culturelle, illustrerait au contraire une forme d’ordre local, stable et durable. Dans ce contexte, la question de l’autonomie du pouvoir local par rapport à l’Etat nous paraît être première. Non pas que nous fassions l’hypothèse d’une indépendance totale du pouvoir local par rapport au pouvoir central, mais sa capacité à élaborer une construction politique originale, en usant de ressources multiples, et à se maintenir dans la durée, dénote bien une relative autonomie. La concurrence normative dont parlent Richard Balme et Alain Faure, retiendra particulièrement notre attention dans le cas de la ville d’Annecy, en raison de la prégnance des enjeux esthétiques. Vincent Dubois rappelle que « l’action culturelle publique pèse de fait directement et, contrairement à la période où elle n’était pas formalisée, explicitement sur les conditions de la création artistique et partant sur les formes esthétiques de la représentation du monde social »74. L’étatisation du discours sur la culture et la diffusion, par la culture, des visions étatiques du monde social, forment alors les enjeux majeurs de la nouvelle politique et représentent une contrainte qui s’exerce avec force dans le champ politique. Les débats qui opposent élus et artistes lors des Rencontres d’Avignon, auxquels nous faisions référence plus haut en témoignent. Pour autant, les collectivités, et les élus locaux tout particulièrement, peuvent-ils disposer de marges de manœuvre en jouant sur les différents niveaux de perception du monde que distingue Pierre Muller dans le référentiel en tant que structure de sens 75:
Le processus de co-construction peut-il s’articuler autour de ces quatre niveaux, selon un jeu à la fois complexe et variable dans le temps, entre le pouvoir municipal et l’Etat d’une part, entre le pouvoir municipal et les acteurs culturels d’autre part ? Cela reviendrait à dire que la contrainte normative pourrait s’exercer de manière différenciée, avec une intensité variable et selon des niveaux différents, au gré des phases de la construction ou selon les projets culturels. Cette hypothèse peut permettre de comprendre les débats, voire les affrontements, entre acteurs, ou bien encore les évitements dans certains cas, et de mesurer les capacités de chacun des acteurs à exercer une contrainte sur les autres.
La deuxième caractéristique essentielle des politiques locales résiderait dans leur complexité institutionnelle soulignée par Alain Faure et Richard Balme, et en particulier la dimension pluraliste, entendue comme multiple d’une part, et hétérogène d’autre part, c’est à dire ouverte sur des combinaisons public/privé, local/national. La mise en place d’une nouvelle catégorie d’intervention publique, celle de la culture, ne peut contourner la nécessité de mettre en place de nouvelles institutions culturelles : les maisons de la culture, programme phare du ministère des affaires culturelles, posent rapidement le problème. La formulation d’Augustin Girard, que nous rappelions plus haut, portait bien sur ce point. Et pour revenir à la problématique de Dumazedier, elle concernait également cette question : son hypothèse d’un pouvoir culturel reposait d’abord sur le constat d’un ensemble d’institutions diverses, toutes orientées vers le développement culturel. Dès lors, on peut avancer que cette dimension institutionnelle, si elle représente l’une des exigences du pouvoir central dans la mise en place de la nouvelle politique publique, reste néanmoins l’un des champs d’interaction ouvert entre la collectivité, l’Etat et les acteurs culturels, et que la co-construction peut trouver là l’espace nécessaire à son déploiement. Patrice Duran et Jean-Claude Thoenig, dans un article concernant « l’Etat et la gestion publique territoriale »76 insistent fortement sur cette dimension de l’institutionnalisation comme processus majeur de sélection des acteurs et des problèmes en même temps que « politique constitutive qui édicte des règles sur les règles ou des procédures organisationnelles »77, qui puisse produire une « rationalité acceptable, qui n’est pas celle des objectifs mais des procédures de choix ».
La sélection et la création d’institutions locales dans le domaine de la culture ou du socioculturel retiendra donc toute notre attention dans cette étude, en particulier avec la question qui peut-être centrale dans ces domaines : quel est le jeu, la négociation, entre les différents niveaux, entre les différents acteurs, entre les voies de l’institutionnalisation qui tendent à évacuer les questions d’objectifs et les problèmes de valeurs, et la forte charge axiologique de ces politiques, notamment du fait de la dimension esthétique que nous rappelions plus haut ?
La création, finalement, d’une configuration politique locale présentée dans bien des écrits sur Annecy comme spécifiquement due à la présence d’une famille qui a su depuis les années soixante allier la permanence d’un pouvoir notabiliaire et la solidité d’un « pouvoir culturel », repose toutes ces questions. En effet, si l’on veut éviter l’écueil essentialiste auquel Duran et Thoenig font référence dans l’article cité plus haut, il nous faudra considérer cette configuration locale comme le résultat d’un processus de construction politique, jamais achevé, toujours en cours, même si certains éléments peuvent apparaître comme des invariants. Dans le cas d’Annecy, largement couvert par une littérature abondante, essais, études de sciences sociales et articles de presse, nous l’avons dit la continuité du pouvoir politique et de la politique culturelle a produit cette image, Annecy ville culturelle depuis la Résistance.
C’est justement cet écueil, cette illusion de la continuité d’une figure locale irréductible, que Vincent Dubois78 nous invite à contourner, en particulier dans le travail de monographie, susceptible plus que tout autre d’amener à céder à la tentation de justification des récits locaux, et de revenir à une démarche socio-historique qui prenne en compte les « trois processus étroitement liés entre eux de l’institutionnalisation, de la catégorisation et de la professionnalisation »79. La volonté d’échapper à l’anachronisme, qui consisterait à inscrire une « politique culturelle locale » dans un passé où cette notion serait dépourvue de sens, doit conduire à reconstituer les catégories de pensée, c’est à dire les représentations utilisées au fil du temps pour conduire l’action. La catégorisation, en particulier, est un indicateur majeur sur les formes de l’action publique et de son articulation avec les autres domaines : une politique culturelle locale se construit et s’énonce progressivement, se dégage des autres actions publiques, par un processus « descriptif et prescriptif »80. L’institutionnalisation peut résider dans l’inscription de cette politique en cours de constitution dans des catégories d’organisation spécifique : chapitre budgétaire, service dédié, commission spécialisée. La professionnalisation, quant à elle, permet de repérer les étapes du processus de constitution politique, en même temps qu’elle introduit à une catégorie essentielle d’acteurs, sur laquelle le niveau national joue souvent un rôle important en prescrivant des qualifications, mais aussi qui permet l’émergence des « hommes doubles », situés à l’articulation entre le champ culturel et le social, c’est à dire les destinataires des actions. Le ministère de la Culture a, sur ce point, fait souvent valoir ses exigences, en particulier en proposant des hommes de théâtre comme responsable des maisons de la culture, avec les risques majeurs de conflits sur les enjeux de valeur.
Nous prendrons donc comme hypothèse de travail que le processus de co-construction du pouvoir local à Annecy avec un pouvoir culturel repose sur un échange politique continu sur les modalités d’institutionnalisation, de professionnalisation, mais aussi sur les valeurs portées par les politiques culturelles, en particulier sur l’ambition initiale que Malraux avait voulue pour son action : une vision eschatologique, un projet de civilisation . Mais dans cette construction, les associations tiennent une place particulière, en raison de la position centrale qu’elles occupent dans la gestion des institutions culturelles créées au fil du temps. Et Annecy, de ce point de vue, est souvent présentée comme exemplaire, comme en témoigne le fait que le positionnement des différentes associations par rapport à Annecy Action Culturelle ait été le centre des débats lors de la période de constitution du futur centre culturel.81
Balme Richard, Faure Alain et Mabileau Albert (sous la dir.de), Les nouvelles politiques locales. Dynamiques de l’action publique, Paris, Presses de Science Po., 1999.
Balme Richard, Faure Alain et Mabileau Albert, op.cit., p.17.
Ibid., p.18.
Ibid.,p.21.
Dubois Vincent, La politique culturelle, op.cit., p.182
Muller Pierre, « Les politiques publiques comme construction d’un rapport au monde », dans La construction du sens dans les politiques publiques. Débats autour de la notion de référentiel, sous la dir. de Faure Alain, Pollet Gilles et Warin Philippe, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 158-159.
Duran Patrice et Thoenig Jean-Claude, « L’Etat et la gestion publique territoriale », Revue Française de Science Politique, n°4, aout 1996.
Art.cit. p.601.
Dubois Vincent, Institutions et politiques culturelles locales :éléments pour une recherche socio-historique, Paris, Comité d’histoire du ministère de la Culture, 1996.
DuboisVincent, op. cit., p.52.
Duran et Thoenig, art. cit., p.600
Ce point forme le cœur des travaux de Dumazedier bien entendu, mais aussi des recherches entreprises ultérieurement, par diverses équipes et chercheurs, et sur lesquelles nous reviendrons ultérieurement.