C) L’association : ressource politique ou contre-pouvoir ?

L’accent mis par Richard Balme sur le rôle des associations dans le gouvernement des villes moyennes82 retient particulièrement notre attention en raison de la place qu’il leur attribue dans la politique municipale, dans une période que nous avons soulignée plus haut comme largement marquée par ce débat sur l’émergence d’un “ secteur associatif ” : “ Si la question associative est devenue l’une des références majeures de la politique municipale au cours de la période considérée, c’est qu’elle s’est développée à l’intersection entre une dynamique sociale et la nécessité de modernisation des systèmes politiques. 83.

La question du rapport des associations avec les dynamiques sociales à l’œuvre dans les sociétés en mutation rejoint en partie l’approche de certains sociologues des associations, en particulier Albert Meister84. A la suite des travaux d’Arnold Rose, il montre le rapport entre la participation associative et les groupes d’individus les plus sensibles au changement, avec une double fonction : la contestation en exprimant en premier lieu “ ce que les systémistes appellent le désordre, le bruit, les craquements, et d’une manière générale la contestation ”, et d’autre part un rôle “ de conformisation en diffusant de nouvelles attitudes, de nouvelles conduites qui légitiment la contestation passée. ”85. Pour Meister, l’association se situe bien à la croisée de deux tendances fortes : la mobilisation des groupes sociaux porteurs de changements, de contestation, et donc potentiellement porteurs de désordre, mais aussi une tendance intégrative, en diffusant de nouvelles valeurs et normes d’action. La revendication de participation politique trouve ainsi dans les associations un canal pour s’exprimer, celles-ci offrant en retour une voie de rénovation du système politique, dont l’époque déplore l’épuisement relatif. Ainsi s’alimente le courant qui voit dans le local le lieu par excellence de renouvellement de la démocratie, et dans l’association une nouvelle voie institutionnelle86.

Mais si la mobilisation des groupes sociaux au travers des associations débouche sur des formes de représentation institutionnalisées, pour autant ce processus d’institutionnalisation s’opère dans un contexte de négociation et/ou de coopération avec le pouvoir local pour faire valoir les intérêts des groupes en questions. Dans ce processus ce qui est en cause, ce ne sont pas seulement les dits intérêts, mais aussi le sens même du mouvement et de l’institution ainsi créée.

Cette tendance intégratrice ne peut s’entendre exclusivement dans le sens restreint et univoque d’une diffusion de nouveaux comportements et de nouvelles valeurs culturelles, mais aussi comme un élément d’inflexion des politiques et institutions politiques locales en place, tout particulièrement dans les domaines culturel et socioculturel. L’analyse de Richard Balme citée ci-dessus met bien en évidence le rôle majeur joué par les associations dans les villes moyennes étudiées, tant en raison de la représentation qu’elles proposent des groupes sociaux en mobilité, que des innovations politiques, et ceci d’autant plus, comme le constate Albert Mabileau dans son introduction, dans une période de “ primauté du socioculturel ”87, qui entraine parallèlement un développement des services municipaux. Dans certains cas ces services peuvent se présenter comme “ un associationnisme municipal ”.

Ainsi les associations peuvent-elles être à la fois un lieu de mobilisation de groupes sociaux, de représentation de la société civile en même temps qu’un facteur de construction institutionnelle du pouvoir local par le biais des nouvelles politiques publiques. Fonction de contestation et fonction d’intégration, facteur de désordre et producteur d’ordre, c’est probablement dans ce double mouvement que nous pouvons repérer le rôle joué par les associations dans le travail politique, en particulier dans leur apport à la mise en place de nouvelles institutions locales, et à la construction d’un ordre politique. Yannis Papadopoulos, dans son étude sur la complexité sociale et les politiques publiques, remarque que « la régulation associative est de plus en plus présentée comme un remède à la fois à l’échec de l’Etat et à celui du marché. Les associations sont alors perçues comme des facteurs d’ordre politique plutôt que de désordre social » 88. Et de s’interroger sur « la contribution ambivalente des groupes à la gouvernabilité »89, et plus particulièrement sur les conditions dans lesquelles ces groupes, constitués en associations, peuvent émerger sur la scène politique. Michel Offerlé, développant une Sociologie des groupes d’intérêt, pose ainsi la question suivante : « Comment ‘naissent’ les groupes à représenter, comment ‘surgissent’ les revendications ? Sans régresser à l’infini, la confrontation des idées et des prises de position suppose la construction antérieure d’un espace pacifié et organisé de représentation des intérêts, donc d’une acceptation progressive du conflit institutionnalisé, construit non plus comme source de discorde mais comme fonctionnel pour l’équilibre général de la société »90.

La question relative à la gouvernabilité des systèmes politiques et la contribution qu’y apportent les groupes d’intérêts constitués en associations peut s’avérer centrale dans certains domaines comme les politique sociales, comme le remarque Michel Offerlé : « il peut être soutenu que des pans entiers des politiques sociales françaises sont définies et/ou gérées sinon par les intéressés eux-mêmes, du moins par leurs représentants. »91.

Ainsi, autour du rapport des associations au pouvoir politique et aux politiques publiques, deux questions principales demeurent. La première concerne leur indépendance : valeur intrinsèque d’une forme institutionnelle émergente, indispensable au renouvellement de la démocratie ? Ou bien intégration incontournable au processus de construction d’un système politique, local ou national ? La seconde a trait au secteur culturel proprement dit : forme-t-il dans ce contexte une exception ? Le pouvoir culturel auquel nous faisions référence plus haut représente-t-il un moment spécifique de l’élaboration d’une nouvelle politique, dans lequel les associations joueraient un rôle central ?

Entre représentation des groupes sociaux, vecteur d’une participation politique renouvelée, et mise en œuvre des nouvelles interventions publiques, les associations constituent un point d’interrogation majeur quant à la réalité du pouvoir, et du pouvoir local en particulier. Pouvoir local construit sur un modèle unitaire ou un modèle pluraliste, pour reprendre la distinction que nous rappelions plus haut en suivant Dahl et Mills ?  Et d’un autre côté, dans quelle mesure les associations peuvent-elles être un des facteurs explicatifs de la permanence du pouvoir ou au contraire de sa fragilité, ainsi que le proposent Albert Mabileau et ses collègues dans leur enquête ? Dans quelle mesure contribuent-elles à la gouvernabilité, pour reprendre l’expression de Yannis Papadopoulos92, d’un système politique local comme celui d’Annecy ?

Notes
82.

Balme Richard, « L’association dans la promotion du pouvoir municipal », dans Mabileau Albert et Sorbets Claude, Gouverner les villes moyennes, op. cit..

83.

Balme Richard, “ L’association dans la promotion du pouvoir municipal ”, op. cit. p. 82.

84.

Meister Albert, La participation dans les associations, Paris, Editions Ouvrières, 1974, p. 45 et suiv.

85.

Meister Albert, dans la revue Pour, n° 59, 1978, p.28.

86.

Parmi toutes les publications sur ce thème, on retiendra comme particulièrement représentative celle résultant du colloque de Lille en 1979 de l’Association pour le développement des associations de progrès (DAP) : L’association et les pouvoirs, Paris, DAP, 1979. De même, le texte Citoyen dans sa commune, rédigé par le Parti Socialiste en vue des élections municipales de 1977, fait-il des associations un des éléments de la rénovation de la démocratie locale.

87.

op. cit. p. 41.

88.

Papadopoulos Yannis, Complexité sociale et politiques publiques, Paris, Montchrestien, 1995, p. 83.

89.

Ibidem, p.82.

90.

Offerlé Michel, Sociologie des groupes d’intérêt, Paris Montchrestien, 1994, p.82.

91.

ibidem, p.143.

92.

Papadopoulos Yannis, op.cit., p.83.