4 : Un choix de méthode, la monographie

Nous avons précisé, dans notre propos liminaire, et en dehors d’une proximité personnelle, les éléments de choix de la ville d’Annecy comme terrain d’étude. Ces éléments, mais aussi l’ensemble de travaux sur le développement de la ville, en confirment le caractère remarquable, comme le souligne par exemple Vincent Dubois lorsqu’il recense les premiers exemples de villes à propos desquelles l’expression “ politique culturelle ” fut employée95.

Cependant, l’abondance même des travaux relatifs à l’action culturelle dans la ville d’Annecy, est en soi un problème, dans la mesure où ces textes, et les thèmes qu’ils ont diffusés au sein même du milieu politique et culturel, ont, selon nous, largement influencé la vision des acteurs, en tout cas celles qu’ils expriment lors des enquêtes. En particulier les thèmes du consensus, de l’unanimité sur cette politique, de la continuité, du pluralisme des acteurs, sont ceux qui reviennent de manière récurrente, et qui sont souvent soulignés. Ainsi le rapport de synthèse élaboré en 1987 suite à l’étude menée par le Ministère de la Culture et de la Communication96, souligne-t-il : “ Certains ont découvert récemment le pluralisme . Il y a 26 ans que Maître Charles Bosson l’a mis en pratique en tant que Maire d’Annecy, suivi par son successeur André Fumex et aujourd’hui par Bernard Bosson, le nouveau maire. Il est à la base de toute démocratie véritable et de toute efficacité à long terme .”97. De même Jean Pierre Spilmont, auteur d’un ouvrage commandé par le Centre d’Action Culturelle en 1987, A quoi ça sert Mozart ? 98 , rapporte-t-il les propos de Rémi Pergoux, secrétaire général de la Fédération des Œuvres Laïques de la Haute Savoie, et opposant politique déclaré de la municipalité de Bernard Bosson : “ La classe dirigeante a accompagné, voire précédé, et de mon point de vue, harmonieusement, le développement de ces dernières années. (…) Je ne suis pas un allié politique de la Municipalité, mais je pense qu’ils ont pris des options positives. En terme de classe sociale, la bourgeoisie annécienne a des traditions. Ce n’est pas une stratégie d’abandon au capital industriel. Annecy n’a pas bâti sa renommée sur le Casino, mais sur le travail, même si la ville a un côté façade, prestige ” 99 . On pourrait muliplier les citations allant dans ce sens, qui toutes mettent en exergue ce consensus. Il en ressort une impression d’évidence, qui présente comme quasiment inéluctable le développement politique et culturel tel qu’il s’est produit à Annecy.

Se dégager de cette emprise de l’écrit sur la politique culturelle de et dans la ville nécessitera de reconstituer l’élaboration de ce qui peut apparaître comme un “ récit des origines ” au fil des ouvrages et des rapports d’enquêtes, l’effet cumulatif ayant fort probablement joué un rôle non négligeable dans la mise en valeur de la ville comme exemple.

C’est pourquoi nous aurons recours à des documents originaux, par le biais des archives en particulier, afin de contourner les sources déjà interprétées par les auteurs en question. En particulier, les problèmes de chronologie paraissent particulièrement sensibles, tant il est vrai qu’au fil des décennies et des écrits, s’est imposé un récit des évènements qui fait référence. De surcroît, le sens de cette construction politique apparaît comme une donnée essentielle : l’action culturelle à Annecy en ressort marquée d’un sens très fort, ancré dans les valeurs des combats de la Résistance et des espoirs de la Libération. En 1997 encore, Daniel Sonzini, fondateur d’AAC en 1971 et directeur de l’institution jusqu’à son départ en retraite cette année là, mettait en place une exposition photographique intitulée Les passeurs 100 qui reprenait, avec le support des clichés de Henri Odesser et Maurice Littoz-Baritel, membres de l’équipe originelle des Marquisats, le thème de l’œuvre culturelle poursuivant les objectifs de la Résistance. Nous sommes donc confrontés à un phénomène permanent de réminiscence, dont la décontextualisation, et la dépolitisation qui s’ensuit, est l’un des traits les plus marquants. Il nous paraît qu’en fin de compte, c’est bien ce travail de recontextualisation, de remise au jour du politique dans cette construction qui doit former l’objectif de notre travail.

Les phénomènes d’élision, de contraction, de distorsion, aussi bien du temps que du sens et des valeurs, sont bien présents à Annecy, et ont donné naissance à un fonds commun qui paraît bien partagé. Les acteurs et témoins rencontrés au cours de ce travail nous ont d’ailleurs, pour beaucoup, vivement incité à nous y inscrire, afin de respecter la spécificité de ce terrain.

L’autre risque de cette approche réside dans la tentation d’une “ vaine quête de l’exhaustivité ” contre laquelle Vincent Dubois101 nous met en garde, et qui peut paraître, aux yeux des acteurs, comme la seule garantie d’objectivité dans une histoire qui représente localement un enjeu. Cette demande d’une histoire locale totale a d’ailleurs été formulée par plusieurs de nos interlocuteurs, afin de faire un point décisif sur le développement culturel à Annecy.

L’approche monographique de la question du pouvoir local et du pouvoir culturel nécessite donc, afin d’éviter ces écueils, de définir, dans un premier temps, le cadre de l’étude de manière précise, tant dans ses limites chronologiques que thématiques. La chronologie prend une importance particulière si l’on considère le fait que la durée joue un rôle essentiel dans la construction du dispositif d’action culturelle annécien, et dans la perception qui s’exprime à ce sujet. Choisir à dessein une période limitée pour essayer de comprendre le processus à l’œuvre, c’est rétablir la valeur des repères chronologiques, c’est essayer de rétablir les différentes temporalités, selon les acteurs, selon les domaines d’activités, selon les secteurs. C’est aussi se donner les moyens de forger une approche synchronique plausible, dans un domaine où se confondent assez facilement les éléments de causalité.

De manière complémentaire, nous choisirons de porter notre attention, dans le secteur de l’action culturelle et socioculturelle, sur quelques éléments seulement de ce dispositif, afin de garder une vision diachronique claire des agencements et des processus de construction politique. Nous expliciterons la pertinence de ce choix dans le contexte annécien.

Il nous faudra, pour notre part, préciser la place que nous comptons donner au local dans notre démarche : “ le local comme objet, ou le local comme site ”, pour reprendre l’alternative que Vincent Dubois proposait dans son petit précis méthodologique cité plus haut102.

Enfin, la définition de notre méthode de travail devra prendre en compte les éléments constitutifs du processus de construction politique, à commencer par ce qui dès le départ nous a paru comme une donnée majeure, à savoir le corpus de textes publiés sur le cas annécien : en quoi peut-il constituer un “ récit des origines ” fournissant à certains des acteurs une ressource cognitive ? Ensuite, nous préciserons l’importance des questions de temporalité, susceptible de repérer des ruptures et des phases significatives pour l’analyse, au-delà des bornes chronologiques évidentes, et à même d’amener à une compréhension du processus.

Notes
95.

Dubois Vincent, Institutions et politiques culturelles locales, op.cit. p.23

96.

Ville d’Annecy et Ministère de la Culture et de la Communication : Evaluation et développement culturel, Annecy, 1987.

97.

Evaluation et développement culturel, op.cit. p. 34, souligné par l’auteur du rapport.

98.

Spilmont Jean-Pierre, A quoi ça sert Mozart ?, Seyssel, Editions Comp’act, 1987.

99.

Spilmont Jean-Pierre, A quoi ça sert Mozart ? op.cit., p 95.

100.

Cf. plaquette de l’exposition éditée par Bonlieu Scène Nationale en 1997.

101.

Dans Dubois Vincent, Institutions et politiques culturelles locales : éléments pour une recherche socio-historique, Paris, La Documentation française, 1996, p. 32.

102.

Dubois Vincent, Institutions et politiques culturelles locales, op. cit., p. 36