Les marquisats et Bonlieu, le théâtre et le cinéma

Nous avons déterminé, en complément des limites chronologiques, des limites thématiques compte tenu de l’ampleur des réalisations et du foisonnement des activités et des acteurs. Le souci de ne pas sombrer dans le localisme imposait de choisir quelques axes, dans ce développement de l’action culturelle, et d’en suivre les développements et articulations avec les autres secteurs de la politique municipale. Nous avons retenu deux équipements majeurs à Annecy, et qui ont revêtu au moment de leur réalisation un caractère exemplaire bien au-delà des limites de la région. Il s’agit en premier lieu de la maison des jeunes et de la culture des Marquisats, qui fut longtemps un équipement phare pour la Fédération française des maisons des jeunes et de la culture (FFMJC), en raison de l’ampleur du bâti et de la richesse de ses équipements, et ceci dans une période fortement marquée par l’essor d’une politique socio-éducative menée à l’initiative du ministère de la Jeunesse et des Sports. L’héritage direct de la Résistance inscrivait cet équipement dans l’histoire, et y engageait le mouvement des MJC à sa suite103. La réalisation de cet équipement important s’étend sur une dizaine d’années de 1963 à 1974, en deux tranches, avec une interruption de 1966 à 1972. Cette élaboration est donc totalement inscrite dans la période que nous avons arrêtée pour notre étude.

Le deuxième équipement que nous avons retenu est le centre Bonlieu, qui abrite principalement le centre culturel et la bibliothèque municipale. Ni maison de la culture, ni théâtre municipal, cet établissement destiné à remplacer le théâtre-casino reconstruit en 1955 après un incendie, a suscité un débat d’abord technique sur la détermination du programme, puis politique quant à son emplacement et son utilité, débat culminant lors des élections municipales de 1977. La construction, amorcée en 1978, est achevée en 1981.

Nous avons souligné, en avant-propos, combien ces deux équipements avaient une allure de symbole. Nous ferons référence bien entendu aux autres équipements socioculturels réalisés durant cette période, qui achèvent un maillage complet de la ville, ou presque. Pour suivre de manière plus étroite la genèse de ces projets et leurs liens avec les élaborations politiques municipales, une grande attention sera portée aux processus de délibération au sein des associations promotrices de ces équipements, à savoir le conseil d’administration de la MJC des Marquisats, et Annecy Action Culturelle au cours de ces années décisives.

L’autre choix thématique opéré concerne les pratiques culturelles elles-mêmes, pratiques qui portent des enjeux esthétiques, étroitement corrélés aux valeurs morales et politiques, mais qui déterminent aussi des choix en termes de politique publique, tant pour ce qui concerne les investissements que les contenus de cette politique. Ainsi, le théâtre et le cinéma sont, depuis les années qui suivent la Libération, extrêmement présents dans la vie culturelle annécienne, en raison de choix faits par la première équipe des Marquisats. Le ciné-club, fondé en décembre 1945 a vite connu un fort développement dans la ville. Sa vitalité, et surtout l’énergie de son responsable, Henri Moret, ont permis l’implantation dans la ville, dès 1960, des Journées Internationales du Cinéma d’Animation, aujourd’hui première manifestation mondiale dans ce domaine. De cette initiative est né l’engagement majeur de la ville en matière cinématographique.

Le théâtre représente à la Libération l’expression la plus forte en faveur d’une action culturelle renouvelée. Vincent Dubois104 et Philippe Urfa lino105 ont tous les deux mis en évidence le rôle majeur de cette activité dans l’émergence d’une politique culturelle en rupture avec les Beaux-Arts, notamment au moment de la naissance de la décentralisation théâtrale. A Annecy, dès 1945, le théâtre est l’un des axes fort de ce qui ne s’appelle pas encore l’action culturelle : Jean Dasté et ses Comédiens, alors de Grenoble, viennent donner des représentations et trouvent sur place des relais : Paul Thisse, un des fondateurs de Peuple et Culture, admirateur de Jacques Coppeau, et l’un des plus fervents soutiens de cette expression dans la ville ; Gabriel Monnet ensuite, arrivé en 1945 comme instituteur mis à disposition de l’Inspection départementale des mouvements de Jeunesse, et qui va rapidement se donner tout entier au théâtre, former des comédiens, monter des “ célébrations ” populaires, lancer les Nuits du Château ; il va finalement quitter la ville suite à deux petites “ batailles d’Hernani ». Le théâtre reviendra en force sur la scène culturelle annécienne, et renouera avec le “ scandale ” lorsque Alain Françon, en 1971, lancera ses attaques contre le pouvoir franquiste en Espagne, et contre l’Eglise, avec La Farce de Burgos. Le théâtre deviendra l’axe essentiel de l’action d’Annecy Action Culturelle, devenue ensuite Bonlieu Scène Nationale.

Bien entendu, il n’est pas question d’ignorer totalement les autres formes d’expression artistique, dans la mesure où elles ont pu à certains moments peser sur des choix à tous les niveaux, mais il nous a paru que théâtre et cinéma formaient bien le cœur de l’activité culturelle à Annecy.

Nous avons laissé de côté, de manière délibérée, dans cette action culturelle, tout ce qui, rapidement, a relevé de la gestion municipale directe, à savoir la conservation du patrimoine, la lecture publique et l’enseignement artistique. Ces secteurs, importants pour le développement des pratiques culturelles et de leur diffusion auprès du plus grand nombre, sont en effet très rapidement pris en charge en régie directe par la municipalité, et les débats politiques, s’ils ne sont pas inexistants à leur sujet, ne revêtent pas les mêmes enjeux de pouvoir ou plus simplement de choix. Nous les intégrerons toutefois dans notre questionnement, lorsque leur développement s’avèrera indissociable d’une problématique plus large, comme dans le cas de la bibliothèque municipale et du centre Bonlieu par exemple.

Le développement durant près de vingt ans d’un dispositif complet, tant sur le plan des équipements que sur celui des institutions, dans le domaine culturel et socioculturel dans une ville moyenne, s’opère au travers d’une multitude d’initiatives, de réalisations ou de projets avortés, qu’il importe de rapporter pour mieux situer la complexité et la richesse des processus à l’œuvre. Nous nous référerons donc, en tant que de besoin, à d’autres éléments, équipements, associations ou expressions pour compléter le tableau que nous nous sommes proposé de dresser.

Notes
103.

Une plaque apposée dans la rampe d’accès principale aux locaux lors de l’inauguration en 1974 porte l’inscription suivante : « Ici la Libération de 1944 a renversé l’ordre du mépris. Dans une maison d’avilissement et de torture, démolie en 1967, elle a ouvert un seuil à la rencontre, à l’intelligence, à l’amitié entre tous les hommes. ». Cette plaque a été ransférée à l’extérieur du bâtiment après son changement de destination, suite à la liquidation judiciaire de la MJC en 1993.

104.

Vincent Dubois, La politique culturelle…, op.cit.

105.

Philippe Urfalino, L’invention de la politique culturelle, …op.cit.