C) La recherche des discontinuités et des logiques a l’oeuvre

Le choix de nous saisir d’une période relativement courte de l’histoire politique d’Annecy ne peut nous conduire à un récit linéaire des évènements, sous peine de reproduire le discours commun sur le consensus et l’inéluctabilité des évènements. Les questions de temporalité jouent en effet un rôle primordial dans cette histoire et dans les récits qui en ont rendu compte. Or Vincent Dubois souligne l’illusion de continuité que produit la réduction à l’échelle locale111. Se dégager de cette illusion, rechercher les césures significatives dans la construction, conduit à s’interroger sur les dynamiques d’une politique locale à partir des éléments qui la composent.

Vincent Dubois propose de retenir les “ trois processus étroitement liés entre eux de l’institutionnalisation, de la catégorisation, et de la professionnalisation 112, en sachant qu’institutionnalisation et catégorisation renvoient à l’histoire des catégories de pensées, de représentation, qui accompagnent ce développement, et permettent de saisir aussi bien les conditions de développement d’une politique publique que son intégration dans l’action publique plus générale. Pour ce qui concerne Annecy, nous chercherons à distinguer le passage d’une action municipale dans le domaine culturel et/ou socioculturel à la formulation d’une politique dans ces domaines, c’est à dire à cerner le moment où pourraient être énoncés de manière explicite des choix d’action appuyés sur des valeurs, des normes, en particulier en matière d’urbanisme ou de développement des services liés à l’essor démographique, ou encore des ambitions mobilisatrices. Pour autant, nous ne pouvons ignorer que cette action peut fort bien rester dans le domaine de l’implicite, et il nous faudra alors identifier les éléments d’une telle formalisation : professionnalisation des intervenants, développement des services municipaux.

Enfin retracer les processus de professionnalisation, c’est s’attacher à mettre au jour un des éléments clef du processus de naissance d’une forme d’expertise spécifique, susceptible d’influer sur les conditions de production de la politique, en même temps qu’une transformation des acteurs impliqués dans ce domaine, ainsi que des rapports entre les différentes catégories d’acteurs ; on pense, bien sûr, au rapport entre bénévoles et professionnels par exemple, entre professionnels et élus politiques. Si l’on ajoute que cette professionnalisation est très liée à la naissance des équipements, ainsi que plusieurs auteurs l’ont souligné113, alors l’importance de ce processus ressort pleinement. Les conditions de cette professionnalisation retiendront notre attention, en particulier les modes de sélection et de formation des professionnels (animateur local ou créateur cosmopolite, pour reprendre la distinction de Philippe Urfalino114).

Pour autant, l’analyse de ces éléments dans le cours de la construction politique peut-elle suffire à rendre compte du sens et des enjeux réels de ce processus, des logiques à l’œuvre et des modifications intervenant du fait des interactions ? Alors que les récits tendent à privilégier non seulement la cohérence dans le temps entre les objectifs et les modes d’action, mais aussi la permanence des valeurs, en accord en l’occurrence avec la durée des hommes, comment faire ressortir les mutations de l’action publique locale ?

Olivier Borraz prend le parti, dans sa contribution à l’ouvrage collectif sur Les nouvelles politiques locales, d’opérer un renversement de perspective dans l’approche temporelle des politiques publiques, en considérant “les décalages, les dissonances et les incongruités comme étant la règle au sein des secteurs et des systèmes d’action publique [et enanalysant] les moments d’alignement comme étant toujours contingents et temporaires ” 115 . Aussi préconise-t-il de resituer les institutions dans leur temporalité propre, afin de pointer les moments d’alignement de ces différentes temporalités, moments qui permettent l’institutionnalisation. Il propose en conséquence de suivre particulièrement trois dynamiques dont l’agencement lui parait devoir expliquer au mieux la logique de construction de l’action publique dans cette vision fragmentée : la dynamique des problèmes, celle des territoires et celle des organisations. Leur alignement temporaire et contingent détermine alors une nouvelle phase d’institutionnalisation, qui peut prendre la forme d’une création institutionnelle. Cette démarche permet de rendre compte des logiques sous-jacentes qui produisent une fragmentation de l’action publique

Dans cette approche qui permet de rompre avec une représentation linéaire des processus de mise en place de l’action publique, il nous paraît intéressant de retenir, à partir des notions de décalage et de dissonance, les moments où ces phénomènes sont à leur paroxysme, et à l’inverse les moments où se produisent ces alignements temporaires.

Enfin, nous nous attacherons à suivre plus spécifiquement trois dynamiques, trois logiques particulières, qui nous semblent fortement déterminantes dans le domaine de l’action culturelle, à savoir la mise en place des équipements, la constitution d’une expertise et la promotion de projets culturels et artistiques. Les équipements sont évidemment liés à la territorialisation des politiques publiques116, et des politiques locales en particulier, par l’inscription matérielle qu’ils produisent, par l’objectivation qu’ils portent. De plus leur définition programmatique concentre les enjeux multiples aussi bien de pouvoir sur la gestion que de définition des normes d’action, leur gestion met aussi en jeu toute la définition des problèmes auxquels ils sont censés apporter une réponse.

L’émergence et la constitution d’une expertise en matière socioculturelle et culturelle formeront le deuxième axe de nos analyses en raison du rôle que peuvent jouer des “ spécialistes ” tant dans la formulation des problèmes que dans l’énoncé des solutions, ou bien comme porteurs de valeurs esthétiques ou politiques nouvelles. Que ces experts soient professionnels ou élus, leurs relations en réseaux, les échanges entre ces deux catégories, tous ces éléments déterminent des configurations qui peuvent s’avérer déterminantes pour la conduite d’une action municipale et de la formulation d’une politique publique : “ Il reste que nombre de questions sont inscrites sur les agendas (ou sur un agenda particulier) à l’initiative de ceux qui ont intérêt à créer une occasion de controverse et/ou à offrir une solution du problème avant même qu’il ait émergé ”, pour reprendre la formulation de Jacques Lagroye.117.

Enfin, il ne paraît guère possible de suivre l’élaboration de cette politique sans s’attacher à l’objet de l’action culturelle, c’est à dire les projets culturels eux-mêmes, que ce soit la production d’œuvres individuelles par des artistes ou bien la mise sur pied de manifestations plus collectives, telles qu’un festival. Autour de ces manifestations, il est possible de saisir les confrontations normatives, les enjeux au sein des réseaux d’acteurs, et finalement l’autonomie possible des pouvoirs en place : le pouvoir culturel a-t-il réellement une capacité à développer son action selon ses propres objectifs artistiques ? Le pouvoir local peut-il contrôler ce développement sans être mis en danger ? Et l’Etat est-il en mesure de préserver, dans un contexte local, les grandes orientations qui guident son action ?

Replacer ces trois logiques dans leurs temporalités respectives et rechercher, pour suivre la démarche proposée par Olivier Borraz, les moments d’alignement et les phases de dissonance, en liaison avec les échéances plus directement politiques, en l’occurrence les élections, surtout municipales, telle est notre démarche pour saisir les logiques dominantes à l’œuvre et proposer des éléments d’explication.

Notes
111.

Dubois Vincent, op.cit., p.25

112.

Ibid, p.53

113.

Sur ce point voir, par exemple, Gilbert Claude et Saez Guy, L’Etat sans qualité, Paris P.U.F., 1982 ; Augustin Jean-Pierre et Ion Jacques, Des loisirs et des jeunes, Paris, Ed. Ouvrières, 1993 ; Augustin Jean-Pierre et Gillet Jean-Claude, L’animation professionnelle. Histoire, acteurs, enjeux. Paris L’Harmattan, 2000.

114.

Urfalino Philippe, L’invention de la politique culturelle, Paris la Documentation française, 1996, p.297.

115.

Les nouvelles politiques locales, sous la dir. de Balme Richard, Faure Alain et Mabileau Albert, Paris, Presses de Science Po., 1999, p. 77-109.

116.

Sur ce point voir Gilbert Claude et Saez Guy, op.cit.

117.

Lagroye Jacques, Sociologie politique, Paris, Presses de Sciences Po. et Dalloz, 1997, p.461-466